Mai 2025

Garden Party

Aurélie Augé (photos, textes et sons)

Publié le 5 mai 2025

Jardins partagés, jardins familiaux, jardins des Incroyables Comestibles : depuis deux ans, la photographe Aurélie Augé parcourt ces espaces de liberté et d’échanges, où le lien à la terre se partage et se propage, les graines s’échangent et voyagent, et les gestes se transmettent et se répètent.

Épisode 1 : Entre cohabitation, concurrence et alliance

Jardins du Hutrel, Saint-Lô, portés par la Société d’horticulture du Pays saint-lois.

Nous sommes le 4 février 2023, j’ai rendez-vous avec Martine Poisson, alors présidente des jardins familiaux de Coutances pour lui présenter mon projet photographique sur les jardins. Les jardins familiaux de la ville se partagent en deux sites : Zone de la Mare et rue du Moulin du Haut.

60 parcelles de 200 à 250 m2 prennent place Zone de la Mare, avec, pour chacune, un espace de rangement et de stockage, des cabanes étant mises à disposition par la ville. Différents bacs alimentés automatiquement par l’eau de la ville permettent l’arrosage. Ici, les récupérateurs d’eau « sauvages » sont interdits. Martine Poisson me partage l’initiative de tests menés par la commune venue installer des gouttières sur deux cabanes pour les relier à des récupérateurs d’eau de pluie. Si les conditions de jardinage paraissent confortables au regard des équipements mis à disposition des jardiniers, il semble toutefois planer quelques tensions…

Plus loin, rue du Moulin du Haut, dans un terrain en pente offrant un point de vue sur les deux flèches de la cathédrale, 20 parcelles de 100 m2 accueillent celles et ceux qui font preuve de débrouillardise pour stocker leurs outils et récupérer l’eau de pluie, précieuse pour l’arrosage. Hélène Mitault est la référente de ce deuxième site. Deux lieux bien différents dans leur organisation et les ambiances proposées qui font que chaque jardinière ou jardinier rencontré m’a confirmé son souhait d’y rester.

Pour l’autosubsistance alimentaire des ouvriers

Pourtant, pour chacun des sites, il est bien question de jardins familiaux, ou de jardins ouvriers, comme ils étaient nommés à la fin du XIXe siècle. Il s’agit en effet d’un ensemble de parcelles individuelles, affectées le plus souvent à la culture potagère, initialement destinées à améliorer les conditions des ouvriers en leur permettant un équilibre social et en encourageant l’autosubsistance alimentaire. On doit la promotion des jardins ouvriers en France à l’abbé Lemire qui fonde en 1896, la Ligue du coin de terre et du foyer, aujourd’hui Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs. Pour l’abbé, et plus largement le catholicisme social de la fin du XIXe siècle, les usines sont des vecteurs de corruption. Le travail de la terre au grand air détournerait alors les ouvriers des bars et autres estaminets où idées anarchistes et alcool pourraient leur porter préjudice !

Renommés dans les années 1950 jardins familiaux, nombre d’entre eux disparaissent durant l’après-guerre au profit de la Reconstruction. À Caen, par exemple, si l’on compte 1 447 parcelles sur 31 sites en 1943, on n’en dénombre plus que 135 rassemblées en un seul lieu en 1957 (Jean-Marc Dupuis, Histoire des jardins de Caen depuis le Moyen-Âge, 2020).

Aujourd’hui, quelles sont les motivations qui encouragent ces femmes et ces hommes à louer une parcelle dans un jardin familial ? Est-ce que les évolutions des pratiques modifient l’organisation de ces jardins ?

Dans les jardins familiaux de la Zone de la Mare, les parcelles sont délimitées par des haies taillées. Certains jardiniers y installent même des petits portillons. Ici, les usagers peuvent rejoindre leur jardin en voiture, l’allée centrale qui distribue les parcelles est carrossable.

Mardi 9 mai 2023, le ciel est couvert et humide. Yves, ancien pêcheur, aujourd’hui à la retraite, me fait faire le tour des jardins de la Zone de la Mare. Comme l’évoquait Martine Poisson, les jardins familiaux possèdent un règlement que chaque jardinier s’engage à respecter. Il définit par exemple la dimension des serres qui ne peuvent pas dépasser 10 m2, mentionne l’interdiction d’installer des récupérateurs d’eau de fortune dans un souci esthétique. En abordant la question de la place des fruitiers dans les jardins, la présidente m’apprend qu’il n’est pas possible de planter des arbustes dont la hauteur dépasserait celle des cabanes. Le jardin est avant tout potager et chaque parcelle doit être entretenue par son locataire avec soin.

Le jardin, c’est du travail, du temps et un savoir-faire pour optimiser l’espace.

