Jacques, fromager
Publié le 8 février 2021Jacques produit du fromage ; Alexandra s’est lancée dans la restauration ; Clémence et Mathieu élèvent des poules pondeuses. Leur point commun : ils ont changé radicalement de métier pour redonner du sens à leur vie.
Vous pouvez le croiser sur les marchés et discuter politique avec lui, derrière son minuscule étal qui présente son fromage. Sans fioriture ni blabla. Juste une tomme de Normandie et le bleu du regard de celui qui la façonne, la moule, la crée. Jacques Lebailly, était électrotechnicien ; il est devenu fromager.
Jacques est un enfant de la vallée du Noireau située entre les départements du Calvados et de l’Orne, le régal des randonneurs avec ses collines toutes en rondeur. C’est aussi ledeuxième bassin industriel de Normandie spécialisé dans la sous-traitance automobile, rebaptisée «vallée de la mort» par les amiantés de ces usines dont les parents de Jacques sont issus.
C’est dans la cité ouvrière de Condé-sur-Noireau que Jacques a grandi avec quatre frères et sœurs. Une cité «sans jalousie» où tous les enfants, toutes les familles sont à égalité: pas de cinéma, pas de théâtre, pas de livres. Mais le camping à Granville, le judo, le rugby et la musique avec les potes: «tout ce dont on a besoin pour ne pas se soucier de l’avenir quand on est mômes».
«On n’en fait pas un boulot de ça!»
En troisième, Jacques suit «les conseils» d’un copain qui lui promet qu’une seconde technique, «c’est l’assurance de ne pas avoir de boulot le week-end». Pas franchement motivé, Jacques entre donc en seconde génie industriel à Flers. Abandonnées les envies de nature qui ont bercé son enfance, sa passion pour les arbres, les oiseaux, qu’il partage alors avec son père: «On n’en fait pas un boulot de ça!»
Premier jour: l’emploi du temps, le bleu de travail et la mécanique auto. «Je n’avais pas signé pour ça!» En première, Jacques se réoriente vers l’électrotechnique pour en finir avec les mains dans le moteur, mais sans réelle motivation. «J’avais envie d’autre chose mais je ne savais pas quoi.»Les perspectives post-bac ne l’enthousiasment vraiment pas, il obtient pourtant un BTS électronique. Pense se rediriger vers un métier dans les eaux et forêt, mais un technicien forestier douche ses maigres espoirs: il n’y aurait pas de travail dans cette filière. Il tente l’industrie, il n’a pas fait tout ça pour rien, après tout. «Mais surtout pas à la Cogéma, ni dans la voiture et encore moins dans l’industrie militaire!»
« Tu me remercieras, Lebailly, tu n’es pas fait pour ça ! »
Jacques enchaîne les boulots et réalise qu’avoir un chef, subir la pression et accélérer les cadences, ce n’est pas pour lui. Arrivé à la trentaine, et après une ultime «divergence de point de vue avec mes directeurs, je réussis à me faire virer» – en bonne entente tout de même. «Tu me remercieras, Lebailly, tu n’es pas fait pour ça ! », lui glisse un directeur en lui donnant ses trois mois de gages. Fort de ce maigre pécule, d’un BTS et de quelques années d’expérience, un premier auto-bilan de compétences s’impose: pourquoi ne pas former les autres?
Jacques se fait embaucher au Greta (des structures de l’éducation nationale qui organisent des formations pour adultes dans pratiquement tous les domaines professionnels), d’abord pour donner cours puis pour animer une équipe et enfin coordonner un groupe de formateurs. Les choses roulent ainsi avec une équipe qu’il affectionne. Mais le statut de contractuel est précaire et la pression de plus en plus grande. C’est auprès d’une conseillère de la mission locale que Jacques exprime cette fatigue et lui lance : « J’vais aller planter des patates. » Il avait vu juste. Jeannine lui donne quelques bons contacts et le voilà dans le jardin d’un maraîcher bio : quelques animaux, des légumes, des fruits : « J’ai trouvé ça génial ! J’ai fini mon contrat et je suis parti sans prévenir mes chefs » À 37 ans, Jacques a trouvé sa voie. Ce sera l’agriculture et le bio. Sa femme ne travaille pas ; il a deux filles âgées d’un et deux ans, mais « dans ces cas-là, tu ne réfléchis pas, tu fonces ».
«Je n’ai pas signé pour ça!»
