Janvier 2024

Touché mais pas coulé

Simon Gouin - Emmanuel Blivet - Lucie Mach

Publié le 18 décembre 2023

Face à la mer qui monte sous l’effet du réchauffement climatique, des maisons et des entreprises sont en danger. Quelles stratégies adopter? Depuis plusieurs mois, Grand-Format a parcouru la Normandie pour explorer des territoires qui misent sur l’adaptation plutôt que sur la bétonisation. Un reportage en trois volets, dans la Manche, le Calvados et la Seine-Maritime.

S’opposer

Gouville-sur-Mer, Manche

C’était en février 2020. En une semaine, trois tempêtes s’abattaient sur les côtes de la Manche. A Gouville-sur-Mer, l’attaque répétée des vagues fit s’effondrer une partie de la dune et de la route, entraînant le déplacement la semaine suivante de la ministre de l’Environnement, Élisabeth Borne. Depuis, les camping-cars ont repris position sur la nouvelle aire, reconstruite après le passage de la tempête. Devant la dune, des rochers ont été déposés pour empêcher que la mer ne continue à grignoter la terre.

Faut-il laisser faire la nature et redonner à la mer sa capacité de façonner nos territoires? Ou protéger des zones entières menacées par les tempêtes et les submersions marines? Un peu partout en Normandie, des élus et des citoyens s’interrogent sur la façon de lutter contre la montée des eaux.

Enrochements

A Gouville, deux campings, un privé et un municipal, sont en première ligne face à la mer. Juste derrière, une zone ostréicole immense est potentiellement menacée si la mer pénétrait dans les terres. Les habitations, elles, semblent relativement épargnées par ces risques. La petite ville du bord de mer a d’abord choisi de disposer sur la plage de gros tubes géotextiles pour tenter de protéger la dune. Puis des enrochements ont commencé à être installés face au camping. Après les tempêtes de février 2020, un nouvel enrochement a été disposé par la municipalité, s’opposant à l’État qui ne voyait pas d’un bon œil cette initiative.

« Il y a de réels risques, mais l’humanité sait gérer des risques comme ceux-là, non?»

«Il ne faut pas faire fi des contraintes naturelles, souligne-Dominique Dujardin, président de l’association du Trait de côte de Gouville, à une table du bar des Dunes, sur la cale de Gouville début octobre. Certains sont pour que la mer reprenne ses droits. Mais les contraintes économiques pèsent aussi. Il y a de réels risques, mais l’humanité sait gérer des risques comme ceux-là, non?» L’association qui compte aujourd’hui 400 membres est née d’une observation: la dune s’érode sous l’effet du vent et de la mer. Arrivée dans la région il y a 20 ans, Michèle Cohen, secrétaire de l’association, l’a constaté: «On a vu la dune perdre de 1 à 2 mètres, en quelques années.»

Les bouleversements climatiques sont bien sûr à l’œuvre dans ce phénomène. Des tempêtes violentes, une mer qui monte petit à petit… Mais les ouvrages de l’homme expliquent aussi en partie la détérioration du cordon dunaire.

A quelques kilomètres au nord de Gouville, le havre de Géfosses était un endroit où la mer pénétrait dans la terre. Jusqu’à la construction en 1972 d’une route, devenue aujourd’hui la route touristique du littoral manchois. Deux buses ont été installées sous le pont pour laisser passer l’eau. Mais la mer reste en partie bloquée par cet ouvrage. Et comme elle ne peut plus rentrer dans les terres, sa pression s’accroît plus au sud, sur les plages de Gouville. «Au moment de la construction de la route, les anciens nous avaient prévenus des conséquences de cette fermeture», se rappelle Dominique Dujardin. Mais ils n’ont pas été entendus.

Des sapins pour protéger la dune

A Gouville, l’association a choisi d’agir à son échelle pour protéger la dune, rempart face à l’inexorable montée des eaux. Ses bénévoles ont installé des panneaux pour inviter les touristes à ne pas la piétiner ou s’en servir comme d’un toboggan vers la plage. Avec la mairie, l’association a aussi fait installer des fascines, un tressage en châtaignier pour retenir le sable. Une solution testée à différents endroits sur la côte. «Depuis trois ans, nous proposons aux habitants de récupérer leur sapin de Noël, que nous disposons ensuite au pied des dunes», ajoute Michèle Cohen. A chaque tempête, les sapins retiennent le sable qui vient se déposer sur la dune. «Par endroit, on a gagné plus d’un mètre, un mètre cinquante de sable, et les sapins se retrouvent enfouis sous la dune», se réjouit l’habitante de Gouville.

