Décembre 2020

Au Foyer Léone Richet, l'humain soigne la folie

Raphaël Pasquier (texte, sons et photos)

Recréer du lien avec les psychotiques

Publié le 8 décembre 2020

A Caen, le Foyer Léone Richet accueille et aide à se reconstruire de jeunes adultes souffrant de troubles de l’organisation de la personnalité. Plus qu’un suivi médical, ils y apprennent à retrouver une place dans la société. Une alternative à l’hôpital.

À cinq minutes à pied de la gare de Caen, la Loco propose un voyage d’un genre différent. Descendre à cette adresse est l’occasion d’un premier pas dans l’univers du Foyer Léone Richet. Le restaurant thérapeutique est un arrêt obligatoire pour tout nouveau pensionnaire, éducateur ou visiteur de l’institution. Ouvert de 11h00 à 15h30 du lundi au vendredi, vous pouvez y prendre un café ou y déguster un repas complet fait-maison. En salle, au bar et en cuisine, ce sont chaque jour plusieurs pensionnaires qui s’activent à tour de rôle, accompagnés d’un éducateur ou d’une éducatrice.

La Loco est l’un des terrains de jeu essentiels dans la démarche thérapeutique du Foyer. «On partage du concret, il peut se passer des choses tout en coupant une carotte», explique Pauline, éducatrice stagiaire. Le lieu est ouvert sur l’extérieur et aux autres, mais codifié. Pour des pensionnaires souvent isolés par leurs souffrances psychiques, le restaurant permet de travailler leurs relations et leurs échanges avec autrui. Ils peuvent aussi devenir administrateurs, à parts égales avec les éducateurs, de l’association Welcome qui gère l’endroit. Jonathan, accompagné par le Foyer depuis 2009 a été élu trois fois au bureau de l’association, une expérience valorisante pour ce jeune trentenaire : «ça t’aide à devenir responsable, tu gères un truc, tu peux pas dire que tu viens pas à tel ou tel rendez-vous.»

Accueillir la psychose

Thérapies brèves visant à conditionner des comportements inadéquats.

Mettre en situation les pensionnaires, être autant dans la parole que dans l’action : ce sont des composantes de la psychothérapie institutionnelle. Ce mouvement psychiatrique alternatif né dans les années 40, et développé au fil des décennies suivantes, s’inspire à la fois de la psychanalyse et d’expérimentations cliniques de médecins pionniers comme François Tosquelles et Jean Oury. Il se positionne à l’encontre d’une « certaine psychiatrie qui sédatise la souffrance à coups de médicaments ou de méthodes comportementalistes », précise Benoît Durand, chef du service éducatif et paramédical du Foyer Léone Richet. Ici, on « accueille la psychose » pour mieux la soigner.

Un mouvement psychiatrique né pendant la guerre, au fin fond de la Lozère

Durant la Seconde Guerre Mondiale, le village lozérien Saint-Alban-sur-Limagnole est le théâtre d’une révolution psychiatrique majeure. L’asile qui s’y trouve, perché sur les hauteurs, va devenir le creuset de la psychothérapie institutionnelle. Pascal Crété — médecin-directeur du Foyer Léone Richet — raconte cette «expérience totalement inattendue qui se passe à Saint-Alban, et qui part de la privation des malades mentaux en nourriture, du fait des lois de Vichy.»

«On voit durant la guerre plus de 45000 malades mentaux qui meurent dans les hôpitaux psychiatriques français à cause de ces restrictions. A Saint-Alban une rencontre avec le psychiatre catalan François Tosquelles, va être déterminante.» Il arrive en France nourri notamment de son travail très pragmatique sur le front durant la guerre civile espagnole.

«Tout de suite il comprend que si on ne veut pas avoir des milliers de malades qui meurent, il faut se réorganiser. Pour éviter cela, Tosquelles décide de faire des cultures, du pain, des marchés… avec les patients, et pas juste les gardiens dans leur coin. En mettant cela en place avec eux, ils s’aperçoivent que les patients s’ouvrent à la relation, et ne sont pas dans un repli supposé infranchissable.

À l’époque ça n’allait pas de soi d’accueillir la folie, le jugement était alors tout autre vis-à-vis des malades mentaux. On les considérait comme des gens très différents auxquels on ne prêtait pas attention.

Il faut deux ans pour mener cette première révolution qui ne va pas être simple. Pour plusieurs des gardiens de l’asile, il n’est ainsi pas question d’aller faire les marchés avec les malades. Puis, en 1942, le premier club thérapeutique apparaît (à Léone Richet c’est la Loco). Pour pousser encore plus loin ses hypothèses, Tosquelles veut mettre à disposition des patients de vraies responsabilités, dans lesquelles ils puissent jouer la scène de l’échange et de l’accueil. Il leur donne donc la possibilité de gérer une association loi 1901. Et les soignants s’aperçoivent qu’ils y a des patients qui prennent un rôle, alors qu’on ne les en avait pas imaginés capables.»

L’épopée de Saint-Alban durant la guerre, comme matrice de la psychothérapie institutionnelle, est aussi racontée dans la série documentaire «Une histoire particulière», à réécouter sur France Culture.

