Janvier 2025

Sauvés par le ring

Marylène Carre (texte) - Emmanuel Blivet (photographies)

Les quartiers nord

Publié le 3 janvier 2025

Le nom de Médine, le rappeur du Havre, ne vous est peut-être pas inconnu. Mais qui connait Doudou, Djamila, Nahim et Leïa ? La famille Zaouiche a créé la Don’t Panik Team au Havre en 2011, pour sortir la boxe et les gamins des quartiers populaires. Un poing levé contre le racisme et l’injustice sociale.

Direction les quartiers nord du Havre, là-haut sur le plateau, loin du centre et de la plage. Sur la frontière entre la Mare rouge et le Bois de Bléville, deux quartiers « sensibles » bien connus des Havrais, le gymnase Jules Guesde ressemble à tous ceux des zones périphériques, construits dans les années 1960 pour la pratique des sports collectifs. Je cherche un nom sur le bâtiment, il n’y en a pas. De porte d’entrée non plus. Le parking est désert. Je me résous à appeler Abdelwahab Zaouiche.

Barres d’immeubles des années 70 situées juste derrière le gymnase Jules Guesde. Le Havre.

 « Allo M. Zaouiche ? Je suis la journaliste de Grand Format… » Un coup de klaxon, le voilà qui se gare. « Désolé du retard ! ». Un petit homme alerte en survêtement noir et tout sourire me tend la main. Je rentre après lui dans le gymnase par une porte dérobée. Aucune chance de trouver l’entrée. « Les filles arrivent bientôt, me dit-il. J’installe mon matériel et je suis à vous. » Et le voilà reparti sur le même rythme du côté des réserves. Je le regarde poser des plots jaunes au milieu du gymnase et suspendre des sacs de frappe aux potences. « Et voilà la salle de boxe », sourit-il. Pour faire un ring, il suffit de détourner les filets de badminton. La boxe est un sport d’adaptation.

« La boxe est un sport d’adaptation qui trouve toujours son chemin, comme une bouture qui perce le goudron et finit par donner des fleurs. »

Médine

Il est 18h, la nuit est tombée quand les premières filles arrivent au gymnase. Elles sont âgées de 17 à 30 ans et ce sont elles qui ont insisté pour avoir un créneau d’entrainement non mixte. « Elles voulaient faire du sport entre elles, sans le regard des hommes et sans être jugées », m’explique Abdelwahab, que tout le monde au Havre appelle « Doudou ». « Ensemble, elles parlent de tout, sans tabou. Certaines ont des soucis et me les confient. » Après une longue séance de cardio, les filles enfilent les gants. « On met de l’intensité, du travail », lance l’entraineur. Les chaussures couinent sur le sol. J’ai gardé mon manteau tandis que les boxeuses ruissellent de sueur.

Le gymnase Jules Guesde, sur la frontière entre La Mare Rouge et le Bois de Bleville, quartiers nord du Havre.

Doudou, « le vieux sage »

Abdelwahab Zaouiche est né en Algérie, en 1959. Il quitte « le bled » en 1963, avec sa mère et son frère, pour rejoindre le Havre où son père travaille comme ouvrier du bâtiment à la reconstruction de la ville. En 1966, ils emménagent dans les nouvelles barres d’immeuble HLM construites à côté du Bois de Bléville, au nord du Havre, pour loger les communautés immigrées. « C’était une époque formidable, se souvient-il, où tout le monde se connaissait et s’entraidait, comme un village.» Les gamins sortent en bande ; parfois il faut savoir faire sa place. Plutôt chétif et timide, Abdelwahab se retrouve un jour au cœur d’une bagarre. Les copains forment comme un ring autour de lui, l’encouragent. Abdelwahab met à terre son adversaire. « J’ai adoré ce combat. Je me suis senti exister. En rentrant à la maison, ma mère ne m’a même pas engueulé. »

Avec ses copains, Abdelwahab va voir les dockers du port du Havre s’affronter à la boxe anglaise le samedi soir dans la salle annexe de la piscine municipale, rue de la Pérouse. La boxe anglaise est la boxe des pauvres. Les poings, rien que les poings. « La lutte syndicale et la boxe anglaise ont souvent été liées », rappelle Selim Derkaoui, qui cite en référence le film Billy Elliot. Où les mineurs en grève, sévèrement réprimés par le gouvernement de Margaret Thatcher, sortent les poings contre les forces de l’ordre.