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Blainville-sur-Mer, Manche

Au sud de Gouville, Blainville sur Mer. Ce jour de début d’automne, les tracteurs défilent tant que la mer est basse. Une vingtaine d’entre eux s’affairent autour des immenses parcs à coquillages, qui sont exportés partout dans le monde. L’activité est là aussi pourvoyeuse d’emplois.

De chaque côté de la cale de Blainville, on constate le phénomène suivant. Au sud, le sable s’accumule, poussé par les courants. Au nord, les fonds se creusent, au pied des rochers qui ont été déposés pour protéger la digue sur laquelle est installée un restaurant. «Cet effet des courants, en creusant les sols, risque de menacer les installations humaines», constate Louis Teyssier, le maire de Blainville-sur-Mer. Les rochers qui protègent un restaurant et des cabanes installés sur la digue pourraient se disperser.

La mer, Louis Teyssier la connaît bien car c’est elle qui le nourrit. Le conchyliculteur partage son temps entre les ventes de coquillages à Paris, le week-end, et ses engagements politiques la semaine. Celui qui est aussi vice-président en charge de la mer de la communauté de communes de Coutances Mer et Bocage se retrouve au cœur d’un projet de réflexion et d’actions expérimentales sur le recul de côtes et le réchauffement climatique. Son nom: Projet partenarial d’aménagement (PPA) du littoral. Au total, 5 millions d’euros, financés à 50% par l’État, dans des zones particulièrement soumises à la montée des eaux, comme à Lacanau et Saint-Jean-de-Luz. Dans la Manche, la première phase du PPA consiste à récolter des connaissances avant de proposer des pistes.

«Les réponses, pour l’instant, nous ne les avons pas. Il faudra expérimenter, se tromper, apprendre de nos erreurs, nous corriger. »

Louis Teyssier a beau connaître la mer, il découvre tous les jours de nouvelles pistes pour comprendre comment fonctionne notre environnement, sous l’effet de l’activité humaine. «Cela m’amène à la plus grande prudence sur nos façons d’intervenir», résume l’élu. «Les réponses, pour l’instant, nous ne les avons pas. Nous avons besoin de beaucoup de compétences et d’humilité. Il faudra expérimenter, se tromper, apprendre de nos erreurs, nous corriger. »

«Emmener toute la population»

Au fur et à mesure que les études sont réalisées, des pistes d’action apparaissent. Faudra-t-il transformer la route qui bouche le havre de Géfosses en un pont, pour laisser à nouveau la mer rentrer dans les terres? Relocaliser le camping de Gouville dans les terres et développer une coulée verte jusqu’à la mer afin de permettre aux touristes de profiter de la plage? Déplacer certaines entreprises conchylicoles de Blainville pour éviter la submersion marine? «Le but du PPA, c’est d’emmener toute la population sur les solutions qui seront choisies», explique Louis Teyssier.

Chaque solution envisagée a ses coûts et ses impacts. Déplacer un camping ou une entreprise conchylicole, c’est devoir retrouver du foncier, à l’abri des eaux, dans une zone qui en manque beaucoup. Les règles d’urbanisme sont en jeu. Le tourisme est aussi l’un des atouts de cette région, où la météo devient de plus en plus supportable par rapport à d’autres régions françaises. Faut-il préserver une plage touristique grâce à l’enrochement, et laisser la mer rentrer dans les terres à d’autres endroits? «Faudra-t-il que les collectivités achètent des biens menacés par la montée des eaux, pour les détruire?, s’interroge Louis Teyssier. Mais avec quels fonds? Dans certaines zones, des propriétaires de maisons secondaires peuvent courir le risque d’une inondation ponctuelle, certains jours de l’année.»

La crainte d’une tempête

Dans la région, la crainte d’une tempête avec de forts vents d’ouest et une grande marée inquiète particulièrement. «C’est une menace permanente qui peut arriver du jour au lendemain», résume Louis Teyssier. Et dont les élus doivent tenter d’anticiper et réduire les conséquences. «La catastrophe est possible mais n’est pas inévitable. Puisque l’Homme est à l’origine du problème, il peut apporter une part de la solution. On ne peut pas laisser la nature faire», affirme l’élu qui se rappelle d’une grande tempête du 15 et du 16 octobre 1987 où la marée avait détruit les installations des conchyliculteurs. «C’est l’océan qui nous fait ou nous défait.»

