Angélique et Fariborz
Publié le 8 mars 2023La maison est bardée de bois, dans un petit lotissement calme, à cinq minutes du centre de Honfleur. Angélique l’a achetée il y a 8 ans. Et elle ne se voit pas la quitter malgré les difficultés financières qui s’accumulent. Avec environ 450 euros de remboursement par mois, impossible de trouver une location pour elle et ses deux enfants à ce prix-là. Mais aujourd’hui, le compte bancaire d’Angélique est régulièrement à découvert. A la fin du mois, elle se retrouve à payer des frais bancaires supplémentaires, une centaine d’euros. « Je ne vais pas abandonner maintenant pour ma maison », insiste Angélique.
Pendant plusieurs années, cette ancienne coiffeuse à domicile travaillait en intérim au Havre, dans une entreprise d’expédition. Tous les jours, elle empruntait le pont de Normandie qui enjambe la Seine. Jusqu’à ce que la Covid-19 vienne bouleverser l’économie. Son contrat d’intérim qui lui permet d’approcher les 2000 euros par mois s’arrête. Atteinte de la maladie d’Alzheimer, sa mère a besoin d’aide, au quotidien. Angélique devient alors auxiliaire de vie à l’ADMR (Aide à domicile en milieu rural), avec un contrat de 48h par mois pour s’occuper d’elle. Ce n’est pas suffisant pour couvrir ses dépenses courantes, elle qui est seule avec ses deux enfants. Ni l’emploi en CDI que lui propose son ancienne entreprise, à 1500 euros par mois. « Il me faudrait 1800 ou 1900 euros pour vivre dignement ».
Alors Angélique trouve un autre autre travail, flexible, qui peut lui permettre de s’occuper de ses enfants et de sa mère : agente immobilière. « Une vente par mois, et mon budget serait équilibré ! », explique-t-elle. Angélique a réussi à vendre deux biens. Mais la signature n’interviendra pas avant plusieurs mois. En attendant, elle doit débourser 200 euros tous les mois auprès de l’agence immobilière pour avoir accès à un logiciel afin de promouvoir ses offres, avoir un support juridique, louer son téléphone et sa tablette. Sans avoir de revenus.
200 euros de granulés par mois
La petite goutte d’eau qui est venue faire déborder le vase, c’est l’augmentation du prix des granulés. « Je venais de finir de payer mon poêle à bois, installé il y a trois ans, et le prix des sacs est passé de 3,9 euros à 12 euros », souligne Angélique. Un sac à granulés permet de chauffer la maison, principalement le rez-de-chaussée, pendant un jour et demi. Soit environ 200 euros de chauffage par mois en période hivernale. « La maison est très mal isolée. Il faudrait faire une isolation par l’extérieur. J’ai isolé mes combles pour 1€ (un dispositif de l’État le permettait ; il a depuis été supprimé, ndlr), ça a sans doute aidé… »
Au quotidien, Angélique a beau compter chaque dépense – « le plein de courses a pris parfois 40 euros en plus ». Mais ce n’est pas suffisant. Elle s’est faite prêter de l’argent par des amis, en attendant que des revenus arrivent. Elle a demandé un prêt à la consommation. Mais sa banque le lui a refusé. Restructurer son prêt travaux et immobilier ? Refus également puisqu’elle n’a pas de contrat de travail stable. Malgré sa positivité, Angélique se sent stressée. « Un peu partout et nulle part », dit-elle sans jamais perdre son sourire. Ses enfants se rendent compte de la situation.
Et c’est son fils qui va l’amener à rencontrer Fariborz Kahrizi, le 24 décembre dernier.
Ce jour-là, Angélique n’a plus un sous en poche pour se chauffer. Son dernier sac de granulés vient de se terminer.
Le père Noël
Ce 24 décembre, Angélique Martin vient frapper à la porte de Fariborz. « C’était inimaginable que je puisse laisser cette famille dans la mouise », se rappelle-t-il avant de lui donner des bons pour qu’elle s’achète de nouveaux sacs de granulés. « Vous êtes le père Noël », lui répond Angélique. Le père Noël, Fariborz n’y croit pas. « Je n’ai rien fait… Je suis juste le lien entre l’État, qui ne peut pas tout voir, et ces personnes, à qui on redonne leurs droits. »
Fariborz est un homme en colère. Cet ancien ouvrier du champ social, comme il se définit, aurait pu prendre sa retraite d’éducateur paisiblement et laisser de côté les problèmes qu’il a gérés tout au long de sa vie professionnelle. Mais le confinement est passé par là : « J’ai vu les gens qui tombaient dans la pauvreté. Je me suis mis à distribuer tous les jours des colis alimentaires, autour de Caen. » Une fois à la retraite, Fariborz arrive dans une maison de famille à Honfleur. Il découvre combien derrière les richissimes propriétaires rassemblés dans le petit port calvadosien se cache une pauvreté que les autorités ne veulent pas voir, estime-t-il.