C’est d’ailleurs la notion d’entretien qui semble être le maître étalon du bon jardinier lors de cette visite guidée en compagnie de Yves. Pour lui, un jardin « propre » doit posséder une terre fraisée, débarrassée de toute pousse intempestive. Pas de place pour les « ordures », surtout lorsque l’on prend un jardin pour avoir de bons rendements. Le jardin, c’est du travail, du temps et un savoir-faire pour optimiser l’espace. Yves me confie avoir été régulièrement photographié avec ses beaux légumes pour mettre en valeur le jardin. Il a pu faire des jaloux.

Je le photographie sur sa parcelle, près de l’allée d’iris qu’il a tout de suite souhaité installer en s’engageant au jardin. Je distingue d’ailleurs des boutons de pivoine près de la cabane. Les fleurs ont tout de même trouvé leur place dans ce jardin potager.

Récolte des pommes de terre sur une parcelle aux jardins familiaux de la Zone de la Mare.

Mardi 18 juillet 2023, j’ai rendez-vous avec Carole dans son jardin situé Zone de la Mare.

Cliquez sur le lecteur ci-dessus pour visiter son jardin et découvrir les motivations qui lui font mettre les mains dans la terre.

Aux jardins familiaux de la rue du Moulin du Haut, à Coutances, l’ambiance est tout autre. Sur ce terrain en pente, les jardinières et jardiniers ont dû bricoler leur cabane et trouver des astuces pour récupérer l’eau de pluie afin d’assurer l’arrosage. Une allée de fleurs accueille les visiteurs.

Mardi 18 juillet 2023, je rencontre Lucien, installé à l’ombre, près de sa cabane. Il vient passer de nombreuses heures au jardin, écoutant les oiseaux et s’abreuvant des couleurs éclatantes qu’il a su y inviter. Il partage avec tendresse l’expression « label Triple A du jardin » prononcée et inventée par Yves Lamy, lorsqu’il était maire de Coutances. L’Art du jardinier, l’Amour du jardin et l’Amitié des jardiniers, trois A qui donnent l’assurance d’un jardin réussi.

Ce même jour, j’ai le plaisir d’échanger avec Rosanna au jardin du Moulin du Haut.


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Hélène Mitault, référente des jardins du Moulin du Haut pour les jardins familiaux de Coutances, photographiée dans son jardin. Matériaux de récupération, purin d’orties et artichauts épanouis participent à la magie du lieu.

Dimanche 16 avril 2023, direction Saint-Lô où je retrouve Reynald Odille, président des jardins familiaux de la commune. Saint-Lô compte une dizaine de jardins familiaux dans divers quartiers de la ville. Nous avons rendez-vous au jardin de la Trapinière, installé ici depuis le début des années 2000, pour débuter la visite des différents jardins. Ici, l’organisation rappelle le modèle parisien proposé par la Fédération nationale des Jardins familiaux et collectifs, partage Reynald Odille. Une allée centrale dessert les 45 parcelles dotées de cabanons individuels. Cette distribution entre en résonance avec l’organisation spatiale du lotissement situé juste à côté. Le règlement est strict, les jardins doivent être « propres » pour ne pas gêner les riverains dont les fenêtres donnent sur les parcelles.

Le plan des jardins situés dans le quartier de La Fresnelière rappelle quant à lui le dessin des rues new-yorkaises. Ici, les jardinières et jardiniers habitent le quartier depuis les années 70 et vieillissent ensemble. Si les jardins ne comptaient pas de cabanon à leur création, chacun dispose désormais d’un abri en béton.

Les jardins de la Route de Tessy datent de la même époque. Une nouvelle cabane est en construction pour répondre aux besoins des usagers car les parcelles sont désormais plus petites qu’à leur création, et les jardiniers plus nombreux !

Dimanche 23 juin 2024, je rencontre Henri Angele, un des délégués aux jardins Route de Tessy.

Cliquez sur le lecteur ci-dessus pour prendre part à la visite et découvrir les questions auxquelles peuvent être confrontés les délégués des jardins.
Reynald Odille, président des Jardins Familiaux de Saint-Lô dans son jardin situé à la Dollée.

L’association des jardins familiaux de Saint-Lô compte entre 220 et 240 adhérents. La majorité des jardinières et jardiniers habitent dans le quartier où ils ont leur jardin. On compte autant d’adhérents actifs que d’adhérents à la retraite. Les jardiniers sont invités à cultiver de tout, pas question ici de prendre une parcelle pour se lancer dans la monoculture de pommes de terre ou de courges. Les fleurs sont elles aussi les bienvenues tant qu’elles n’occupent pas plus de 25% de la surface de la parcelle.

Situés en limite de la commune de Saint-Georges Montcocq, et surplombant la ville, les jardins de la Dollée ont été construits entre 1981 et 1982 par la ville de Saint-Lô en lien avec le quartier du même nom. Ils furent inaugurés par André Henry, alors Ministre du temps libre.

Les trois bâtiments circulaires abritent chacun 18 boxes et offrent des espaces conviviaux où partager un repas, discuter le temps d’un café. Ici, on s’échange des semis de salades et on n’hésite pas à s’entraider s’il ne s’agit pas de retourner le jardin du voisin à la bêche !