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Agon-Coutainville, Manche

Au sud de Blainville-sur-Mer, la commune d’Agon-Coutainville. La ville s’est construite face à la mer, grâce à des digues. Au fil du temps, de nombreux enrochements ont été effectués pour protéger la digue. 35000tonnes de blocs de granit ont été déposés entre 2015 et 2017. Ils contiennent la mer… pour quelques temps. «Aux extrémités des enrochements, le sable s’érode plus rapidement qu’ailleurs, et cela empire la situation», remarque Michel Pfeffeir, adjoint au maire en charge du littoral. Régulièrement, la commune réensable ses plages. C’est coûteux (40 000€ pour 10 000 mètres cubes de sable récolté à quelques kilomètres), et là aussi temporaire: il faut recommencer tous les ans. «On a mis en place des rangées de poteaux, au nord. Ce n’est pas la panacée, mais ça casse les vagues et cela bloque le sable qui est remué par les vagues», explique Michel Pfeffeir. L’élu attend les conclusions de l’étude du PPA pour guider les choix politiques: quelles zones doivent être protégées? Et lesquelles peuvent être laissés à la nature?

Pour l’instant, c’est plutôt un risque de submersion temporaire que pointe du doigt Michel Pfeffeir: de l’eau qui pénétrerait dans les habitations le temps d’une grande marée, mais qui n’abîmerait pas les logements qui sont construits face à la mer. D’ailleurs, face à la mer, des terrains continuent d’être construits. Des permis de construire ont été accordés au cours des derniers mois, malgré les risques connus liés à l’élévation du niveau de la mer. «Pour le moment, le Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) n’interdit pas la construction dans cette zone, explique le maire-adjoint. Lors de la révision du PLUI, ces conditions vont devenir plus rigoureuses… Mais certains habitants l’anticipent en lançant des projets avant que ce ne soit plus possible.» Les maisons avec vue sur mer continuent à faire rêver.

Face à la mer, des prix qui ne baissent pas

A Agon-Coutainville, des biens face à la mer peuvent se vendre entre 1,2 et 1,3 million d’euros, raconte chez nos confrères une agente immobilier. Contre 350 000 euros il y a quelques années. Même si les maisons en bord de côte sont menacées de submersion dans une cinquantaine d’années, ce risque n’a pour l’instant pas d’influence sur les transactions immobilières. Partout en Normandie, les prix en bord de mer continuent d’exploser, d’après les notaires. «Dans bien des cas, les gens ne se rendent même pas compte qu’ils sont exposés à ce genre de risques», explique dans Ouest France la géographe Eugénie Cazaux, qui a mené sa thèse sur la prise en compte des risques côtiers par le marché immobilier. Or les communes pourront acheter les biens avec une décote.» C’est ce que prévoit notamment la loi Climat et résilience, promulguée en août 2021. En France, d’après la députée Sophie Panonacle, 500 biens seraient directement menacés par la montée des eaux dans les cinq ans à venir. Et un million se situeraient sur une bande de 200 mètres, elle aussi menacée sur le long terme. Qui paiera les dommages en cas de déménagement forcé ou de tempête?

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Regnéville, Manche

Avec ses vieilles maisons en pierre, Regnéville-sur-Mer, au sud d’Agon Coutainville, semble bien paisible. Ici, la mer rejoint deux fleuves, la Sienne et la Soulles, et forme le havre le plus grand de la côte ouest de la Manche. C’est autour de Regnéville que l’association Territoires pionniers organise au cours d’un jour d’hiver ensoleillé, l’une de ses balades à vélo pour découvrir un territoire et ses enjeux.

Du haut d’une colline, Etienne Danglejean, architecte et chef de projet recomposition, résilience et littoral à Coutances Mer et Bocage, explique que si le problème de l’élévation du niveau des mers pose tant d’interrogations aujourd’hui, c’est bien parce que les humains ont envahi progressivement un territoire qu’ils se refusaient à occuper jusqu’alors. «A la fin du 19ème siècle, le tourisme a commencé à se développer, et les stations balnéaires avec.» Jusqu’à la fin du 19ème siècle, les centre-bourgs étaient installés sur les hauteurs, à distance de la mer. «Les usages du littoral étaient passagers: on allait y déposer ces casiers en osier pour capter le poisson, on y extrayait de la tangue pour fertiliser les terres, on y faisait pâturer ses animaux… mais sans jamais s’y installer.»