« On n’arrive pas à la boxe par hasard. Pour pratiquer la boxe, il faut une rage. Là où il y a des usines, il y a un club de boxe. »

Selim Derkaoui

Dans les années 1960, on compte trois clubs de boxe au Havre : le HAC, Porte Océane et l’Olympique Havrais, qui s’entrainent tous rue de la Pérouse. « Puis il y a eu un clash entre les entraîneurs et seule l’OH est restée. » Depuis son combat glorieux, le petit Algérien rêve de boxer, mais il n’a pas d’argent.  « Viens et on verra », lui répond l’entraineur. Gérard Susunaga, docker et boxeur, cinq fois champion de Normandie, a formé à l’école de l’Olympique Havrais des générations de gamins pendant cinquante ans. C’est lui qui va entraîner Doudou. « À partir de 1974, j’y vais tous les jours. J’apprends très vite ». En 1975, il a 16 ans et gagne son premier combat. S’ensuit une belle carrière de boxeur amateur, en équipe de France pendant quatre ans.

Sur un des murs trône le portrait en noir et blanc de Doudou dans les années 70.

En 1978, il est pressenti pour aller aux jeux olympiques de Moscou. Il doit intégrer le Bataillon de Joinville ou « l’armée des champions », un corps de l’armée qui accueille les meilleurs athlètes du pays. Avant cela l’attend un mois de préparation physique intense à l’Insep, sous la baguette d’un entraineur russe. Un mois « très hard », au terme duquel les cinq meilleurs boxeurs français vont combattre au championnat d’Europe amateur. C’est un échec : les jeunes boxeurs se donnent à fond mais ne récoltent qu’une seule médaille de bronze. Le président de la Fédération française de boxe est furieux et les réprimande. Abdelwahab a 19 ans, piqué au vif, il répond : « Faudrait peut-être vous remettre en question vous aussi ? » Ni une, ni deux, la sanction tombe : la jeune équipe n’ira ni à Joinville, ni aux JO. La fédé a repêché l’équipe B.

« J’y pense encore, soupire Doudou. Si j’avais appris à fermer ma gueule… Mais à cet âge-là, j’étais sanguin et je ne supportais pas qu’on me manque de respect. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais ils ne m’ont jamais appris à la fermer ». Aujourd’hui, chaque fois qu’il voit un jeune s’emporter, il lui dit : « écoute les conseils du vieux singe, ne reproduis pas mes erreurs ».

Pendant un temps, Doudou a été tenté par la boxe professionnelle. Il a fait cinq combats avant d’être écœuré. « Je me faisais massacrer pour du fric. J’étais de la chair fraîche dans le business de la frappe. J’ai arrêté la boxe et j’ai repris mon boulot sur le port. J’avais un salaire et je rentrais tous les soirs à la maison. Ma femme venait d’accoucher de Médine. » C’était en 1983.

Au Bois de Bléville, la Maison pour Tous a ouvert lors de la seconde vague de construction du quartier en 1973, au pied d’une tour d’immeuble. Le local associatif est vite devenu le lieu de rencard des jeunes du quartier et un refuge hors de la rue, avec la présence encadrante des animateurs et des bénévoles. À l’hiver 1990, des émeutes éclatent à Vaulx-en-Velin puis un peu partout dans les banlieues françaises. Le premier ministre, Michel Rocard, lance le premier plan Vigipirate, puis pendant l’été un plan « Prévention été » pour occuper les jeunes des banlieues. Le directeur de la Maison pour Tous propose alors à Abdelwahab Zaouiche et Mohammed Chetioui, lui aussi ex-boxeur de l’Olympique Havrais et couvreur de métier, de monter une activité boxe. Doudou et Momo ont grandi dans le quartier, dont ils sont devenus des figures emblématiques, grâce à la boxe. Dès la rentrée 1991, un cours est ouvert qui attire tous les jeunes des quartiers nord : Bois de Bléville, Mare rouge, Montgaillard, Caucriauville.