Jacques se forme pour devenir agriculteur, mais la confrontation avec la réalité le fait déchanter: des journées de douze à quatorze heures, la famille, femme et enfants, qui aident sans rémunération, des stagiaires, des coups de mains de partout, une production de haute qualité achetée par des gens riches et au final… un smic. «Je me suis dit non ça ne marche pas, d’un point de vue social, ce n’est pas cohérent: je n’ai pas signé pour ça!».
Heureusement, Jacques croise la route de Lin Bourdais, éleveur bovin à Mézidon Canon, entre Caen et Lisieux, qui le prend en stage à ses côtés. À la tête d’un élevage de vaches normandes allaitantes, Lin produit un lait bio de qualité. Militant actif à la Confédération Paysanne, il très occupé par sa charge syndicale et propose à Jacques de s’associer avec lui: sa deuxième vie professionnelle peut commencer.
À presque 40 ans, l’installation n’est pas simple et Jacques en fait la difficile expérience: les aides sont réservées au moins de 40 ans. Jacques et Lin se battent contre l’administration. Le dossier finit par passer. Les aides tombent et Jacques peut investir dans l’exploitation. Avec Lin, ils créent leur Groupement Agricole En Commun (Gaec). Ils optimisent le système d’exploitation, se partagent le temps de travail. Lin est de plus en plus actif dans le syndicalisme et Jacques apprend le métier d’éleveur.
Revendre de l’excellent lait bio à la coopérative pour qu’il soit mélangé avec du lait non bio, «c’est un vrai crève-cœur»
Au début des années 2000, il est encore possible de produire du lait et d’en vivre, même difficilement. Mais revendre de l’excellent lait bio à la coopérative pour qu’il soit mélangé avec du lait non bio, «c’est un vrai crève-cœur». À cette époque, le Groupement Régional de l’Agriculture Biologique (Grab) organise un groupe de réflexion sur cette question de la valorisation du lait bio. Jacques y participe, il visite des exploitations dans le Jura et découvre les fruitières, des fromageries coopératives en Haute Savoie qui promeuvent le bien commun, une révélation!
Du Jura à la Normandie
Les éleveurs normands ne sont pas convaincus. Peu importe, Jacques ira, il le sent même si Lin est un peu dubitatif. En quelques mois et beaucoup d’huile de coude, de nombreuses lectures sur la fabrication du Comté et de l’Abondance, des rencontres avec des fromagers du Jura, ils ont trouvé leur recette. En 2006, l’aventure de la fameuse tomme de Mézidon est lancée. Très vite, les Amap en plein développement se l’arrachent, les ventes directes sur le marché fonctionnent très bien.
Sur le plan personnel, les années qui suivent sont plus difficiles pour Jacques. Un divorce, un accident qui a failli lui coûter ses deux jambes, la mort de son père, le militantisme accru et chronophage de Lin… Jacques commence à décrocher. L’heure est venue d’un second auto-bilan de compétence: Jacques a envie de réduire son activité. Il rencontre Stéphanie, une des dernières productrices de Camembert AOP au lait cru en Normandie. Elle ne produit pas le lait, mais le transforme. «Je n’avais pas imaginé qu’on ne pouvait être qu’artisan, acheter son lait et produire son fromage sans troupeau.» C’est le déclic. Nous sommes en 2012, Jacques à 51 ans.
« Si on ne suit pas un projet comme le vôtre c’est qu’on ne fait plus notre boulot » lui affirme un banquier les yeux dans les yeux. Pourtant, aucune banque ne donnera suite.
Il fait appel à son réseau, trouve un éleveur prêt à lui vendre son lait bio, file à Clermont-Ferrand, apprend la recette du Saint Nectaire et décide de faire sa tomme. Une recette différente de celle de Mézidon pour être complémentaire. Un nouveau parcours du combattant. Muni de son projet et de son budget prévisionnel – écrit à la main, Jacques fait le tour des banques. Un labo en auto-construction, approvisionnement et vente en circuit très court,il en est sûr les banques le suivront :«Si on ne suit pas un projet comme le vôtre c’est qu’on ne fait plus notre boulot», lui affirme un banquier les yeux dans les yeux. Pourtant, aucune banque ne donnera suite.