Les années 1950 voient se développer une urbanisation de ces zones basses. «On a urbanisé dans des secteurs où l’on savait qu’il y avait des risques», souligne Etienne Danglejean, du haut des collines qui surplombent Hauteville-sur-Mer. En contrebas, des pré-salés où paissent des moutons sont désormais menacés de submersion, comme la ferme qui les exploite. «On travaille avec le Conservatoire du littoral pour acquérir la ferme à l’amiable et accompagner les agriculteurs dans un projet de relocalisation». L’objectif est de trouver le bon équilibre entre la sauvegarde d’activités économiques et l’anticipation des risques. Et de gagner du temps face à la catastrophe. «Si on laisse passer la mer sur toute activité économique en abandonnant toute gestion, alerte Etienne Danglejean, le risque est d’aller aux devants de catastrophes humaines à court terme.»

La suite de notre enquête, à Caen, sera publiée la semaine prochaine.

Renoncer

Publié le 19 janvier 2024

Comment la montée des eaux impactera la Normandie ? Plus d’ un mètre en 2100 ? Plus de 2 mètres si on continue à émettre autant de carbone ? A l’échelle mondiale, les chiffres varient selon les études, mais une chose est certaine : l’élévation du niveau des mers s’accélère. En 1995, le Giec indiquait ainsi que depuis le début du siècle, les mers montaient de 1 à 2 mm par an. Entre 2006 et 2018, cette augmentation était désormais de 3,2 à 4,2 mm par an.

La projection des impacts de cette montée des eaux est périlleuse au niveau local. Car beaucoup de facteurs entrent en jeu. Il y a bien cette carte du BRGM (capture d’écran ci-dessous) qui simule les impacts. A plus d’un mètre, une bonne partie du Pays d’Auge est sous l’eau, les marais du Cotentin débordent, les villes côtières et celles de l’estuaire de la Seine n’existent plus…Mais cette carte ne prend pas en compte les ouvrages de défense, la dynamique des marées, la durée de la submersion et des volumes mobilisés, indique la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement de Normandie (Dreal).

Cliquez sur la carte pour naviguer dessus et estimer les impacts en fonction du niveau de la mer.

«On ne sait pas exactement comment la bande côtière va réagir et où se situera le trait de côte, mais ce sera, assurément, à l’intérieur des terres», explique à Grand-Format Stéphane Costa. «Comme conséquences, il y aura tout d’abord l’augmentation de la fréquence et l’intensité des franchissements par la mer. La nappe phréatique va s’élever à proximité du littoral car l’eau ne s’écoulera plus de la bonne façon. Des zones humides seront inondées de façon pérenne. L’eau de mer va s’infiltrer dans les nappes, qui ne seront plus utilisables pour l’eau potable ou l’agriculture. L’élévation du niveau des mers va aussi bloquer les écoulements fluviaux. En période de crue, on assistera à une augmentation de la fréquence et de l’intensité des débordements fluviaux, y compris à l’intérieur des terres.»

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Caen, Calvados

A l’intérieur des terres, Caen est une zone particulièrement vulnérable à la montée des eaux. De son petit bureau du Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE), à côté de la mairie, Bertrand Morvilliers porte un regard aiguisé sur cette problématique. «Caen est une ville connectée au milieu marin, souligne-t-il. C’est le fond de l’estuaire, et ça sent la mer au niveau du barrage Montalivet (à deux pas du centre-ville, ndlr).» La ville de Guillaume le Conquérant, longtemps dominée par plusieurs cours d’eau qui parcouraient son centre-ville, a régulièrement subi des inondations avant que la reconstruction, après-guerre, n’entraîne une adaptation de son architecture. «Dans le quartier Saint-Jean, à Caen, il n’y a pas d’appartement au rez-de-chaussée. Tout a été surélevé pour tenir compte de ces risques», explique l’attaché de conservation du patrimoine.

Pour sensibiliser le public aux conséquences du réchauffement climatique en Normandie, Bertrand Morvilliers a créé un spectacle, Debout les vaches, la mer monte, et une exposition, 2100, Odysée de l’estuaire accompagnée d’un magazine factice, intitulé Scaendale. Dans ces créations, Bertrand Morvilliers s’est amusé à imaginer l’estuaire de l’Orne, en 2100, avec des situations cocasses : une ferme flottante dans la cité lacustre d’Hérouville attaquée par des vegans qui libèrent, en barque, les vaches, à coup de slogans: «Les vaches, c’est dans les près, pas dans une prison flottante.» Ou encore une bataille entre réfugiés climatiques venant des Pays-Bas et de Marseille, se battant pour vivre sur la Presqu’île de Caen. Des images pour imaginer notre futur et faire réagir les citoyens et les décideurs publics.