Pendant cinq ans, les gamins vont sortir de la rue pour entrer sur le ring. Un ring amovible installé au milieu de la salle polyvalente. Samad avait 8 ans et il était le premier pratiquant du club, avec Médine et le fils de Momo. « Je trainais souvent à la Maison pour Tous et un jour l’animateur m’a parlé de cinq séances gratuites pour essayer la boxe. Gratuit, c’était le seul argument qui comptait pour ma mère. J’ai pris les baskets de ma sœur (les miennes étaient trop défoncées) et j’ai essayé. Ça a duré des années après. Je me souviens qu’on payait les trois premiers mois et après, Doudou effaçait l’ardoise. »

Samad a remporté le premier trophée du club, un titre de champion départemental à Saint-Lô. « On était forts ! En compétition, on était les moins bien sapés, mais les plus motivés. » À 43 ans aujourd’hui, il n’a jamais oublié ces années de boxe. « On avait beaucoup de respect pour nos entraineurs, et eux nous prenaient aussi au sérieux. Ça m’a apporté de la discipline, mais aussi de la confiance en moi. »

Ci-dessus : Edine Kaddour, ancien boxeur, donne des cours aux enfants et ados tous les mercredi et vendredi soirs au gymnase Jules Guesde.

« En compétition, on était les moins bien sapés, mais les plus motivés. »

Nasser Benrabah avait 16 ans et était fier d’avoir dans le quartier un boxeur professionnel comme Doudou. « On le voyait courir au bois et s’entrainer. On allait l’encourager lors de ses combats ». Comme Doudou, Nasser est fils d’immigré algérien. Son père était soudeur sur le port ; il a eu sept garçons et deux filles. « La boxe, c’est tout ce qu’on avait dans le quartier. On s’y sentait bien et on était respecté. » Il a 62 ans aujourd’hui et est revenu vivre au Bois de Bleville. « C’était pour les jeunes une vraie occasion de sortir et d’obtenir quelque chose qui manque cruellement, aujourd’hui encore, quand on vient d’un quartier populaire : la valorisation », explique Abdelhafed Chati, l’actuel directeur du centre social La Fabrique Pierre Hamet (ex-Maison pour tous), qui était animateur à l’époque. « Doudou et Momo étaient aussi très vigilants au bien-être et à la santé des jeunes. Ça les obligeait à avoir une certaine hygiène et une discipline de vie. Ils avaient une influence très positive dans le quartier ; tout le monde se réjouissait des victoires des jeunes. » Cinq d’entre eux seront qualifiés au championnat de France et l’un d’eux deviendra même champion de France universitaire.

Mais aux élections de 1995, la mairie communiste du Havre tombe. La droite prend le pouvoir avec Antoine Rufenacht. L’expérience s’arrête. Doudou se met à la course à pied.


*« Rendre les coups. Boxe et lutte des classes » de Selim Derkaoui, Le passager clandestin, 2023. Le père de Selim, Mustapha, a été boxeur amateur au début des années 1980, deux fois champion de Normandie et coach de boxe éducative à Hérouville-Saint-Clair (Calvados).

En 2023, un petit film sur les 50 ans de la Maison pour Tous a été réalisé. On y retrouve Doudou ici.

