Juin 2025

Dans la Manche, des routes et débats

Cécile Massin (texte) et Pierre-Yves Lerayer (photo)

Publié le 10 juin 2025

Comme dans le reste de l’hexagone, la construction d’infrastructures routières fait l’objet de vifs débats dans la Manche. De Saint-Lô à Coutances, en passant par Granville, Avranches et Cherbourg, les projets sont parfois en discussion depuis plusieurs décennies, entre réglementations environnementales et impératifs économiques. Décryptage.

Episode 1 : Des serpents de mer

Au sud de Cherbourg, un des projets du contournement mènerait à la construction d’un viaduc de part et d’autre de la vallée de la Divette.

Dans le nord Cotentin, entre les communes d’Octeville et Martinvast, Alain Poirier, Philippe Rousselet et Anne-Marie Duchemin sont savamment emmitouflés dans leurs habits d’hiver en cette matinée de janvier. Les premiers sont membres de la Coopérative citoyenne de Cherbourg, quand la doyenne du groupe est présidente de l’association Cotentin Nature. Au milieu d’un champ cerclé de chênes et de hêtres, tous trois scrutent avec attention la carte qui représente les différents fuseaux imaginés dans le cadre du projet de contournement sud-ouest de Cherbourg-en-Cotentin.

Dans le Nord-Cotentin, plusieurs scénarios sont envisagés pour contourner Cherbourg par le sud.

Dans les cartons depuis les années 90, ce vieux « serpent de mer », comme certains l’appellent parfois, a initialement été pensé pour désenclaver la ville portuaire, fluidifier la circulation et faciliter l’accès à des pôles d’emploi stratégiques comme l’usine de recyclage de combustibles nucléaires d’Orano, à La Hague. En décembre 2024, après plusieurs décennies de rebondissements, le conseil départemental de la Manche a finalement retenu deux fuseaux pour le projet de contournement, aujourd’hui chiffré à 100 millions d’euros. « Ces fuseaux vont constituer une base de travail pour commencer à dessiner un tracé », explique Axel Fortin Larivière, vice-président en charge des déplacements au Département, joint par téléphone. Rien qui, en l’état, permette pour autant de satisfaire les opposants au projet. « C’est précisément ici que le viaduc [d’une longueur d’environ 500 mètres de longueur, le viaduc de franchissement de la vallée de la Divette est une des pièces maîtresses du projet, NDLR] arriverait si le projet avait lieu », lâchent d’une même voix Alain Poirier et Philippe Rousselet en relevant les yeux de la carte, bientôt rejoints par Anne-Marie Duchemin. « Ce projet serait catastrophique pour les écosystèmes, dit-elle en balayant du regard le bocage autour d’elle. Tout le paysage que nous voyons autour de nous serait complètement bouleversé. »

Anne-Marie Duchemin, présidente de l’association Cotentin Nature et Philippe Rousselet, membre de la Coopérative citoyenne de Cherbourg.

Des balades citoyennes sur site

Artificialisation des terres, destruction du bocage, morcellement des parcelles agricoles ou disparition des  zones humides, la liste des griefs à l’encontre du projet de contournement est longue. Autant de raisons pour lesquelles la Coopérative citoyenne a fini par se positionner contre le projet de contournement tel qu’il est proposé aujourd’hui. « Mais à l’origine, nous n’avions pas d’opposition de principe, insistent les deux membres de la Coopérative. En nous positionnant lors des élections municipales [de 2020, NDLR], nous voulions avant tout qu’il puisse y avoir un réel débat démocratique sur le projet », poursuivent Alain Poirier et Philippe Rousselet. Loin des cartes et des dossiers parfois difficilement lisibles, la Coopérative a ainsi organisé des balades citoyennes sur les sites qui pourraient être impactés par le projet. « On voulait que les gens puissent se figurer par eux-mêmes les impacts concrets du projet », détaillent-ils.

Alain Poirier, membre de la Coopérative citoyenne de Cherbourg. Dans le Nord-Cotentin, les chemins bocagers sont menacés par les projets de contournement de Cherbourg.

Ces impacts concrets ont justement conduit une trentaine d’habitants de Tonneville et Martinvast à se regrouper au sein du collectif Stop contournement. « Les membres du collectif sont très éloignés des partis politiques ou des milieux associatif et militant, entame Quentin Briegel, un membre du collectif. Mais ce qui les a poussés à se réunir, dit-il en leur nom, c’est la perspective d’un projet qui les impacterait presque physiquement. » De fait, le collectif regroupe autant « des habitants potentiellement impactés par l’édification d’un viaduc à proximité directe de leurs habitations que des agriculteurs qui risqueraient de voir leurs parcelles agricoles morcelées », continue Quentin Briegel, refusant pour autant que le collectif soit réduit au strict « Not In My Backyard » (Pas dans mon arrière-cour). « Ce sont des citoyens qui ont entendu les appels des experts du GIEC et qui ont pris la mesure des enjeux environnementaux liés à la consommation d’espaces naturels et de sols agricoles », conclut-il.



Episode 2 : Désenclaver n’est pas bitumer

Publié le 18 juin 2025
Le projet de route de Coutances à Saint-Lô, sur 25 kilomètres, est dans les cartons depuis 2004.