Plus vite que prévu

A Caen, la communauté d’agglomération avait imaginé un autre futur pour le quartier de la Presqu’île, dans cette ancienne zone industrielle à deux-pas du centre-ville. Elle travaillait depuis des années pour y construire un nouveau quartier avec 2500 logements. Le problème, c’est que cette zone est bordée d’eau: d’un côté, le canal qui relie le port de Caen à la mer; de l’autre, l’Orne, qui se jette dans la mer. Le risque est que de fortes précipitations se produisent en même temps qu’une grande marée, et que cette conjonction d’éléments conduise à une inondation de la zone, presque au même niveau que la mer.

Construire dans cette zone inondable a longtemps semblé possible, aux yeux des aménageurs. «On est capables de caractériser l’aléa, d’intégrer une crue de l’Orne et d’anticiper l’impact d’une submersion marine», estimait en mars 2023 un bureau d’études engagé pour travailler sur ces risques de submersion. Les bâtiments étaient surélevés, des couloirs d’eau étaient prévus pour faciliter l’évacuation, aucune école ne serait construite dans ce nouveau quartier. Les inondations étaient anticipées, probables, mais gérées.

Jusqu’en juin 2023, où Caen-la-Mer a créé la surprise en décidant de renoncer au quartier tel qu’elle l’avait imaginé, au moment même où les premières parcelles allaient être commercialisées auprès des promoteurs immobiliers. Est-ce que les risques d’inondation allaient freiner les potentiels acheteurs de ces futurs logements? «Ce n’est absolument pas le sujet, répond Thibaud Tiercelet, directeur du projet. C’est une question de responsabilité politique. »

«Aujourd’hui, le respect du cadre réglementaire ne suffit plus pour éclairer nos décisions.»

Ce sont les alertes des scientifiques, et notamment les échanges récents avec les experts du GIEC normand qui ont pesé dans cette décision, affirment ce jour d’été 2023 pluvieux, à deux pas du port et de l’Orne, Thibaud Tiercelet et Emmanuel Renard, vice-président de Caen la Mer. «En mars dernier, le rapport du GIEC a indiqué que dans le scénario du pire, c’est une élévation du niveau de la mer de plus de cinq mètres qui surviendrait, raconte Emmanuel Renard. On est bousculés, déstabilisés par ces nouvelles données. Aujourd’hui, le respect du cadre réglementaire ne suffit plus pour éclairer nos décisions.» Au fil des rapports, les chiffres du GIEC ne cessent d’être revus à la hausse. «Entre 2009 et aujourd’hui, on est passés de 20 centimètres d’augmentation à 1 mètre, d’ici à 2100», précise Bertrand Morvilliers.

«On est entrés dans une phase où tout bascule»

La communauté d’agglomération change sa grille de lecture, affirme Emmanuel Renard. «Dans les années 2000, on pensait que le réchauffement climatique, c’était un risque, pas une certitude, que cela n’irait pas aussi vite, se souvient le vice-président de Caen la Mer. On prévoyait cela pour les générations très futures. Mais on est entrés dans une phase où tout bascule, et c’est un challenge pour les collectivités locales. La temporalité aujourd’hui n’est plus celle d’un mandat.»

Comment anticiper, dès 2023, ce qui pourrait arriver de pire en 2100 ou après? La question semble vertigineuse. «On s’acculture tous. Cela n’arrête pas de changer, explique Thibaud Tiercelet. Nous sommes désormais dans une échelle de temps peu courante pour des urbanistes : normalement, quand on construit un bâtiment, on ne se demande pas comment on va le démolir, avec quels procédés, etc., dans 50 ou 80 ans. Ce sont désormais des questions qui se posent à nous. »

De l’autre côté du café où nous sommes attablés, la mairie de Caen a pour projet de construire une tour de 70 mètres haut pour célébrer, à l’origine, le millénaire de la ville. Au bord de l’Orne qui menace de déborder avec les effets du changement climatique. «Si l’eau passe ici, c’est tout le centre-ville de Caen, la gare, qui sont sous l’eau, tempère Emmanuel Renard. On ne peut pas y penser aujourd’hui. Cela dépasse l’entendement. Donc la construction de la tour va se poursuivre.» Si les mers s’élèvent à plus de cinq mètres, tout le centre-ville de Caen est menacé.

Pour le moment, une étude doit être menée pendant deux ans pour tenter d’anticiper un peu plus les conséquences de la montée des eaux et du réchauffement climatique, au quotidien et en cas d’événement exceptionnel, en amont et en aval de Caen, sur la basse vallée de l’Orne. « Cela nous permettra d’imaginer par exemple quelles seront les conséquences en cas d’élévation de la mer d’un mètre, et d’une marée avec un coefficient de 100, en hiver, avec de fortes précipitations, explique Thibaud Tiercelet.Pour l’instant, on ne le sait pas. Ensuite, à partir de ce diagnostic, il faudra définir des stratégies d’adaptation.»