À Caen, le Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM) Léone Richet prend en charge essentiellement des adultes psychotiques, âgés de 18 à 30 ans au moment de l’admission. La psychose, c’est «un rapport à la réalité qui va différer», explique le médecin-directeur Pascal Crété. La plupart des individus «abordent la réalité avec beaucoup d’imaginaire». Le névrosé met à distance le réel parfois brutal qui s’impose à lui grâce à la puissance de cet imaginaire. Le psychotique, lui, n’a pas les «outils symboliques qui lui permettent de traiter de façon simple psychiquement l’absence, la vie, la mort, la différence des sexes». Il ne se situe pas «dans un imaginaire absolu, mais dans un réel à ciel ouvert en permanence ». Chez les schizophrènes, la psychose se manifeste par la dissociation, la perte de la capacité «à se reconnaître eux-mêmes». Cet éclatement de l’unité psychique se double d’éléments délirants, qui sont des «tentatives d’auto-guérison» du patient, sefabriquant ainsi une «réalité parallèle qui lui permet de tenir».

C’est l’ensemble de l’institution qui accueille le patient «dans toute sa singularité, dans toute sa différence, dans toute sa bizarrerie»

Alimenté par ces délires, le langage des psychotiques est souvent désorganisé. Pour dépasser ces difficultés d’interaction avec eux, la psychothérapie institutionnelle met au centre de son dispositif la fonction d’accueil. De l’éducateur à l’infirmière, en passant par le comptable, c’est l’ensemble de l’institution qui accueille le patient «dans toute sa singularité, dans toute sa différence, dans toute sa bizarrerie», indique Pascal Crété. Le transfert, la relation soigné-soignant, ne se passe alors plus au niveau individuel, mais «sur la scène de l’institution : dans le quotidien, dans un couloir, dans un échange informel». Analyser comment fonctionne et dysfonctionne l’institution comme collectif soignant devient ainsi essentiel.

Personne qui conseille ou contrôle un majeur dans certains actes de sa vie civile, notamment sur les dépenses monétaires.

Au cours d’un entretien avec le médecin-directeur du Foyer, et malgré la porte fermée, un pensionnaire fait irruption et illustre parfaitement cette démarche thérapeutique. Arthur passe la tête dans l’entrebâillement de la porte et demande s’il peut avoir la carte bleue du Foyer pour le week-end. Il n’en est pas question et Pascal Crété met vite fin à la discussion. L’échange est bref mais a bien lieu, puisqu’il est reconnu comme participant à la relation de soin établie avec le patient. D’ailleurs, les questions d’argent et de budget sont loin d’être anodines pour les personnes psychotiques : cela fait partie d’un quotidien qu’elles doivent apprendre à gérer en autonomie, avec l’accompagnement d’un curateur pour la plupart.

Descente aux enfers

Arthur est pensionnaire au 125, internat de quatre places situé à quelques mètres du 121 rue d’Auge, l’adresse de la Loco et aussi de la Plateforme —l’accueil de jour du Foyer. Le 125 héberge ceux qui ont déjà réussi à s’ouvrir un minimum au monde extérieur, mais ne sont pas encore prêts à avoir un appartement à eux. Sans rentrer dans des détails encore douloureux pour lui, Arthur évoque sa «descente aux enfers» à partir de 2010 et le décès de sa mère. Plusieurs années à la rue, une hospitalisation au départ forcée, avant d’arriver au Foyer en 2016. Aujourd’hui, pour lui, sur le plan de la souffrance psychique, «ça s’améliore, mais ça reste sensible quand-même». Son défi du moment : «apprendre à respecter mes engagements, et à faire ce que je dis». Ça lui permettrait notamment de retourner passer du temps chez Jonathan, avec qui il a forgé une amitié solide au fil des années, et qui est désormais externe.

Ecoutez Arthur en cliquant sur le son ci-dessous.

Au fil du temps «tu crées des liens, c’est là que ma vie d’adulte s’est vraiment construite»

Rupture de l’équilibre psychologique d’une personne.

Avant de prendre son propre logement, Jonathan a passé huit ans à l’internat de Bellengreville. C’est une longère du XVIIIe siècle, à une vingtaine de kilomètres de Caen, à l’abri des regards et de l’agitation. Depuis les débuts du Foyer dans les années 70, c’est la première escale du parcours du pensionnaire dans l’institution. À l’instar de beaucoup de nouveaux arrivants, Jonathan a d’abord été hospitalisé à l’adolescence et a subi plusieurs décompensations. Quand son état s’est stabilisé, il a pu candidater à Léone Richet et rentrer dans le processus d’admission. Il a ainsi effectué plusieurs stages à l’internat en 2007 et 2008, avant de l’intégrer définitivement fin 2009.

Passer de l’hôpital à l’internat, «ça fait tout bizarre», se souvient Jonathan. «Tu prépares à manger toi-même, tu vas voir les éducateurs pour prendre le traitement. C’est une autre façon de fonctionner. On a plus de temps de parole.» Plus de libertés donc, pas faciles à appréhender au début : «J’avais du mal à prendre le bus, j’allais jamais en ville.» Mais au fil du temps «tu crées des liens, c’est là que ma vie d’adulte s’est vraiment construite». Des amitiés se forgent, c’est la période de sa «première aventure» avec une fille. Il reprend goût à certaines choses aussi, comme regarder les matchs de foot, ce qu’il ne faisait plus à l’hôpital alors qu’il adorait ça étant gamin. Il y a aussi les souvenirs de voyages, de fêtes de fin d’année, de soirées d’anniversaire. De manière plus terre à terre, il se rappelle aussi qu’il n’y avait pas de lave-vaisselle. Alors bien sûr c’était la corvée que personne ne voulait récupérer, mais «ça t’apprend à pas rester tout le temps à rien foutre.»