À suivre, dans le prochain épisode – Entre le béton et la mer

Episode 2 - Entre le béton et la mer

Publié le 15 janvier 2025

Ci-dessus : Médine, lors du gala de boxe de la Don’t Panik Team, le 4 mai 2024 à l’espace Simone-Veil au Havre. ©Marylène Carre

Médine, « el président »

Médine Zaouiche est déjà un rappeur reconnu (il a sorti son premier album en 2004, « 11 septembre récit du 11e jour ») quand il décide de « se remettre en forme » physiquement. Avec des copains, il pratique le MMA et le grappling, un dérivé de la lutte. Pour obtenir des créneaux dans les salles de sport, ils ont monté une petite association. Au cours d’un footing avec son père, Médine lui demande de venir faire un entrainement : « On a besoin de la méthode Doudou Zaouiche pour progresser. » Mais à l’époque, Abdelwahab s’est éloigné de la boxe et enchaine les marathons. « À chaque sortie, il remettait ça, raconte le père. J’en parle avec ma femme. Je me demandais ce qu’il faisait avec son association. » Il finit par accepter de faire un premier entrainement, puis un second, un troisième. Chaque fois, les participants sont plus nombreux, jusqu’à une cinquantaine dans le gymnase. Le grappling a disparu, la boxe anglaise a pris le dessus.

C’est l’son des cloches et des bruits dans le gymnase
C’est quand l’odeur de la sueur s’apparente à celle du gaz
(…)
Le second souffle qui envahit nos poumons
Le goût du sang dans la bouche qui tout à coup devient bon
(…)
En garde haute face au crochet du diable
Envoie l’ennemi au tapis lorsque j’ai balancé mon jab
(…)
Et t’as pas mal (j’ai pas mal), t’as pas mal (j’ai pas mal)
La soif de vaincre anesthésie, les coups de l’ours ne font plus mal

Médine, Victory

« Banco, on y va, concède le père. On crée un club en bonne et due forme. Je fais les démarches auprès de la Fédération Française de Boxe, du comité régional. On monte un bureau et on s’affilie en 2011. » Dans le bureau, il y a le père et ses deux fils : Médine, qui prend le rôle de président et Nahim, déjà impliqué dans les clips de Médine, qui va prendre en charge la communication. Leïa, la benjamine de la famille, aide son père dans les fichiers Excel.  Djamila, la mère, ne veut « pas entendre parler de boxe à la maison » mais suit l’aventure familiale sans en perdre une miette. D’ailleurs tout a commencé dans une salle de boxe, il y a 47 ans. Djamila était la voisine de Gérard Susunaga, l’entraineur de l’Olympique Havrais. Les voisins sortaient ensemble à la salle. Après un combat, Doudou a demandé au père de Djamila l’autorisation d’aller boire un verre avec sa fille. « C’était un kabyle, on ne rigole pas avec les conventions », sourit Doudou. 
En septembre dernier, quand Médine a démissionné du poste de président pour ses engagements artistiques et politiques (il s’affiche de plus en plus comme militant contre l’extrême-droite), « Madame Zaouiche » est devenue présidente.

Le club prend progressivement la relève de l’Olympique Havrais, qui s’arrête définitivement en 2018. La Don’t Panik Team est alors officiellement installée à La Pérouse. Le nom du club est le titre d’une chanson de Médine « qui raconte qu’il ne faut pas avoir peur de l’autre, de l’étranger ».

Don’t Panik, voici mon slogan
Sortez les cuirasses et renfilez les gants
Banlieusard de ta ville, dis-leur Don’t Panik !
Prolétaire de ta classe, dis-leur Don’t Panik !
Africain de ta peau, dis-leur Don’t Panik !
Musulman de ta foi, dis-leur Don’t Panik !
Mon slogan, ma devise, c’est le Don’t Panik !

Medine, Don’t Panik

Sur le logo, deux sacs de frappe se croisent comme deux épées, sous un poing levé, déjà associé au label du rappeur, symbole de la rage et du combat. Le rap en constitue la bande son originale. Les références à la boxe sont nombreuses dans les textes de Médine, très politiques. Ils dénoncent le racisme. Dans Saint-Modeste, il raconte un combat de son père dans les années 1980 : « Quand il boxait toujours en amateur. Le cri d’un homme dans la tribune nord : Un bon arabe est un arabe mort ». Et ils suggèrent l’idée d’une fierté maghrébine et noire retrouvée sur le ring : « C’est toujours ceux qui lèvent le poing avant la fin. T’envoient mordre la poussière », chante Médine dans Victory.