Après avoir été dépolluée des conséquences de son activité industrielle, la Presqu’île deviendra-t-elle une zone humide, tampon, entre la mer et la ville? Construira-t-on des ouvrages pour défendre les constructions existantes, comme la bibliothèque, le palais de justice ou la nouvelle tour qui va être construite? Et bâtira-t-on des bâtiments éphémères, d’une durée de vie de 70 ans, sur pilotis?

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« Ce qui était impensable il y a 20 ans, c’est l’élévation du niveau de la mer. »

Située au bord de l’Orne et en amont de Caen, la ville de Louvigny fut longtemps soumise à de nombreuses inondations. Au pied de la mairie, une échelle indique le niveau d’eau le plus élevé jamais atteint, en 2001. L’eau était rentrée dans l’édifice pourtant surélevé par rapport à la route. « Mais depuis 20 ans, il n’y a pas eu d’inondations dans cette zone », explique Patrick Ledoux, le maire qui est aussi le président du syndicat mixte de lutte contre les inondations de Caen-la-Mer.

A Louvigny, des bassins pour les eaux pluviales ont notamment été creusés pour « gérer la goutte d’eau là où elle tombe ». « Jusqu’alors, on avait l’habitude de reverser le plus vite possible la goutte de pluie dans un gros tuyau, et de l’emmener à la rivière ou au fleuve. Nous avons une autre démarche, et la loi l’impose : on laisse désormais la pluie à ciel ouvert. Elle peut ainsi s’évaporer. » Deux digues ont aussi été construites. Des aqua-barrières sont montées dès que l’alerte d’une crue est sonnée, en amont, à Thury Harcourt. « On a 8 à 10 heures pour réagir en fonction du niveau de l’eau constaté là-bas. » A Caen, un canal entre l’Orne et le canal de Caen à la Mer a été creusé en 2002 afin de déverser le trop plein d’eau, en cas de fortes précipitations. Ces installations soulagent en amont, notamment à Louvigny. Et démontrent que les humains parviennent à aménager le territoire pour réduire des risques naturels importants. Si ces aménagements ont eu lieu, c’est suite à une catastrophe qui s’est déroulée en 1995. La ville de Ouistreham, au bord de mer, est inondée à cause d’un trop plein du canal de Caen à la mer. 500 habitations sont touchées. Une personne décède. La brèche est rapidement colmatée mais les élus décident de s’attaquer frontalement au problème des inondations. Un syndicat est créé, dont Patrick Ledoux est aujourd’hui le président. 25 millions d’euros sont réunis.

Lors de l’élaboration des plans de prévention des risques naturels, des débats animent les élus, notamment à propos de l’urbanisation sur la Presqu’île de Caen. Patrick Ledoux participe aux réunions en tant qu’élu de l’agglomération. Faut-il surélever le tram qui va alors s’y installer ? « J’étais contre car cela allait bloquer l’évacuation naturelle des eaux en cas d’inondations », se rappelle le maire de Louvigny en juillet 2023. Mais de nouveaux bâtiments ont été construits sur la Presqu’île de Caen ces dernières années. « On installe quand même des gens dans un secteur exposé aux inondations, prévient Patrick Ledoux. Je vois avec satisfaction que cette nouvelle étude est lancée par Caen la Mer. Et qu’il y a une prise de conscience par rapport à l’élévation du niveau de la mer et à ces précipitations qu’on nous annonce plus nombreuses et plus importantes. On se rend compte aujourd’hui qu’on a bien fait de faire tous ces aménagements et de mettre en place des procédures, puisque cela a limité les inondations et leurs impacts, notamment à Louvigny. Mais est-ce qu’il ne faut pas aller plus loin ? Les niveaux de protection définis il y a 20 ans, on a peut être besoin de les revisiter. Il n’est jamais trop tard pour repositionner les choses. Ce qui était impensable il y a 20 ans, c’est l’élévation du niveau de la mer. Il faut forcément en tenir compte. »


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Le dernier épisode de cette série à Quiberville en Seine-Maritime sera publié la semaine prochaine.

S’adapter

Publié le 25 janvier 2024

Quiberville, Seine-Maritime

Sur la photo, seuls les toits des bungalows dépassent. Le camping est sous l’eau. C’était en 1999, une tempête venait de dévaster la France. A Quiberville, l’accumulation des précipitations et une mer déchaînée provoquaient des inondations historiques. En plein hiver, le camping était fermé, personne n’avait été touché. Des habitations étaient restées plusieurs jours les pieds dans l’eau. Une sorte de déclic pour Jean-François Bloc, le maire de la petite ville, qui jusque là était plutôt un résistant. «Je pensais qu’on pouvait montrer à la nature ce qu’on savait faire! Bétonner la plage, faire des enrochements, déposer des galets… et comme ça, consolider le trait de côte.»