Ecoutez Jonathan en cliquant sur le son ci-dessous.

Un travail en partenariat avec l’hôpital

Dans l’histoire du Foyer Léone Richet, comme dans celle plus large de la psychothérapie institutionnelle, les liens avec la psychiatrique publique n’ont pas toujours été au beau fixe. D’ailleurs, aujourd’hui encore, «il y en a pour qui on peut apparaître comme des charlots, à perdre beaucoup de temps», admet le médecin-directeur Pascal Crété. Les relations sont tout de même plus faciles actuellement: «On ne s’entend plus taxer de secte, il y a une vraie reconnaissance de notre travail.»

Être en lien avec l’hôpital est naturel et nécessaire pour le foyer. Benoît Durand, chef du service éducatif et paramédical, explique qu’une «grande partie des personnes viennent de l’hôpital» lors de l’admission des nouveaux pensionnaires. Également, «dans les moments difficiles, certains doivent être de nouveau hospitalisés.» Séverine Revert, directrice du secteur soin et réhabilitation, précise que «l’institution hôpital à certains moments leur donne une contenance, une sécurité dont ils ont besoin, par exemple lors de changements de traitement». «Eux ont besoin de nous, nous on a besoin d’eux», résume Benoît Durand. «On a chacun nos limites, mais en étant partenaires, on dépasse ces limites.»

Conflictualisation permanente

Cette histoire de vaisselle est loin d’être anecdotique. Le sujet a été au cœur de débats enflammés parmi les éducateurs. Matthieu, éducateur pendant plusieurs années à l’internat à Bellengreville, était par exemple contre l’installation d’un lave-vaisselle : il redoutait la disparition de la dynamique et de la convivialité qu’on observait alors après chaque repas. Comme cette question d’électroménager, tous les aspects de la vie au Foyer sont discutés collectivement, avec les pensionnaires et avec les salariés. Quand Noémie, éducatrice, a commencé à travailler à Léone Richet il y a trois ans, elle a été surprise par cette conflictualisation permanente. «Les temps de décision sont très longs ici, c’est très rare de sortir d’une réunion et de décider quelque chose.C’est un des outils de l’institution : une grosse machine qui est lente, mais qui est stable.»

Passage de relais entre les éducateurs, réunion clinique avec les médecins et psychologues, commissions diverses, comités variés… se réunir est une activité essentielle au Foyer. Avec le confinement, certaines ne peuvent pas avoir lieu, comme la fameuse «Quoi de neuf ?» : tous les quinze jours les pensionnaires internes et externes, de Caen et de Bellengreville, se retrouvent avec plusieurs éducateurs pour échanger ensemble autour des actualités de Léone Richet. Hors contexte covid, ce sont ainsi une quarantaine de personnes qui prennent part aux échanges, dans la grande salle de la Plateforme. On y parle des activités proposées, de qui sont les visiteurs de passage, du prochain projet de voyage. Certes, des fois « c’est trop long, il y a trop de bruit, il y a trop de monde», concède Noémie. Mais aussitôt elle se fait la porte-parole de l’institution : «ça ne nous a jamais autant manqué, ce moment de communication et de partage.»

Avec le confinement, «on a fait un peu du rétropédalage pour certains. Ils s’étaient ouverts et d’un coup ils se sont repliés.»

Durant le confinement du printemps, bien plus que les réunions «Quoi de neuf ?» c’est tous les pans collectifs du Foyer qui étaient à l’arrêt. Même les internes du 125 ne pouvaient pas franchir le pas de la porte. Pour Arthur, «ça a été très dur, pendant trois mois tu sors pas, tu peux même pas aller chercher tes clopes.» L’après s’est avéré cependant encore plus difficile pour les pensionnaires. «Le confinement avec des personnes psychotiques c’est un peu dans leur nature malheureusement», explique Pascal Crété. «Pour certains, on a fait un peu du rétropédalage, ils s’étaient ouverts et d’un coup ils se sont repliés.» Pour le deuxième confinement, le foyer a continué à rester ouvert pour éviter de fragiliser les personnes accueillies. La Loco est fermée mais propose des plats à emporter, les rendez-vous médicaux ont toujours lieu, et les ateliers d’expression continuent de se dérouler.

Ateliers théâtre, émission de radio

Arthur et Jonathan ont ainsi pu retrouver Christophe Bisson, qui porte l’atelier dessin, et prolonger leur recherches sur le Bimaristan Arghun, un hôpital psychiatrique construit à Alep, en Syrie, au XIVe siècle. Arthur participe aussi à l’atelier radio, dans lequel il prépare une émission autour de l’intelligence artificielle. «Ça permet de couper du Foyer, ça fait du bien» explique-t-il. Ça oblige aussi les pensionnaires à se débrouiller seul pour se rendre sur le lieu de l’atelier. C’est surtout l’occasion pour eux de travailler sur leur rapport au monde, dans un autre contexte que la vie quotidienne. Ces ateliers sont d’ailleurs parfois décisifs dans la démarche thérapeutique de l’institution.