La Pérouse

Sur la porte extérieure, quelques lettres de l’ancienne annexe de la piscine municipale résistent. Le hall d’entrée et la cabine de caisse sont restés intacts. Mais dans les étages, les vestiaires n’accueillent plus de baigneurs mais des pratiquants de boxe anglaise et de kick-boxing, l’autre club résident du bâtiment municipal. Ambiance années 1960, du sol au plafond.

Au premier étage se trouve la salle de boxe : celle de l’Olympique Havrais à ses débuts et aujourd’hui de la Don’t Panik Team. Un ring d’un côté, des sacs et un mannequin de frappe (le fameux « bob » dans toutes les salles de boxe), un punching-ball, des miroirs. Pas de fenêtre dans le sanctuaire de la frappe, isolé du reste du monde. Sur les murs s’affiche un demi-siècle d’histoire de la boxe havraise. On y retrouve le jeune Doudou, coupe à la Mohammed Ali et blouson de cuir ; une pochette de vinyle de la bande originale de Rocky III, l’Œil du Tigre ; des photos d’équipe.

Nahim et ses élèves lors de l’entrainement compétiteurs du mardi à la salle de La Pérouse au centre-ville du Havre.

Une enceinte diffuse du rap ; l’entrainement commence : vingt gaillards, de toutes tailles, s’échauffent. Nahim, chronomètre en main, donne le tempo. Durant les deux heures que dure chaque séance en salle, les boxeurs répètent inlassablement les mêmes exercices selon un dosage finement ajusté : rounds de shadow-boxing devant la glace (coups portés à un adversaire imaginaire), travail au sac de frappe, saut à la corde, course dans les escaliers. Tous les participants vont de concert, en séquences de trois minutes séparées par un repos d’une minute, qui simulent la cadence du combat et synchronisent leurs ébats. À chaque cycle, les mêmes soufflements, gémissements étouffés, galop sur le carrelage, cliquetis métalliques des sacs de frappe, claquements mats des poings gantés. La température monte, les corps ruissellent de sueur.

Ils débordent de la salle, trop petite, dans les couloirs, les escaliers, les vestiaires. Je me suis posée dans un coin pour observer leur ballet, tandis qu’Emmanuel, notre photographe, se faufile entre eux. Certains portent un k-way malgré la chaleur, pour « faire le poids », c’est-à-dire arriver au poids réglementaire requis pour leur prochain combat. « Donnez-vous à fond ! Chacun le fait pour soi, pas pour moi », lance Nahim aux gars. Le corps devient machine, arme, qu’il faut huiler et entretenir.

Nahim, « the coach »

Nahim Zaouiche a grandi au Bois de Bléville. « C’est toujours mon quartier de cœur ». Avec Aly Soumaré, un copain du quartier, ils ont créé une association pour construire des projets avec les jeunes : Jeunesse BDB. Au printemps dernier avait lieu la quatrième édition de l’opération « Nettoie ta street ». Après quoi, une quinzaine de jeunes devait partir l’été en séjour éducatif dans le Lot-et-Garonne. Mais la préfecture et la ville ont stoppé les subventions. Jeunesse BDB a dû cesser ses activités.

Nahim prépare Adel avant son combat lors des championnats Elite de Normandie à Bayeux. 23 novembre 2024.