Quiberville, c’est 500 habitants l’hiver, 2500 l’été. Un petit village adossé à une de ces immenses falaises de craie du Pays de Caux, au sud de Dieppe. Dont Jean-François Bloc est maire depuis 36 ans. Celui qui est né ici a vu la mer avancer et déboulonner les falaises: «A certains endroits, elles ont reculé de 60 à 70 mètres. On ne peut pas bétonner tout le trait de côte, comme cela a été fait au pied de certaines falaises », lance l’élu qui doit aussi gérer la destruction de maisons, sur le haut des falaises, menacées par l’érosion.

La tempête de 99 a poussé Jean-François Bloc à agir: la préfecture menace de fermer administrativement le camping, situé dans une vallée où les eaux ruissellent des terres aux alentours. Ici aussi, la concordance d’une grande marée et de fortes précipitations conduisent à des inondations. Mais le tourisme fait vivre la commune de bord de mer. Comment sauvegarder cette ressource économique?

Déplacer le camping

Les années ont passé et l’élu s’est retrouvé dans un projet unique en Normandie, de renaturation d’une basse vallée. Ce jour de novembre 2023, le roulis des galets emportés par les vagues rappelle combien la mer creuse le littoral. Au nord de Dieppe, à Criel-sur-Mer, un pan d’une falaise s’est effondré il y a quelques semaines. A Quiberville, le camping a fermé depuis le 31 octobre. Il ne reste que les sanitaires et le bâtiment d’accueil, les numéros des emplacements. Les mobil-homes qui étaient là depuis longtemps ont été déplacés ou détruits. Un autre camping a ouvert ses portes durant l’été, dans les terres. En hauteur, à l’abri de la mer et des inondations. Des places pour les camping-cars et des bungalows, une piscine. 4 étoiles plutôt que 3. Changement de standing. Et la mer non pas derrière la digue, mais à 10 minutes à pied, par une voie verte qui va bientôt voir le jour. « Il a fallu convaincre les propriétaires… et assumer financièrement la destruction des mobil-homes. Certains avaient appris à marcher ici », indique Jean-François Bloc. « Il y a des gens qui l’ont très amer. »

«L’impératif, pour nous, c’est de sauvegarder le tourisme, car c’est notre ressource!»

L’élu a dû faire face à une pression juridique: les assurances ne prendraient plus en charge le risque d’une submersion marine en cas de nouvelles catastrophes. Le projet ne fut pas une mince affaire pour la petite ville de Quiberville. Il a fallu acheter du terrain, engager d’importants financements – 9 millions d’euros pour la relocalisation du camping – , convaincre les banques de prêter de l’argent avant de recevoir des subventions européennes, modifier les règles d’urbanisme. «L’impératif, pour nous, c’est de sauvegarder le tourisme, car c’est notre ressource!», rappelle l’élu. Le camping sera ensuite «renaturé», pour laisser la mer entrer dans les terres.

Le nouveau camping de Quiberville, relocalisé dans les terres.

«Renaturé», parce que jusqu’au Moyen-Âge, la mer rentrait jusqu’au village de Longueil, à cinq kilomètres dans les terres. «Il y avait un port là-bas, une route de la pêcherie, raconte un habitant de Quiberville.Mais les marécages étaient accusés de provoquer la peste et le choléra.» Petit à petit, la mer va être repoussée. Le lit de la Saâne, le fleuve qui serpente la vallée, est dévié. Au 19e siècle, une route-digue est construite face à la mer sur 400 mètres de long, et seule une buse de 2 mètres de diamètre environ permet à la Saâne de s’évacuer.

Jusqu’à quand tiendra la digue ?

Mais les ouvrages de l’Homme vont vite être tourmentés par la nature. En 1977, la mer détruit la route, le mur de soutènement doit être reconstruit. Tout au long des années 1990, le camping subit des dégâts causés par des crues. Quand la mer est haute, avec un très fort coefficient de marée, et que les pluies sont abondantes, l’eau de la Saâne ne s’évacue plus. La vallée est inondée. Des habitations se retrouvent les pieds dans l’eau. Aujourd’hui, la digue souffre sous la pression de la mer qui avance. Jusqu’à quand tiendra-t-elle?