Pascal Crété raconte ainsi comment l’atelier théâtre a permis de franchir un cap dans l’accompagnement de Patricia. Il y a une quinzaine d’années, cette pensionnaire est accueillie à l’internat de Bellengreville. «On était très en difficulté. Elle délirait, elle voulait partir en Angleterre. On ne voyait plus d’autres solutions que la renvoyer à l’hôpital à Pontorson.» La semaine suivante, une réunion a lieu avec les animateurs des ateliers d’expression. «Celle qui s’occupait de l’atelier théâtre parle d’une personne absolument dynamique, extraordinaire… il s’agissait de Patricia !Ça nous a complètement remobilisés dans le travail avec elle.» Aujourd’hui Patricia a son propre appartement et un job en dehors.

Ils ont réalisé un rêve fou

Publié le 16 décembre 2020

Quand je franchis pour la première fois la porte du 121 rue d’Auge, mon regard s’attarde sur les murs et leurs décorations hétéroclites. Cadres, panneaux d’affichages, rayonnages de bibliothèque, riches d’images évocatrices et de mots foisonnants. On retrouve plusieurs des œuvres réalisées par les pensionnaires dans le cadre de leur atelier dessin. Les informations pratiques sur la vie du Foyer sont partout : à la main sur un tableau blanc, ou sur les dizaines de feuilles imprimées fixées aux cloisons. Par contraste, les écrans sont rares. Il ne faudrait pas qu’ils s’interposent dans les échanges des pensionnaires, éducateurs et soignants, basés avant tout sur le langage et l’interaction humaine.

Je commence à apprivoiser la décoration de ce bâtiment qu’on appelle la Plateforme, à la fois siège administratif et lieu d’accueil de jour, et aussi celle qui habille les murs de La Loco, restaurant associatif situé à la même adresse. Un thème récurrent, c’est New-York. Clichés des attractions touristiques, abat-jour aux couleurs de la Grosse Pomme, photo de groupe au sommet de l’Empire State Building. Personne ne s’en cache : plusieurs pensionnaires ont traversé l’Atlantique il y a quelques années, et cette aventure est encore dans tous les esprits.

«On a voyagé avec des personnes psychotiques aux États-Unis, dans un pays qui est hyper fermé, parce que tout le monde s’y est mis.»

Pour l’équipe du Foyer Léone Richet, avoir réussi à organiser et réaliser ce voyage est une fierté revendiquée. «Quand des stagiaires viennent dans la maison je leur raconte cette aventure-là», explique Pierre, l’un des éducateurs qui a mené le projet. «Je leur montre ce qu’on a fait, ce que peuvent faire des personnes en situation de handicap.On a voyagé avec des personnes psychotiques aux États-Unis, dans un pays qui est hyper fermé, parce que tout le monde s’y est mis. Oui, c’est possible !»

Les voyages extraordinaires

Tout est partie d’une idée jetée en l’air, de manière désinvolte, par une infirmière du Foyer. Sauf que chez Léone Richet, toute prise d’initiative est valorisée. C’est l’une des caractéristiques du mouvement de psychothérapie institutionnelle, dans lequel s’inscrit la structure caennaise. L’idée de départ germe à l’automne 2013 dans l’internat de Bellengreville, à une vingtaine de kilomètres de Caen.

Ce dimanche-là, ce sont l’éducateur Nevroz et l’infirmière Annie qui passent la journée avec les pensionnaires. Celle qui est aujourd’hui sur le point de partir en retraite se rappelle de cet après-midi pluvieux. «On s’ennuyait, personne ne voulait rien faire. On a pris un goûter dans le canapé et on a commencé à délirer sur où est-ce qu’on aimerait bien être.» Les idées fusent, et elle lance : « Moi j’aimerais bien être à New-York !» La discussion s’enclenche sur la culture américaine, les séries notamment. Et le projet commence, aussi simple que la chanson de Téléphone : un jour l’infirmière ira a New-York avec les pensionnaires. Annie avoue tout de même ne pas trop y croire à ce moment-là.

Pour être honnête, Annie n’en est pas à son coup d’essai. Elle a déjà participé à l’organisation de plusieurs séjours à l’étranger pour les pensionnaires. Surtout pour ceux qui n’auraient sinon «jamais l’occasion de faire ce genre de voyages extraordinaires». Avec eux, l’infirmière est allée au Québec et en Italie, dans le cadre d’échanges avec des institutions sur place, qui accompagnent aussi les personnes handicapées psychiques. Sauf que cette fois-ci, pour les États-Unis, impossible de trouver un partenaire adapté, d’autant plus en restant dans la ville de New-York. Ce sera donc un voyage touristique, à financer dans son intégralité. L’objectif est compliqué à atteindre, et certains de ses collègues trouvent qu’Annie est folle de se lancer dans ce projet.

Un concert au BBC

Heureusement, Pascal Crété, le médecin-directeur du Foyer, l’encourage à continuer ses efforts. C’est à ce moment-là qu’un nouvel éducateur arrive à l’internat. Son rôle dans l’aventure sera décisif. Pierre adore voyager et se prend vite au jeu de chercher des idées pour financer le projet. Un jour où il travaille en duo avec Annie, il a un déclic. «Je connais un gars qui joue dans un groupe de musique. Peut-être qu’il peut jouer pour nous. On peut faire un concert de soutien au projet.»