Petit, Nahim a toujours accompagné son père dans les salles de boxe. Il fait la même chose avec ses deux garçons, de 10 et 5 ans. Il a passé un diplôme de logistique et comme son père, a travaillé sur le port, tout en tournant des clips pour son frère Médine. Au club, Nahim a d’abord été l’assistant coach de son père. Pour être dans les clous, ils ont passé tous les deux le diplôme d’entraineur délivré par la Fédération. Ils se partagent les séances : Nahim prépare les boxeurs amateurs à la compétition, les suit le week-end sur les meetings. Il intervient aussi auprès des détenus au Centre pénitentiaire du Havre. Doudou s’occupe de la boxe loisir et de la boxe féminine. L’ancien boxeur Eddine Kaddour, « l’ami de la famille », encadre les enfants en boxe éducative (sans coups portés).

Il y a deux ans, Nahim a passé son BPJEPS, qui permet de diriger une structure sportive, avec l’ambition de devenir salarié du club. Mais les maigres subventions ne le permettent pas encore. Après quelques années au RSA pour se consacrer au club, Nahim a dû se résoudre à reprendre un boulot.

Le club compte 270 adhérents, mais seulement 165 licenciés. Car la licence, il faut la payer en plus. Pour ceux qui ne peuvent même pas payer l’adhésion, le club propose de payer en dix fois, vingt-cinq fois. Ou pas. C’est depuis toujours la politique de la maison : « accueillir tout le monde ». Sauf qu’aujourd’hui, la salle de la Pérouse ne peut accueillir plus de 20 boxeurs à la fois. Il faudrait abattre une cloison pour s’agrandir. En 2020, la nouvelle équipe municipale était venue prendre des mesures. « C’est faisable » avait-elle dit. Mais toujours pas fait. Alors le club doit multiplier les créneaux, midi et soir, chaque jour de la semaine, sur les deux sites de la Pérouse et la Mare Rouge.  

Une école de la vie

D’après le rapport 2009 de l’observatoire national des zones urbaines sensibles, les clubs d’art martiaux et de sport de combat sont les organisations sportives les plus nombreuses au sein des 215 quartiers les plus difficiles. On fait appel aux clubs de boxe pour faire du social, pour que les jeunes « fassent un truc ». Les entraineurs eux-mêmes issus du quartier, souvent bénévoles, vont pallier le désengagement de l’État sur ces territoires.

« J’ai vu les gamins grandir avec le club et s’en sortir ensuite professionnellement. Parce qu’ils ont trouvé une stabilité et des valeurs : le respect, la discipline, l’abnégation, le travail, le sacrifice, énumère Nahim. On s’est rendu compte qu’on n’était pas seulement un club de sport. La boxe est un formidable outil de mixité. T’apprends à t’entendre avec les autres et à t’adapter. Tu vois tous les types de gens à la salle : des policiers, des jeunes de quartiers, des soudeurs et des chefs d’entreprise, des filles, des mecs, des juifs, des arabes… Apprendre à s’entendre, comprendre les gens, pourquoi ce mec-là il est comme ça. C’est une école de la vie en fin de compte. »

Sur le ring, Nahim a enfilé des « pattes d’ours » qu’il tend à son élève pour travailler les enchainements. A l’approche d’un match, le boxeur va enchainer trois à quatre reprises de sparring, un combat d’entrainement. « Le sparring, c’est comme une partie d’échec. Tu esquives, tu chasses les coups de l’adversaire, tu déjoues son attaque et tu frappes. » Je lui demande s’il ne craint pas de recevoir un vrai coup (d’autant qu’il a gardé ses lunettes de vue !), mais la question semble saugrenue. « Ils savent où ils visent. » Je me dis qu’il doit y avoir une grande confiance entre partenaires de sparring. La séance se termine, les corps sont épuisés et détendus. « Ils ont déchargé toutes leurs frustrations sur le sac de frappe et sur le ring. Une fois dehors, ils arrivent plus facilement à gérer les conflits, à s’entendre avec les autres, à avoir de bons rapports, sans se mettre en colère », poursuit Nahim. Son père m’a expliqué lui aussi que « quand tu te mets pour de bon à t’entrainer, tu tires le meilleur de toi-même. Et la boxe, elle te donne cette discipline. Une fois que tu l’as, tu peux l’emporter dans le monde extérieur et l’appliquer à tout »