Faire avec, faire ensemble

Publié le 16 mai 2025

Partage de la récolte du jour au jardin partagé d’Agon-Coutainville.

Si les jardins familiaux permettent à chacun de jardiner sa parcelle en y développant le projet de son choix, les jardins partagés peuvent eux offrir la possibilité de jardiner ensemble une même parcelle et d’œuvrer ainsi à un paysage commun.

À Agon-Coutainville, derrière la Maison des associations, un groupe d’habitantes et d’habitants se retrouvent les mercredis et dimanches matin pour jardiner ensemble dès le mois d’avril. Le jardin s’inscrit dans le Réseau d’échanges réciproques de savoir. Ce dernier se déploie à l’échelle de la communauté de communes de Coutances Mer et Bocage et prône la transmission et l’apprentissage à tout âge sur le principe « J’offre un savoir, je prends un savoir ». À ces échanges individuels s’ajoutent des ateliers de création collective.

Erick Pontais offre des cours de guitare. Il est aussi le référent de l’atelier jardin. Je le rencontre à la fin de l’hiver 2023 pour découvrir son organisation.

Erick au jardin partagé d’Agon-Coutainville, entre les rangs de pommes de terre, dimanche 11 juin 2023.

Ici, jardiner bio est une évidence commune et partagée. Un cahier de liaison permet à l’équipe du dimanche de prendre connaissance de ce que les habitués du mercredi matin ont entrepris au jardin, et inversement. Les archives du jardin prennent ainsi forme. Au-delà des informations transmises pour garder le fil, ces notes permettront aux jardiniers de se remémorer les saisons passées et d’observer, peut-être, des évolutions dans leurs méthodes de jardinage, au gré des météos successives et des envies collectives.

Erick me précise qu’il n’y a pas de volonté productiviste au sein du collectif. Jardiner est prétexte à la rencontre et à l’échange. Il n’est même pas envisagé de venir jardiner seul en dehors des deux créneaux hebdomadaires.

On essaie, on expérimente pour diversifier les couleurs qui s’inviteront dans l’assiette. Car oui, chaque rendez-vous au jardin est l’occasion de partager des recettes de cuisine autour d’une infusion d’herbes fraîchement cueillies ou d’un café. Les saveurs se poursuivent au cours du partage de la récolte du jour, des idées repas s’invitent dans les débats. Aujourd’hui, au menu : risotto aux petits oignons frais, fleurs de coriandre, quelques fèves préalablement dorées dans du beurre… et beaucoup de parmesan !

Cliquez sur le lecteur ci-dessus pour écouter Emmanuelle, Erick et Jean-Jacques au jardin d’Agon-Coutainville, pas si simple de trouver sa place. Dimanche 11 juin 2023.
Cagnotte commune, récup’, troc de plantes, le collectif s’organise pour faire éclore le jardin.

Emmanuelle au jardin partagé d’Agon-Coutainville, entre fleurs et tipis.

À Regnéville-sur-Mer, durant ma résidence au centre départemental de création des Fours à chaux, j’ai exploré la commune en quête de jardins partagés. Il paraitrait que des habitants du village du Rey jardineraient ensemble sur une parcelle privée. Délicat de s’inviter chez les gens en poussant leur portail pour vérifier… Quelques indices m’ont cependant conduite à poursuivre mes recherches le long de l’ancienne voie ferrée qui reliait la commune à la gare d’Orval. J’aperçois alors des structures accueillant des haricots dans un grand terrain clôturé de murets en pierre. Par chance, quelques jardiniers sont là. Je rencontre ainsi Florent, le propriétaire du terrain, à l’heure de la cueillette des épinards, de courgettes rondes, jaunes et bien dodues et d’une multitude de cornichons tentaculaires qui courent au sol. Très rapidement, Florent évoque son collègue de jardin, Laurent, qu’il surnomme Le Planteur, pour sa capacité à semer plus vite que son ombre ! Il me faudra revenir au jardin rencontrer ce personnage.

Un point d’eau pour arroser le jardin partagé privé de Regnéville-sur-Mer, mémoire de l’activité agricole du lieu.
Les jeunes plants de salades sont protégés par des cagettes retournées, jardin partagé privé de Regnéville-sur-Mer.

Cliquez sur le lecteur ci-dessus pour écouter Laurent nous partager ses expérimentations au jardin et ses ambitions, 1er septembre 2024.
Visiter les jardins, c’est aussi découvrir la diversité des architectures qui offriront aux haricots, tomates et autres essences grimpantes l’ascension vers les sommets ! Là aussi s’expriment débrouillardise et entraide. Jardin partagé privé de Regnéville-sur-Mer.
Laurent, et la vigne qui court sur le muret, jardin de Regnéville-sur-Mer, 1er septembre 2024.

La suite de ce travail photographique sera publiée la semaine prochaine sur Grand-Format. D’ici là, abonnez-nous à nos newsletters pour ne pas manquer nos prochaines publications.