Grâce à cette proposition, la recherche de fonds passe à la vitesse supérieure. L’ami musicien de Pierre est membre du groupe pop caennais les Concrete Knives. À cette époque, ils enchaînent les dates dans toute l’Europe pour défendre les morceaux de leur premier album très remarqué : Be Your Own King. Cette notoriété n’empêche pas le groupe de répondre favorablement à la sollicitation de Pierre. «Mon pote m’a dit oui, mais il a fixé les conditions : « on veut pas jouer à la foire à la saucisse dans une salle des fêtes. »» À partir de là, les porteurs du projet New-York créent un comité de pilotage pour initier l’organisation de l’événement, et valider les décisions collectivement. Les pensionnaires commencent à prendre part aux réflexions, avant tout sur le lieu du fameux concert.

«La super surprise, c’est qu’on s’est rendu compte que les gens venaient le soir même et voulaient payer plein pot pour soutenir le projet.»

C’est finalement la salle de concert du BBC, à Hérouville Saint-Clair, qui est choisie. Au début, le directeur Paul Langeois est un peu réticent, puis ébahi quand il découvre la programmation de la soirée : «Mais comment vous avez fait pour réunir ces trois groupes là !?» Entre temps, Pierre et son ami ont en effet réussi à recruter deux autres groupes bien connus à Caen : Samba de la Muerte et The Lanskies. Avec cette belle soirée musicale en perspective, l’équipe du projet prépare 6000 flyers et 500 affiches à distribuer et placarder dans toute la ville. Annie, l’infirmière, est encore impressionnée du courage des pensionnaires : «Là il n’y a pas eu de difficulté à aller vers l’autre, même l’autre qu’on ne connaît pas.»

Lundi 11 mai 2013. À quatre jours du concert, Pierre appelle le BBC et commence à avoir peur quand il apprend que seulement 80 places sur 600 ont été vendues. «La super surprise, c’est qu’on s’est rendu compte que les gens venaient le soir même et voulaient payer plein pot pour soutenir le projet.» Au final 400 personnes sont au rendez-vous, dont beaucoup de proches du Foyer : collègues, famille, pensionnaires. Ce soir-là, pensionnaires et éducateurs gèrent tout sauf la musique : de l’accueil à la sécurité en passant par le catering, avec un accès backstage privilégié. De l’avis de tous, la soirée est réussie!

Bousculer les codes

Le samedi suivant, l’association poursuit sa collecte de fonds pour partir à New-York avec une vente de frites organisée à Mondeville dans le cadre du festival d’arts de la rue Plateaux éphémères. En une matinée il faut éplucher 300 kilos de patates, et tout le monde s’y met, même le directeur Pascal Crété ! Ça fait 700 euros de plus pour le projet, et un partenariat durable qui se monte, puisque chaque année le Foyer revient vendre ses frites.

Photo : Foyer Léone Richet

Puis les choses s’enchaînent tellement vite que même Pierre a du mal à se remémorer toutes les étapes. Ainsi, dans ses souvenirs, mettre en place un financement participatif s’est fait en un claquement de doigts. «Le projet New-York a bousculé les codes de la manière qu’on avait de travailler ici», estime-t-il. Sur la plateforme Ulule, le titre du projet est évocateur : «un rêve fou».

Le groupe de ceux et celles qui vont partir se constitue. Ce seront neuf pensionnaires et quatre accompagnateurs. Ceux qui se sont beaucoup investis dans le projet et ceux qui n’ont jamais eu la chance de faire un tel voyage. Il a fallu pousser certains, comme Patricia ou Amélie, pour qu’ils acceptent. «J’avais peur de l’inconnu», avoue cette dernière, arrivée alors depuis peu à l’internat. Le budget se précise aussi : entre l’avion, l’hôtel, les visites… le voyage coûtera plus de 15000 €. En plus des actions collectives qu’ils ont menés, les pensionnaires ont épargné chacun 400€ depuis le début du projet.

Montrer patte blanche

Le décollage est alors imminent. C’est la compagnie Air France qui est choisie, sans escale. Ça permet à tous d’être en confiance, notamment les pensionnaires, pour un vol de 8h30. Plus que l’angoisse de l’avion, c’est la question administrative de l’entrée sur le territoire américain qui crée des sueurs froides aux éducateurs. En remplissant les autorisations de voyage pour les États-Unis, ils découvrent que la «maladiementale» rend obligatoire l’attribution d’un visa, même pour un séjour touristique. Ils prennent alors contact avec l’ambassade pour connaître la marche à suivre.

Annie et les neuf pensionnaires sont convoqués à l’ambassade américaine à Paris. «C’était stressant, ils nous ont interrogés, il fallait qu’ils fouillent nos sacs», se rappelle Thibault comme si c’était hier. Vincent se souvient qu’il a dû repasser plusieurs fois sous le portique de sécurité avant de trouver enfin pourquoi ça sonne.

«Soit ils étaient d’accord avec notre projet, soit ils nous disaient non», résume Annie. «Est-ce que le foyer est solvable ? Qu’est-ce qu’on fait en cas d’hospitalisation ? Il a fallu montrer patte blanche sur toute la ligne.» Après ce rendez-vous à l’ambassade et une attente insoutenable, les visas sont finalement accordés. «Ça a permis qu’après, à l’arrivée, on passe comme des fleurs.»