C’est la Nef, une banque éthique, qui, après la visite d’une conseillère venue spécialement de Nantes, plus convaincue par la réussite du Gaec de Mézidon que par la ruine que Jacques envisage de transformer en labo, qu’elle décide de le suivre. Malgré l’apport de proches en complément, le budget est limité. Mais rien ne peut arrêter Jacques, sa seule peur est son corps.« Je savais qu’il fallait que je tienne physiquement car les mois et années à venir allaient être durs.» Jacques passe son temps sur la construction, s’isole, se fait embaucher comme ouvrier en arboriculture – juste quelques mois pour s’assurer un revenu et se rappeler que la hiérarchie, ce n’est pas pour lui.
Autonomie, liberté, sobriété
Le jeu en vaut la chandelle et quelques mois après, la fromagerie de ses rêves voit le jour, une fromagerie en cohérence totale avec ses aspirations, faite en matériaux écologiques et à son idée. En 2013, il vend son premier fromage en vente directe sur son stand. Après quelques années «à fond» avec 110 À 120 kg de fromage par semaine pour rembourser les emprunts et faire face, Jacques a enfin réussit à «lever le pied». Plus que deux marchés, un rythme de croisière avec à peine à plus de 40 heures par semaine, 70 à 75 kg de fromage. Jacques a atteint cette autonomie synonyme de liberté, dans la sobriété heureuse qu’il a si longtemps cherchée.
Jacques a depuis été rejoint par trois fromagers. Tout d’abord Cassandre à qui il a appris le métier, mais aussi la préservation de soi. Sébastien, un ingénieur agronome qu’il a fallu convaincre de quitter ses «patrons voyous» pour faire ce dont il rêvait. Et Dorothée, la nouvelle compagne de Jacques qui, après le maraîchage et le salariat dans le bio, a trouvé sa voie dans le fromage.
Alexandra, cheffe d’entreprise solidaire, éthique et bio
Publié le 15 février 2021Si vous l’avez déjà rencontrée, c’est sans doute à l’occasion d’un cocktail bio, un stand collectif de restauration, un bar militant, au conseil municipal ou communautaire. Alexandra est un concentré de franchise, de perspicacité et d’énergie.
Alexandra n’est pas originaire de Normandie mais des «beaux» quartiers parisiens: «Je suis née dans le 14ème, j’ai vécue dans le 6ème et le 15ème. Mon Monoprix, c’était le Bon Marché. Ça plante le décor, non?» Famille bourgeoise du côté de son père qui a hérité puis travaillé dans l’immobilier et ibérico-corse par sa mère. Une famille des montagnes avec une présence forte des femmes, «il y beaucoup de femmes très fortes dans ma famille, d’ailleurs il n’y a que des aînées ». Son arrière-grand-mère tenait la boulangerie-épicerie du village, a divorcé à 27 ans, ne parlait que le corse et a vécu 100 ans. «C’est notre institution, un modèle.»
«J’ai grandi en révolte totale.»
Si sa mère s’est très bien accommodée de cette vie aisée faite d’école privée bilingue, ambiance nouveaux riches, cours d’arts au Louvre, Alexandra n’était pas à son aise dans ce monde: «J’ai grandi en révolte totale, complétement différemment de ma sœur». De sa famille, Alexandra retient d’un côté des femmes fortes accédant à de hautes responsabilités et de l’autre des hommes qui savent «tchatcher» et se débrouiller pour arriver là où ils veulent.
Assistante sociale
Au divorce de ses parents, les deux sœurs se réfugient d’abord auprès de leur mère, «une affaire de femmes». Et puis, pour Alexandra, chez son père «j’étais très autonome chez lui, il me laissait tranquille». Ce besoin d’indépendance s’est très vite fait sentir à l’adolescence. «Je traînais, dehors, c’était pas génial génial, j’ai fugué aussi, je m’habillais en mec avec les affaires de mon père, j’étais très androgyne… comme disait ma mère.»
«Pour le bac, j’ai compris que je n’avais pas le choix.» Sous la pression familiale, Alexandra bachote et obtient son diplôme puis file vers une formation d’assistante sociale, comme sa tante. « C’était la panique au Centre d’information et d’orientation (CIO). Dans mon école, tout le monde voulait être avocat, bosser dans le commerce ou les métiers d’arts, mes parents n’ont pas tellement compris.» Pour autant, ils la soutiennent et l’encouragent.
« Je n’avais pas de solutions pour eux et ça me désespérait.»