Amina, « l’ambassadrice »

Aux murs de la salle de boxe, dans le gymnase là-haut, dans les vestiaires, le portrait d’Amina Zidani est partout. Poings en position de garde, regard intense. Doudou se souvient de leur première rencontre en 2011, quelques mois après la création du club. « Un jour, une fille passe la porte dans son manteau kaki, les mains dans les poches : Il parait qu’on peut faire de la boxe ici, demande-t-elle.  C’est quoi la compétition la plus importante ? »

Amina a grandi dans le quartier du Bois de Bléville. Elle a 18 ans. Elle a décroché de l’école. C’est en visionnant un reportage sur le légendaire Mohamed Ali, qu’elle découvre qu’il a une fille, Laila Ali, qui est également boxeuse. « Sa beauté et son charisme sur le ring m’ont donné envie de me lancer dans la boxe. ». Alors elle sonne à tous les clubs. Mais à 18 ans, il est trop tard pour commencer une carrière dans la boxe, s’entend-elle répondre. Sauf à la Don’t Panik. Au lieu de lui rire au nez, Doudou lui répond très sérieusement. « Très bien, alors on va se mettre au travail. »  
Et ça commence dès le lendemain. Amina va s’entrainer avec des garçons, car il n’y a pas encore de filles au club. La boxe est le dernier sport autorisé aux femmes en France. C’est seulement en 1999 que la boxe féminine amateur entre dans la compétition et en 2012 que les boxeuses peuvent participer aux JO. 2012, c’est aussi l’année du premier combat pour Amina. L’année suivante, elle en enchaine quinze.

« Quand tu prends ta première niaque, ce n’est pas un loisir, ça devient un mode de vie. Qui donne envie de gagner, de me donner à fond dans tout ce que j’entreprends ».

Amina Zidani


Quatre ans plus tard, en 2016, elle est sacrée championne de France. L’année suivante, le club havrais organise les championnats de France de boxe féminine. Doudou sourit en se remémorant l’image d’Edouard Philippe, maire du Havre depuis 2010, et lui-même boxeur, sur le ring aux côtés de Médine. « La première et dernière fois qu’on l’a vu au club ».
Amina cumule six titres de championne de France. Elle rejoint l’équipe de France, mais sa « vraie famille », la Don’t Panik Team, lui manque. À Paris, elle finit par trouver un entraineur qui accepte qu’elle garde sa licence au club havrais. En 2023, elle décroche le titre de championne d’Europe aux Jeux européens de Cracovie, son ticket d’entrée pour les Jeux Olympiques. Et c’est avec les couleurs du petit club normand qu’elle part à Paris à l’été 2024.

Comme Médine, elle reste fidèle au club et à la ville. « Le Havre, j’y suis né, j’y vis, j’y meurs », chante le rappeur. Après sa qualification, Edouard Philippe s’est fendu d’une lettre de félicitations à la team. Amina ne décroche pas de médailles aux JO, mais son parcours inspire à jamais les jeunes femmes des quartiers. « Elle a envoyé plein de signaux positifs : que tout est possible, qu’il faut croire en soi et rester dans le droit chemin », estime Doudou.

Le gala de boxe

4 mai 2024. La Don’t Panik Team organise un gala de boxe à l’espace culturel Simone Veil, en plein centre du Havre. À l’époque de Susunaga, les galas de boxe avaient lieu salle Franklin, un ancien cercle ouvrier datant de 1875, qui abrite la Maison des syndicats. Mais Médine a voulu sortir la boxe du milieu ouvrier pour « la marier avec la culture. » Il a organisé des galas au Magic Mirrors et au Tetris, la scène de musiques actuelles. Et tant pis s’il faut faire venir un ring, le monter, reconfigurer la salle.