À l’aéroport, le groupe bénéficie d’un accueil privilégié : file prioritaire, guichet réservé … une simple formalité et un soulagement psychique pour tout le monde. Installés dans leur auberge de jeunesse à Chinatown et une fois le décalage horaire absorbé, les pensionnaires profitent d’un séjour new-yorkais idyllique. Footing à Central Park, coucher de soleil depuis le toit de l’Empire State Building, shopping à Time Square : toutes les cases de la carte postale sont cochées. Les yeux des participants au voyage brillent encore à l’évocation de ces souvenirs.

Quartier libre

Évidemment, pour des personnes dont la psychose rend parfois la confrontation avec l’extérieur difficile, l’expérience est impressionnante. Amélie est éberluée par «la taille des rues», Patricia trouve que quand-même «le métro, c’est spécial», et Thibault a du mal à franchir les tourniquets. «Des fois, franchir une frontière, ça leur permet de se dépasser», explique Annie, l’infirmière. Dans ce voyage, elle n’a d’ailleurs «jamais eu peur d’en perdre un». Tout ça parce que tous faisaient «attention les uns aux autres», indique Pierre.

«Des fois, franchir une frontière ça leur permet de se dépasser»

Le dernier jour de cette semaine new-yorkaise, les éducateurs jouent tout de même à se faire peur. À la demande générale, le groupe retourne à Time Square, qu’ils ont tous adoré. Quartier libre est donné pendant une heure aux pensionnaires. Au moment de se retrouver, Pierre réalise que juste à côté du point de rendez-vous, un ring éphémère a été monté, où se déroule un tournoi entre des lutteurs américains et cubains. La densité de la foule et les clameurs du public font monter le stress de l’éducateur. Mais la bonne étoile des voyageurs caennais est toujours là, et ils se retrouvent comme prévu. Encore une fois, pas un ne manque à l’appel.

Au retour en France, le quotidien prend vite le dessus. Avec les centaines de photos prises et les heures de vidéo tournées, aucun album n’a d’ailleurs été réalisé, ni aucun film monté. Pierre est désormais pleinement intégré dans l’équipe des éducateurs. Il sait néanmoins que son travail, «ça va pas être tout le temps un voyage à New York». Annie est heureuse d’avoir pu mener jusqu’au bout ce projet quelques années à peine avant de partir en retraite. «Ça a fait du bien à toute l’institution. » Pour les pensionnaires, ce sont des souvenirs qui resteront, des liens particuliers créés entre eux et avec les éducateurs. C’est aussi la preuve, comme le dit très poétiquement Thibault, que «New-York, ça existe vraiment !»

Quand les pensionnaires prennent leur envol

Publié le 22 décembre 2020

L’un veut s’acheter un vélo, l’autre souhaite décrocher des jeux d’argent. Pour Jonathan comme pour Arthur, ce sont des envies concrètes, des projets du quotidien. À leur échelle et à leur rythme, ils posent des actes de leur vie d’adulte, ils plantent des jalons dans leur progression vers plus d’autonomie.

Établissement Public de Santé Mentale de Caen : un site hospitalier implanté à Caen et de multiples centres de consultation et de soins répartis sur le département du Calvados.

Externe depuis bientôt trois ans, Jonathan s’interroge sur son insertion professionnelle. Il a travaillé à la Loco, à la cafétéria Méli-Mélo de l’EPSM, et récemment comme bénévole aux Restos du Cœur. « Il va falloir que je retrouve quelque chose à un moment donné », estime-t-il. La prochaine étape dans ce chemin d’insertion professionnelle devrait être la ferme thérapeutique de May-sur-Orne. Avec son nouveau vélo, racheté à prix d’ami à un autre pensionnaire, il pourra faire le trajet depuis chez lui en à peine une demi-heure, sans dépendre des horaires du Bus Vert.

Arthur trépigne d’impatience d’avoir lui aussi son propre appartement. Avant cela, il va devoir apprendre à mieux gérer son budget. Les éducateurs ont été clairs : pas d’avances, pas de dettes pendant six mois, et à ce moment-là, l’externat sera envisageable. La cuisine, la gestion du linge, le rangement : tout cela est maîtrisé désormais. Sa chambre n’est plus le «bordel monstrueux» qu’elle a été «pendant des années». Le point sur lequel il a «un gros boulot à faire», c’est «l’addiction au jeu, parce que ça me prend énormément d’argent. » Sans travail, et avec à peine plus de 900 euros d’AAH (allocation adulte handicapé), il faut savoir maîtriser chaque dépense.

Un Foyer, plusieurs services

Le Foyer Léone Richet est né en 1975 à Bellengreville, avec l’ouverture d’une maison de vie communautaire, qui accueille encore aujourd’hui le grand internat. C’est l’un des établissements de l’association les Foyers de Cluny, créée en 1967 à Bayeux. Les Foyers de Cluny regroupent aussi des ESAT et d’autres Foyers d’hébergement.

Quand on parle du Foyer Léone Richet, on évoque à la fois l’ensemble de l’institution et sa démarche thérapeutique, mais aussi plusieurs services correspondant à des exigences administratives. C’est donc l’addition d’un Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM) de l’Appui, et de la Résidence Accueil.