Pendant ses trois années d’études à l’Institut Régional du Travail Social, Alexandra prépare un deuxième diplôme, une licence administration économique et sociale; elle se sent à son aise, «c’était l’éclate totale!». Pour son entrée dans la vie active, elle ne tient pas en place et enchaîne les boulots. Elle travaille auprès d’enfants placés et d’adultes en très grande précarité. Pendant plusieurs années, elle fait l’expérience de la rudesse de la vie. «La révolte est montée, les gens avaient besoin de choses et je ne pouvais pas leur offrir. Je me cognais en permanence à un mur administratif, je n’avais pas de solutions pour eux et ça me désespérait.»
C’est dans ce moment de doute que sa mère, âgée de 50 ans, plaque son super job chez LVMH pour passer un CAP de cuisine. «On l’a beaucoup accompagnée dans cette période de reconversion, je faisais la plonge au sous-sol de son resto et d’autres soirs, je faisais la saisie comptable chez mon oncle, lui aussi entrepreneur.» C’est ainsi qu’elle découvre le monde de l’entreprise. Un soir, en plein questionnement, dans le dernier métro, une affiche banale lui saute aux yeux: «Elle disait un truc du genre: changez de vie, créez votre entreprise, j’ai pris le message directement pour moi.»
Créer son entreprise
Alexandra écume toutes les écoles de commerces sur le net. Un autre monde s’ouvre à elle: «C’était fait de gros mots comme intrapreneuriat, entreprenariat, ce genre de trucs incompréhensibles.» Elle découvre aussi des mots qui lui parlent, comme géographie ou aménagement du territoire. Et là, un autre projet se dessine. Alexandra se dit qu’elle peut créer une entreprise d’insertion pour enfin offrir ces solutions qui lui manquent dans son métier d’assistante sociale.
Parmi les nombreuses écoles qui proposent ce type de formation, elle repère l’EM Normandie et sa formation management du développement territorial. Elle se retrouve à Caen «pour un an ou deux maximum» et là, alors qu’elle n’avait aucune attente particulière, elle se sent tout de suite à l’aise. «En bonne parisienne autocentrée, je ne savais même pas placer correctement Caen sur une carte et je suis encore là aujourd’hui.»
En quittant Paris, Alexandra se reconnecte avec la nature, découvre la campagne, se balade, redécouvre le plaisir de cuisiner. «Cette ville a révélé plein de choses en moi, tout s’est aligné à ce moment-là et mes envies sont devenues limpides».
En parallèle de ses études, Alexandra devient maitre–composteuse (professionnel, référent technique et animateur de la prévention et de la gestion de proximité des biodéchets) et travaille ardemment à son projet professionnel tout en s’investissant dans l’école. Lors d’un exercice étudiant, elle réussit avec ses camarades de promotion à convaincre la direction de changer les prestations de la cafétéria. Plusieurs mois après cet exercice et séduite par l’enthousiasme de ce groupe d’étudiant.es, la direction décide de lancer un appel d’offre pour orienter la cafétéria vers un projet plus en phase avec les enjeux écologiques. Surprise et ravie de voir ses préconisations entendues, Alexandra répond à l’appel d’offres et propose de créer une cafétéria solidaire, en circuit-court et au maximum bio.
« Cette année, je vais accoucher ! »
Rejointe par son mari durant sa formation en 2011, Alexandra va vivre une année exceptionnelle. Au réveillon de fin d’année, elle porte un toast : «Cette année, je vais accoucher! » En disant ces mots Alexandra pensait à tout ce qui bougeait dans sa vie, son arrivée à Caen, son envie de rester et surtout cette envie de créer sa société de compostage et de collecte à vélo … d’accoucher de son entreprise.
«Si j’avais su que je tomberais enceinte, je n’aurais pas du tout choisi de faire tout cela. Pourtant, avec mon mari, on y a vu un signe et on a foncé.» Devant l’ampleur de ce qui s’annonçait, la grossesse, l’entreprise nouvellement créée et le projet de reprise de la cafétéria, le couple a su qu’ils allaient devoir changer leur façon de fonctionner. Après une véritable mise au point sur le rôle de chacun – « mon mari est l’aîné d’une famille algérienne, c’est-à-dire le roi du monde. Pourtant, dès qu’il a su qu’on allait avoir un enfant, il est devenu un homme» -, Alexandra a su qu’elle pouvait compter sur lui.