Fariborz fait un audit, comme il le dit, et décide de créer une antenne locale du Secours catholique. Son truc à lui, c’est l’accompagnement social global. « Je veux permettre aux usagers d’être des acteurs de leur vie, souligne-t-il. Je déteste l’assistanat, et ce n’est pas de la charité. Mais c’est une question de droits et de devoirs. Il y a pas mal d’anomalies dans notre système, mais il y a des trucs géniaux, des droits que chacun peut réclamer. »
« Avec l’augmentation des prix de l’énergie, certains tombent dans la précarité. Et puis, pour d’autres, ça fait une vraie couche de plus. »
Fariborz monte une équipe autour de lui – ils sont aujourd’hui 11 bénévoles. L’antenne du Secours catholique est très vite repérée par les assistantes sociales qui lui envoient les familles en détresse. En 2022, ils ont distribué 14 000 euros d’aides, en plus de denrées alimentaires de la Banque alimentaire que l’équipe a fini par gérer, face à l’urgence sociale. « On peut donner des chèques service de 50 euros en plus des denrées de base, explique-t-il. Maintenant, je suis contraint de réduire le montant des chèques pour pouvoir répondre à plus d’usagers. Avec l’augmentation des prix de l’énergie, certains tombent dans la précarité. Et puis, pour d’autres, ça fait une vraie couche de plus. »
Avec son métier puis son engagement bénévole, Fariborz observe une société où de plus en plus de gens se retrouvent incapables de réaliser les démarches administratives en ligne qu’on leur demande. « C’est devenu à la mode. Mais ces personnes ne connaissent pas l’outil internet. L’État a mis en place Centre France service, une personne qui fait de l’aide numérique, sans pouvoir répondre à tout le monde. J’ai reçu une personne qui n’a plus de RSA parce que la Caf l’a bloqué. La Caf aurait envoyé un courrier, et apparemment, cette personne n’aurait pas répondu. Finish. On coupe. Mais purée, vous avez son numéro de téléphone. Passez un coup de fil ! Enfin, est-ce que c’est difficile? Cela prend 30 secondes. Madame, est-ce que vous êtes toujours là ? Avant de couper… Il faut ensuite 4 mois pour récupérer le RSA. En attendant, la famille accumule les impayés et s’endette. Son bailleur lui parle d’expulsion… »
Souvent, Fariborz est confronté à des gens très isolés, avec très peu de lien social. Félicie en fait partie. Quand il parle de sa situation, Fariborz s’emporte : « On vit en France, merde ! »
Le deuxième épisode de ce récit sera publié mercredi 15 mars.
Félicie et Megan
Publié le 15 mars 2023Félicie dort sur son canapé pour éviter de chauffer l’étage
La France de Félicie, c’est un petit logement coincé entre deux maisons, le long d’une route passagère qui mène à Honfleur. Sur le buffet de la salle, une maquette de la maison de Monet, à Giverny, où Félicie a déjà eu la chance de dormir. Derrière elle, son canapé sur lequel elle dort, afin d’éviter de chauffer l’étage où se trouve sa chambre. Un rideau tente d’empêcher la chaleur de se faufiler là-haut.