Le Foyer d’Accueil Médicalisé est le cœur de l’activité de Léone Richet avec l’accueil de jour de la Plateforme, le restaurant thérapeutique La Loco, et les deux internats (Bellengreville et le 125).

L’Appui est un regroupement de services d’aide à domicile et d’accompagnement éducatif et médical. Il a ses propres locaux rue Roger Bastion, à quelques pas de la Plateforme.

La Résidence Accueil a ouverte en 2019 avenue Albert 1er à Caen, et propose une solution d’habitat à trente personnes en souffrance psychique. Deux hôtes avec une formation de moniteurs-éducateurs sont là en journée pour soutenir le collectif.

Construire sa vie

«Permettre à la personne de construire sa vie, de construire une existence qui tienne dans la durée» : le médecin-directeur Pascal Crété décrit ainsi la finalité de l’accompagnement des pensionnaires. Cela passe par le logement, pour que la personne «ait un vrai chez elle, qu’elle puisse habiter, qui devienne du familier.» Cette construction se base aussi quand c’est possible sur l’accès à «une dimension de travail, en ESAT ou en entreprise, mais pas forcément productif». Au fur et à mesure, les externes apprennent à se passer du Foyer, qui reste tout de même «dans le paysage, comme un tuteur ». Il faut en effet éviter à la personne psychotique les rechutes, parce qu’à chaque fois «il y a un petit bout d’elle qui se barre, quelque chose qui se casse.»

Le Conseil de Vie Sociale réunit des représentants de l’Association des Foyers de Cluny, du personnel, des usagers, et des partenaires institutionnels pour débattre de différents aspects de la vie de l’établissement.

Après un an d’externat, Romain résume ainsi sa position particulière : « J’ai deux vies : une au Foyer et une en dehors. » Le quasi-trentenaire reste pudique sur son parcours et son handicap, mais indique avoir été interne dans plusieurs établissements depuis ses 18 ans. Arrivé à Léone Richet en 2014, il est aujourd’hui très impliqué dans les instances du Foyer. Romain est à la fois Président de l’association Welcome et du CVS. Avoir de telles responsabilités lui permet de « s’émanciper » et de « tenir les choses ». Il prend son rôle à cœur quand il doit représenter l’institution et sa démarche thérapeutique : « C’est important de montrer aux personnes que la psychiatrie n’est pas dangereuse. On est malade mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas capable de faire des choses. »

On est malade mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas capable de faire des choses.»

Le départ de sa chambre au 125 est arrivé naturellement pour Romain. «L’internat, c’est pas une vie, c’est un lieu de passage. On ne peut pas y rester éternellement, même si c’est confortable. Les éducateurs me sentaient prêts, j’avais déjà des prédispositions à devenir externe.» Il vit désormais dans un appartement à Caen, quartier du Vaugueux. Ça lui permet de «couper un peu» avec la vie du Foyer, parfois «éprouvante». Il peut aussi plus facilement profiter de son cercle d’amis extérieurs au Foyer, ce qui n’est pas le cas de tous les pensionnaires. «J’ai bravé la barrière entre la maladie psychique et ce qu’on appelle la normalité. Y a pas de normalité, parce que je me suis aperçu que même mes potes étaient aussi névrosés que moi.»

Ecoutez Romain en cliquant ci-dessous.

Solitude, travail, amour

À Léone Richet, plusieurs générations se côtoient tous les jours. Que ce soit du côté des salariés qui restent longtemps, ou du côté des pensionnaires qui restent très longtemps. «On est un peu embarqués pour la vie ensemble», estime Pascal Crété. L’histoire d’Anne avec le Foyer, s’inscrit ainsi dans le temps long. Elle est précautionneuse avant de se confier : elle ne veut pas embêter avec son histoire, et s’excuse des trous de mémoire liés à ses médicaments. Anne est arrivée à Bellengreville en 1991, suite à une hospitalisation de quelques mois à Brest. Elle avait alors 20 ans. Après deux ans à l’internat, elle déménage pour prendre son autonomie. « Il y a une solitude à accepter au départ qui n’est pas évidente», se souvient-t-elle. Quatre ou cinq déménagements plus tard, elle a trouvé il y a six ans près du cinéma Lux à Caen un petit appartement dans lequel elle se sent «vraiment bien». Elle apprécie surtout le cadre de ce nouveau chez-soi : «J’ai un petit balcon qui donne sur un square, il y a des arbres.»

«On est un peu embarqués pour la vie ensemble.»

Les Etablissements et Services d’Aide par le Travail sont des établissements médico-sociaux qui ont pour objectif l’insertion sociale et professionnelle des adultes handicapés.

Anne partage son quotidien avec Christophe. Depuis vingt ans qu’ils sont ensemble, « il m’aide beaucoup, on s’aide mutuellement ». Elle mesure sa chance d’accéder à une vie amoureuse, ce qui est compliqué pour beaucoup de pensionnaires. Elle a pu travailler aussi, pendant dix ans dans un ESAT, un atelier de conditionnement de produits de papeterie près de Caen. « Ça m’a permis de penser un peu moins, de m’investir aussi, j’avais des responsabilités là-bas. » Anne a toutefois dû arrêter cette activité, ses insomnies ne lui permettant plus de tenir le choc physiquement. Elle envisage maintenant d’être bénévole pour une association caritative. « J’ai un toit, j’ai à manger, y a des personnes qu’ont pas tout ça. » En attendant, elles vient au Foyer plusieurs fois par semaine, pour ses rendez-vous médicaux, mais également « pour voir du monde, pour être rassurée ».