À l’entretien de négociation avec la direction de l’école, Alexandra est «enceinte jusqu’au cou». «Ils n’ont pas regardé mon ventre une seule fois, on a négocié à fond, tout s’est bien passé malgré le fait que j’accouchais le mois de l’ouverture.» Elle remporte l’appel à projet puis crée sa deuxième entreprise: Le Spot.
Depuis, l’entreprise de compostage a fermé, le Spot a grossi, entre 11 et 15 salariés en fonction de l’activité, d’un coté traiteur bio et et de l’autre restaurant du WIP, un tiers-lieu située dans un vestige industriel de l’ancienne usine de métallurgie SMN, à Colombelles, à côté de Caen.
L’entreprise a trouvé son rythme de croisière, son mari est un papa à plein temps: «un homme à la maison» qui assume ce rôle depuis des années, permettant à Alexandra de mener une vie active entre le monde de l’entreprise et la politique. Elle a rejoint le groupe Écologiste et Citoyen, et a été élue conseillère municipale à Caen.
Elle a enfin trouvé le moyen d’apporter des réponses à toutes ces personnes qu’elle a accompagnées durant sa première vie professionnelle.
La semaine prochaine, nous partirons à Osmanville, à côté d’Isigny sur Mer. Là-bas, Clémence Gadeau et Mathieu Cannevière se sont lancés dans un élevage bio de pou
Clémence et Mathieu, éleveurs de poules pondeuses
Publié le 22 février 2021Si vous faites vos courses sur les marchés d’Isigny-sur-mer, Carentan, Valognes ou Bayeux, vous ne manquerez pas ce stand arborant fièrement de magnifiques poulettes sur des tabliers rouges et noirs. Cocotte & Co, «des oeufs bios T’cheu nous» pouponnés par Clémence, psychologue et Mathieu, militant politique et enseignant, devenus ensemble éleveurs de poules.
Clémence a grandi dans une famille modeste, de culture ouvrière par sa mère et bourgeoise par son père. Sa mère est secrétaire dans une entreprise de transport et la vie professionnelle de son père, cadre consultant, est faite de bilans de compétences et de changements de vie. De son côté, Mathieu est issu d’un milieu ouvrier assez pauvre, sans environnement culturel ni intellectuel. Sa mère est sans emploi et son père a monté son entreprise dans le bâtiment, mais sa gestion hasardeuse et frauduleuse le pousse à la faillite, plongeant toute la famille dans une spirale infernale émaillée de violence intra familiale et de galères financières: «ça a bousillé toute notre enfance à mes sœurs et moi», raconte-t-il.
«J’ai toujours pensé que si on n’a rien à manger dans son assiette, l’écologie c’est loin»
Leur approche de la vie post bac est bien différente. Pour Clémence, ce sera l’université avec la farouche envie de devenir psychologue. Pour Mathieu, la «tradition familiale» veut qu’on ne fasse pas d’études alors «après le bac, à la porte!». Il décroche un boulot administratif dans un CCAS qu’il abandonne au bout de deux ans, épuisé d’être au contact permanent avec «celles et ceux qui subissent sa vie d’avant». Il croise Clémence qui réussit brillamment son parcours universitaire. Alors qu’elle décroche à l’issue de son master «le poste de ses rêves en pédopsychiatrie», Mathieu décide de faire des études, un BTS économie sociale et familiale, puis un master en droit-éco gestion.
Faire autrement
Peu enclin à la direction d’une équipe, et «trop conscient de l’aspect salariat et management dans le milieu du social et de la santé», Mathieu rejoint EELV, avec la tenace envie d’apporter de l’économie et du social dans l’écologie: «J’ai toujours pensé que si on n’a rien à manger dans son assiette, l’écologie c’est loin». Il s’implique localement puis au niveau national avant de rejoindre la création du parti Nouvelle Donne – aux côtés de Pierre Larrouturou et Stéphane Hessel – qu’il quitte, en affirmant: «plus jamais d’associations! ». Il devient prof d’économie. Profitant d’avoir régulièrement du temps grâce à son travail, il multiplie les stages en plomberie ou maraîchage. «Je voulais tout découvrir.»
En contact avec les patients qu’elle adore, Clémence s’éclate dans son boulot et son employeur la soutient dans ses projets de formations; puis elle commence à sentir les premiers signes de fatigue «face à des méthodes de management avec lesquelles je n’étais pas forcément en accord et les conséquences du manque de moyens des services sociaux». Elle, qui ne croit pas aux professionnels de la politique, sent qu’il y a une urgence à faire autrement, en tant que citoyenne.