Après avoir rejeté un premier projet dit de «ré-estuarisation» de la vallée de la Saâne, en 2010, les élus des trois communes concernées vont travailler à un nouveau projet coordonné par le Conservatoire du littoral. Faut-il ne rien faire et courir le risque d’une nouvelle inondation, statistiquement plus probable étant donné l’élévation du niveau de la mer? Supprimer la route côtière pour laisser entrer totalement la mer dans les terres? Mais imposer un détour aux touristes, c’était priver Quiberville d’une ressource économique.

Ouvrir la digue

Finalement, il a été décidé d’ouvrir la digue sur dix mètres de large: assez pour que l’eau de la vallée s’évacue en cas de trop plein, et que le mer puisse elle aussi rentrer dans les terres en cas de tempête. Les travaux de renaturation du camping devraient commencer au printemps 2024, avant les travaux de reconnexion à la mer en fin d’année 2024. C’est le Syndicat Mixte des Bassins Versants Saâne Vienne Scie qui les assumera. Sur la digue, son président, Nicolas Leforestier se réjouit: «Aujourd’hui, on met en sécurité des biens et des personnes, on renature et on redonne à la nature ses droits. De mon point de vue, c’est une première étape. Entre 2050 et 2100, il faudra y revenir.» Jean-François Bloc en est également persuadé: «Cette route là, moi je ne vous dis pas qu’en 2050 ou 2060 elle sera toujours là. Parce qu’elle va être chahutée par le recul du trait de cote. A un moment donné, ce sera plus simple pour nos successeurs d’ouvrir encore plus.»

Mais faire rentrer la mer a provoqué des inquiétudes: y-aura-t-il plus de moustiques, demandaient les riverains? «Il n’y aura pas plus d’eau stagnante», répond Camille Simon, chargée du projet de territoire Basse Saâne 2050 au Conservatoire du littoral. «Au contraire, la reconnexion va favoriser la présence de nouvelles espèces de poissons qui se nourrissent de moustiques.» La disparition d’arbres inquiète aussi les habitants. «En terme de biodiversité, les lieux seront bien plus riches après les travaux, dans quelques années, que maintenant. Nous recréons des puits de carbone. Et même si le paysage va changer, le site accueillera une biodiversité différenteEnfin, aucune solution de relogement n’a pour l’instant été trouvée pour des bungalows installés 4 à 5 mètres sous le niveau de la mer, derrière la digue.

Tant qu’à mener des travaux d’envergure, il a été décidé de créer une nouvelle station d’épuration pour mieux traiter les eaux usées de maisons qui n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. La qualité de l’eau du fleuve et de la mer en pâtissait. L’objectif a aussi été de récréer des systèmes d’écoulement des eaux dans la vallée, avec des bassins de rétention, afin de diminuer les risques d’inondation. L’Union Européenne a permis de financer la création de cette nouvelle station d’épuration. Le coût total des travaux du projet Basse Saâne 2050 s’élève à 29 millions d’euros.

Pour les générations futures

Beaucoup d’inconnues demeurent sur les conséquences de cet ouvrage: jusqu’où la mer va-t-elle remonter? Quels seront les impacts de la salinisation de ces espaces? Des espèces vont probablement apparaître, des bars vont remonter le courant et venir se nicher, des oiseaux migrateurs devraient aussi profiter de la renaturation de cette basse vallée. D’autres ne vont guère apprécier l’eau salée et sans doute migrer en amont de la rivière. «Malgré nos projections, on ne sait pas précisément ce qu’il va se passer d’un point de vue hydraulique et pour la faune et la flore, raconte Camille Simon, chargée de mission au Conservatoire du littoral. C’est pour cela qu’on dispose un peu partout des stations de mesure pour suivre la salinité de l’eau, sa turbidité, etc. Ce qui nous permettra de donner des points de repères pour d’autres projets qui seront menés ensuite.»

Car le projet est scruté par de nombreux élus qui sont venus le visiter. «On aurait pu laisser la patate chaude à ceux qui viennent après nous, estime Jean-François Bloc. On aurait encore 400 000 euros de côté! Dans ces projets, soit on est taxé de visionnaire, soit de fou!Mais la population est désormais consciente de ces phénomènes climatiques. J’ai eu de la chance d’avoir une sorte d’unanimité autour de moi. » Il aura fallu dix ans pour parvenir à mettre sur pied ce projet ambitieux d’adaptation. Sur la digue de Quiberville, Nicolas Leforestier ajoute : «On a libéré ça pour les générations futures.»

Simon Gouin (texte) – Emmanuel Blivet et Lucie Mach (photos)