Ecoutez Anne en cliquant ci-dessous.

Un Appui pour accompagner la psychose

Soutenir la prise d’autonomie des pensionnaires et sa réussite dans la durée passe aussi par une assistance de tous les jours sur des aspects très concrets. Ce constat est à la base du développement d’un service d’aide au maintien à domicile par le Foyer Léone Richet à partir de 1999. Séverine Revert, aujourd’hui directrice du secteur soin et réhabilitation, a travaillé plusieurs années au développement de ce service. «On voyait que les pensionnaires, au moment où ils prenaient un appartement, étaient en difficulté pour entretenir leur logement, se préparer à manger, faire les courses, entretenir le linge», raconte-t-elle. «À l’époque, la personne qui faisait l’entretien à Bellengreville et avait côtoyé les pensionnaires à l’internat, allait de temps en temps leur donner un coup de main dans leur logement. Quand ils savaient qu’elle allait venir, ça les mettait en mouvement : ils vidaient un peu leurs cendriers, essayaient de faire leur vaisselle…»

« On voyait que les pensionnaires, au moment où ils prenaient un appartement, étaient en difficulté pour entretenir leur logement.»

Le Centre Esquirol abrite le service de psychiatrie adulte du CHU de Caen.

Au début expérimental, ce service s’est peu à peu structuré, avec l’obtention de financements dédiés, et un fonctionnement en réseau avec d’autres structures de soins psychiatriques à Caen (notamment l’EPSM et le Centre Esquirol). Aujourd’hui, il fait partie de l’Appui, ouvert en 2009 par le Foyer Léone Richet, qui propose trois types de prestations : aide et accompagnement à domicile (SAAD), accompagnement à la vie sociale (SAVS), et accompagnement de proximité médical et paramédical (SAMSAH). Concernant l’aide à domicile, sept intervenants sont salariés du Foyer et ont bénéficié d’une formation ad hoc à l’accompagnement des personnes psychotiques, « pour comprendre un peu les bizarreries au domicile », explique Séverine Revert. «Ça peut paraître étrange : il y a des objets qui ne doivent pas bouger, des choses comme ça… quelqu’un qui ne connaîtrait pas la maladie pourrait brusquer les personnes et renforcer leur méfiance. »

S’autoriser à rêver

À l’Appui comme au FAM, l’objectif de la démarche est d’accompagner les personnes vers une forme de réhabilitation. «L’idée, c’est que les usagers ne restent pas des patients, trouvent une place dans la société et du sens dans leur vie», précise Séverine Revert. Les bénéficiaires sont ainsi poussés et encouragés à prendre des initiatives, sans trop se reposer sur les éducateurs. Il s’avère qu’ils sont souvent plein de ressources. Cela s’est manifesté récemment lors du décès d’un bénéficiaire de l’Appui, élément-moteur du collectif d’usagers. «Ils sont capables de jolies choses», témoigne Séverine Revert. «Il y en a qui ont écrit des poèmes très bien tournés, très justes.» Il y a aussi cette dame, assez peu présente au service en temps normal, qui a tenu à être présente lors du temps d’hommage, surtout pour soutenir l’équipe éducative, inversant ainsi les rôles l’instant d’un après-midi.

«L’idée, c’est que les usagers ne restent pas des patients, trouvent une place dans la société et du sens dans leur vie.»

Une personne psychotique peut rencontrer beaucoup d’obstacles dans la réalisation de ses projets, mais cela ne l’empêche pas de rêver. Certains rêves deviennent d’ailleurs réalité, comme le voyage à New-York de neuf pensionnaires. Ou encore ce patient qui voulait devenir pilote d’hélicoptère, et qui sans le devenir vraiment a pu suivre un cours de pilotage. Des rêves plus ou moins fous, les pensionnaires rencontrés dans le cadre de ce reportage en ont tous.

Pour Jonathan c’est tout simplement le souhait de faire plus de rencontres en dehors du Foyer : «Aller vers une fille, causer, se faire de nouveaux amis.» Anne a des projets d’escapades, quand ce sera à nouveau possible : un voyage avec Christophe «un peu plus au soleil» et un week-end de thalasso «à Luc-sur-mer ou Ouistreham» avec sa copine Liliane. De son côté Romain voudrait carrément changer de région, d’ici plusieurs années et aller vivre au Pays Basque, auquel il est attaché «parce qu’[il a] beaucoup de membres de [sa] famille qui sont originaires de là-bas.» Et puis il y a Arthur qui se voit déjà avoir son «propre resto» et «mener sa barque», tout en mesurant bien le chemin à parcourir. Des envies plein la tête et la tête sur les épaules. On ne peut plus humains.

Raphaël Pasquier

Journaliste radio et multimédia, il a travaillé pour plusieurs radios associatives caennaises (Radio TOU’CAEN, Radio Phénix). Il aime raconter des histoires vraies : inspirantes, éclairantes, déconcertantes…