À Osmanville, à côté d’Isigny-sur-Mer où ils vivent, Clémence et Mathieu sont témoins de la souffrance du monde agricole, mais aussi de la condition animale, de l’impact environnemental, du modèle conventionnel. Face à la complexité de tous ces enjeux, ils se mettent à rêver et imaginer des réponses à toutes ces questions. Ils doutent. Ils s’interrogent. Ils font le point.
La bataille sera rude, il faudra fournir la preuve qu’ils peuvent devenir paysans, eux qui ne viennent pas de la terre.
Ils s’aiment et ont la volonté à deux de faire bouger les lignes, ainsi qu’une bonne dose de confiance en la vie. Le récent achat de leur maison – une bâtisse du 18ème siècle dotée de deux hectares de terre – sert de révélateur. Après plus d’un mois à bosser activement et physiquement dans leur maison, Clémence demande à Mathieu: «Pourquoi ne pas se lancer dans un projet à 30 ans plutôt qu’à 40 ans ?» Il approuve.
«Nous souhaitions […] tout apprendre de zéro.»
Mathieu quitte son emploi qui l’oblige à parcourir tout le département et à dormir sur place loin de la maison. Il se fait embaucher à la coopérative laitière voisine. Un métier physique et rude, mais qui lui libère l’esprit pour se consacrer à l’élaboration du projet de la ferme pour Clémence. Il leur faut mettre toutes les chances de leur côté et se battre avec leurs armes: la rédaction de dossiers, la modélisation économique du projet.
La bataille sera rude, il faudra fournir la preuve qu’ils peuvent devenir paysans, eux qui ne viennent pas de la terre. Alors que le projet avance pour permettre à Clémence d’en prendre les rênes, Mathieu tombe malade et développe une allergie sévère à la poudre de lait. Il est contraint d’arrêter son travail. L’installation devient un projet pour eux deux. En janvier 2019, Clémence quitte son emploi. Après six mois de montage de dossiers en tout genre, de batailles rudes avec les institutions, de désillusions mais aussi de nombreux soutiens, ils posent la première pierre de leur poulailler. Nous sommes en mai 2019.
Leur conversion ne fait que commencer. Clémence et Mathieu ont cette passion commune: l’autodidactie. «Nous partagions tous les deux, pour différentes raisons, le désir de nous dépasser. Nous souhaitions tous les deux aller vers des domaines inconnus, tout apprendre de zéro.» Il leur faut en effet maintenant bâtir ce projet, c’est-à-dire rénover les bâtiments existants, et transformer. Ces heures de travail sont récompensées par l’accueil des personnes sur les marchés. «Le marché est un formidable pourvoyeur de lien social. C’est incroyable ce qu’un œuf peut amener comme réflexion et permettre le dialogue», expliquent-ils aujourd’hui.
15h de travail par jour
Même si leur exploitation est encore modeste, que le chemin est long et parsemé de défis, ils savent ainsi qu’ils peuvent compter sur leurs clients, sensibles au bien-être des «cocottes». « Nous ne savons pas si nous réussirons, nous ne savons pas si nous arriverons à franchir toutes les épreuves auxquelles nous devrons faire face, nous avons peur bien sûr, mais nous ne sommes pas seuls»
«Faut le vouloir de bosser autant, il y a une version idéalisée du retour à la terre, mais si nous n’étions pas deux, ce serait impossible en alternatif »
Actuellement, Clémence et Mathieu travaillent 15h par jour et malgré la crise que nous traversons, ils ont atteint leurs objectifs financiers. Leurs statistiques, consciencieusement conservées et répertoriées, sur leur méthode d’élevage, les taux de ponte ou de mortalité sont bien meilleures que la moyenne, indiquent-ils, «même en bio». Ils pensent au développement de la ferme, « réfléchir aux semences utilisées pour les céréales de nos cocottes, limiter notre impact en termes d’énergie fossile et avancer toujours plus dans notre rapport aux animaux».
Les nouveaux paysans ont quand même hâte de pouvoir lever le pied «avoir une vie à 100 à l’heure et plus à 300…faut le vouloir de bosser autant, il y a une version idéalisée du retour à la terre mais si nous n’étions pas deux, ce serait impossible en alternatif ». Ils ont une vision de l’avenir qui divergent parfois: avoir tout remboursé et une maison finie pour Mathieu, du temps pour aller se balader et profiter un peu pour Clémence. L’aventure continue.
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