Le label de Médine, Din Records, est venu prêter main forte pour organiser la soirée, qui mobilise 60 bénévoles du club. DJ, projecteurs, enceintes. Amina Zidani, la marraine du gala, est là aussi. Les boxeurs arrivent de tout le grand ouest pour se confronter à la « team ». Je comprends que le gala de boxe est avant tout un spectacle, au cours duquel les boxeurs, quittant l’obscurité protectrice de la salle, entrent dans la lumière. Sur le ring, ils deviennent le point focal de l’action et de l’attention de tous. Ils se sont parés de noms de guerriers : La Quica en référence au tueur à gages d’Escobar, Drago, l’adversaire de Stallone dans Rocky IV, le boucher… Et puis il y a Pitch, une sorte de colosse en peluche, qui raconte que son surnom lui vient des potes du quartier, quand il raffolait de cette petite brioche au chocolat industrielle…

Avant l’entrée des guerriers dans l’arène, Médine monte sur scène pour interpréter La puissance du port du Havre, en duo avec le rappeur havrais Alivor.

Ma ville et moi en vrai on est les mêmes
On s’est fait bombarder pendant la guerre
On est pris pour les plus laids dans la presse
On vit entre le béton et la mer
Entre le patrimoine et les quartiers délabrés

Médine

Alivor, c’est aussi le mari de Leïa, la benjamine de la famille Zaouiche. Il joue actuellement dans le spectacle musical « La Haine », adapté du film éponyme par son réalisateur, Mathieu Kassovitz. Il y interprète le rôle de Hubert Koundé et chante le titre « L’4mour » de Médine : « On n’ouvre pas la porte du vivre-ensemble avec une clé d’étranglement (…). Ce sera jamais nous contre eux (…) faut qu’on brise le narratif que tout le monde retrouve ses esprits (…) on va tous finir par se « kill » alors j’ai plus qu’une chose à dire : L’amour »

Écoutez le gala de boxe :

 « Que le ring parle ! », lance l’arbitre, chemise blanche, pantalon à pinces et nœud papillon. Dix combats s’enchainent au cours de la soirée qui se termine par un combat pro. Dans la salle, l’ambiance est familiale et joyeuse. Finie l’époque où la boxe, ce sport de racaille, n’attirait que les ouvriers et les dockers. Elle s’est ouverte aux femmes, aux cadres, aux bobos. Les élus, les sponsors, et les partenaires, tout le « réseau » de Médine, ont leur accès VIP. Au pied du ring, sur des chaises, il y a la génération de Doudou. Et dans la tribune, les gamins du Bois de Bléville, ceux que Nahim emmène en camp l’été et toutes les fans d’Amina. Toute la team et en regard, presque la ville. Entre le béton et la mer, la puissance du port du Havre.

Une artiste en résidence

De septembre 2023 à mars 2024, l’artiste plasticienne Esther Mégard a été accueillie en résidence au club de boxe Don’t Panik team dans le cadre d’une commande du Centre national des arts plastiques, avec le soutien de l’association nationale d’Education à l’image, L’Archipel des lucioles. Elle a réalisé un film d’animation « Sur le fil » associant broderie, image animée et documentaire sonore. En parallèle des ateliers de stop motion et de boxe ont été proposés à une classe de CM1 de l’école Henry Génestal au Havre, en partenariat avec Normandie Image et la ville du Havre. Voir leurs productions ici et là.
 
Plus d’infos ici.

Emmanuel Blivet

Photographe

Photographe, Emmanuel est un compagnon de route de Grand Format depuis sa création. Il expose régulièrement ses travaux dans le grand ouest et ailleurs, répond à des commandes et cartes blanches de la presse et d’entreprises, et croise son regard avec des journalistes et des artistes lors de résidences territoriales.

Marylène Carre

Journaliste et co-fondatrice de Grand Format. Je n’ai jamais pratiqué la boxe, mais je cours. Avec Doudou, on a pu parler de nos expériences de marathon. Mais mes entrainements ne sont pas aussi intensifs que les séances de Nahim… Merci à la famille Zaouiche de m’avoir ouvert les portes de sa tribu.