Avec 1000 euros de retraite par mois, Félicie, 84 ans, est obligée de tout compter. « J’ai 650 euros de charges par mois, détaille celle qui était autrefois gouvernante puis garde à domicile. Loyers, eau, électricité, assurance… Cela augmente ! J’attends avec impatience le chèque énergie. » A Noël, elle a pu manger « frais », comme elle dit, grâce aux tickets « restaurants » donnés par Fariborz, dont elle a dû mal à se souvenir du nom. « La vérité, c’est que je tape dans ce que j’ai mis de côté pour les pompes funèbres. »
Cette petite location, c’est un peu une malédiction pour Félicie. En 2014, quand elle la trouve, elle fait confiance à la propriétaire et ne se rend pas compte de la vétusté de la chaudière. Quelques années plus tard, une fuite d’eau est repérée. Le chauffe-eau qui date d’après-guerre est rouillé, et l’assurance refuse de prendre en charge la fuite. Elle ne peut pas payer la facture d’eau, et c’est là qu’elle rencontre pour la première fois Fariborz. Le Secours catholique lui donne un premier coup de pouce. Entre temps, Félicie a été opérée six fois du cœur. « J’étais condamnée en 2016. » Elle survit mais se trouve trop faible pour changer de location. Heureusement, dit-elle, le Secours catholique est là. « Mais je n’ai pas l’habitude de demander quelque chose. Je me suis toujours débrouillée seule. » En attendant, elle raconte la dernière galette des rois qui lui a permis de sortir et de rencontrer du monde.
Megan et la facture de trop
Elle non plus ne parvient pas à se souvenir du nom de Fariborz. Mais de leur première rencontre, elle s’en souvient. «Cela m’a fait du bien au moral d’avoir quelqu’un qui vous aide, raconte Megan. On se dit qu’on n’est pas toute seule. »
La nuit, l’appartement de Megan est parfois illuminé par les flammes des industries pétrolières du Havre, de l’autre côté de l’estuaire. Mais dans le studio de 24 mètres carrés qu’elle loue 460 euros, c’est plutôt le froid qui marque la jeune femme. Le froid qui passe sous la porte d’entrée et qui l’oblige à augmenter le thermostat des grilles-pains. Le froid qui fait bondir sa deuxième facture d’électricité à plus de 180 euros, pour un mois seulement ! Une somme qu’elle n’a pas pu payer pendant plusieurs semaines, et qui a contribué à renforcer son endettement.
« C’est un cercle vicieux, explique-t-elle. J’ai eu de nouveau des agios… Je suis arrivée à un fort découvert dont je savais que je ne rembourserai pas avec un salaire. » La jeune femme travaille 27h par semaine à la réception et aux petits-déjeuners d’un hôtel. C’est son premier emploi salarié stable, qui lui a permis d’obtenir également son studio. Mais au moment de signer son bail, il a fallu payer une caution. « Ce sont des coûts que je n’ai pas réussi à assumer, avec derrière les factures à payer comme des courses ou l’électricité. Le salaire ne suffit pas. Le loyer, plus les factures d’énergie, la Wifi (c’est indispensable aujourd’hui), l’essence, l’assurance de la maison, la voiture… et puis il faut manger en plus. J’ai le malheur de fumer. On n’est jamais sans rien manger. On trouve une solution.»
« Une fois que les factures sont payées, tu n’as plus rien pour vivre… »
Megan a rencontré une assistante-sociale. Elle lui a proposé de faire un dossier de surendettement afin d’étaler ses dettes ; et de rencontrer Fariborz. « Il m’a donné des bons alimentaires et des colis, pour que je puisse manger. Il n’y avait pas un euro sur le compte. Donc c’était compliqué. Cela m’a aidé. » Au fil de la discussion, Megan met des mots sur ce sentiment d’insécurité et de précarité qu’elle subit. « J’ai été très tendue… C’est bête à dire mais quand on n’a pas d’argent, ça se complique très vite pour tout. Pour payer ton loyer ? Bah au bout d’un moment tu es dehors. Ce n’est pas la saison. Au-delà de ça, une fois que les factures sont payées, tu n’as plus rien pour vivre… c’est quelque chose, c’est dégouttant, c’est pesant dans la vie de tous les jours. Aller boire un verre avec les copains au bar, tu ne peux pas. Admettons, un truc plus simple, un petit plat autre que des pâtes et du blanc de poulet ou des knacki ou des œufs, cela fait plaisir… Si on n’a pas tout ça parce qu’on ne peut pas se le permettre, la vie ne devient pas grand-chose. C’est seulement travailler, se priver, payer ses factures parce qu’il faut au minimum se loger. On n’a plus rien ensuite. Si, la télé, c’est cool. »
Le CDD de Megan pourrait se transformer en CDI. Une étape vers plus de stabilité, et moins d’inquiétude face à l’avenir. Mais fin février, Megan a reçu une nouvelle facture d’électricité : 320 euros. « Je ne sais pas comment la payer. »
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Le dernier épisode de ce reportage sera publié mercredi 22 mars.