Dans la Manche, qui possède le plus long réseau routier départemental du pays, avec un total de 7 780 kilomètres de routes départementales, le contournement sud-ouest de Cherbourg n’est pas le seul à faire débat. À l’étage du local de l’association Manche Nature, au numéro 83 d’une rue escarpée de la commune de Coutances, Alain Millien et Marcel Jacquot scrutent avec attention la carte du département placardée au mur. Bientôt, les yeux plissés mais d’un doigt assuré, Marcel Jacquot relie Saint-Lô à Coutances, puis Granville à Avranches. Entre ces communes, deux projets routiers sont débattus depuis longue date.

Marcel Jacquot et Alain Millien, membres de l’association Manche Nature.

Entre la ville préfecture de la Manche et la commune chantée par l’artiste néerlandais Dick Annegarn, d’abord, un projet de 2 x 2 voies a été pensé pour la première fois il y a une vingtaine d’années déjà. Sur cet axe routier d’environ 25 kilomètres qui voit passer entre 7 000 et 14 000 véhicules par jour, dont 5% de poids lourds, l’ambition est alors de réduire le temps de parcours entre les deux communes, désengorger les zones où la circulation est dense, désenclaver et renforcer l’attractivité économique du territoire. Plus au sud de la Manche, le projet de 2 x 2 voies entre Granville et Avranches remonte, lui, aux années 90. À l’époque, il est promu avec des arguments similaires à ceux avancés pour l’axe Saint-Lô-Coutances : fluidifier la circulation de ce tronçon qui voit passer, selon les endroits, jusqu’à 20 000 véhicules par jour et supprimer les points dangereux sur cette « route de l’enfer », comme l’appellent certains riverains.

Régis Yver est président de l’Association pour la voie express entre Granville et Avranches (ASVEGA).

« La seule solution est de construire cette route »

Trente ans plus tard, des habitants, élus et commerçants continuent à militer pour la création de cette 2 x 2 voies, à commencer par l’Association pour la voie express entre Granville et Avranches (ASVEGA). Composée d’élus, de chefs d’entreprise et de 1 400 citoyens, d’après son président Régis Yver, l’association demande à ce que la 2 x 2 voies voie le jour afin, dit-elle, de fluidifier et sécuriser le trafic routier, ainsi que d’apporter une solution pérenne aux deux points noirs que sont le hameau de la Havaudière et la Zone d’aménagement concerté du Croissant. « Je ne dis pas que cette route sera parfaite ni que l’objectif est de construire des routes partout, entame Régis Yver, mais si on ne fait rien, ça va continuer à être l’enfer. »

Las d’être vu comme un défenseur forcené du « tout voiture », celui qui est aussi commerçant à Yquelon, une commune qui borde Granville, se veut plus nuancé. « On ne demande pas mieux que de favoriser les déplacements doux dans nos communes, mais la réalité, c’est que cette route est toujours plus empruntée, dit-il. Vu les bouchons, la seule solution est de construire cette route, d’autant que grâce à une circulation plus rapide, elle permettra de renforcer l’attractivité économique », poursuit celui qui a le soutien affiché de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Ouest Normandie. « Parler de développement économique est souvent vu comme un gros mot, mais ça ne devrait pas être le cas. »

Entre Granville et Avranches, « la route de l’enfer » arbore de nombreuses banderoles illustrant le mécontentement de certains citadins.

Des arguments à remettre en contexte

Dans le département normand comme dans de nombreux autres, les arguments selon lesquels la création de nouvelles routes permettrait de fluidifier le trafic, de désenclaver les territoires et de participer à leur développement économique ne font pourtant pas consensus. Constituée d’une cinquantaine de collectifs et associations, la coalition nationale de la Déroute des routes documente, à l’inverse, les effets délétères des nouvelles routes. La coalition avance notamment que la construction de nouvelles routes induit du trafic automobile avec une augmentation de 10% à court terme et 20% à long terme. Aussi, à rebours de la rhétorique du désenclavement, elle s’inquiète du fait que les contournements routiers fassent au contraire dépérir les centres-bourgs. Sans compter la pollution de l’air, aggravée par les vitesses autorisées sur les 2 x 2 voies, ainsi que l’impact sur les terres agricoles, déjà fragilisées par les aléas climatiques.

À contrario, la Déroute des routes invite à réfléchir à des alternatives au tout-routier avec, entre autres, la densification de l’offre de transports en commun, l’extension de leur gratuité, une multiplication de leurs fréquences et des connexions, ainsi que la facilitation du vélo, de la marche ou du covoiturage. Face à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et la destruction d’espaces naturels, agricoles et forestiers induites par la construction de nouvelles routes, la coalition appelle également à relocaliser les services, les commerces ou encore le travail.

Entre Granville et Avranches, les citadins ont déployé des banderoles pour manifester leur volonté de voir advenir la voie express entre Granville et Avranches.

Des projets revus à la baisse

Alors que la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 a posé un objectif de Zéro artificialisation nette (ZAN) à l’horizon 2050, les porteurs de projet sont parfois contraints presque malgré eux de réfléchir à des alternatives au tout-routier. Preuve en est avec les projets routiers entre Granville et Avranches, ainsi qu’entre Saint-Lô et Coutances qui ont chacun sensiblement évolué au fil des décennies. Pensé comme un projet de 2 x 2 voies, l’axe entre Granville et Avranches est ensuite passé à un projet plus modeste de 2 + 1 voies, avant que le Département décide finalement d’aménager l’axe existant sur une grande partie du tracé avec la création de créneaux de dépassement et de bandes multifonctions. Idem pour le projet entre Saint-Lô et Coutances, qui a largement évolué pour des questions de contrainte foncière, mais aussi financières, techniques ou administratives. En quelques décennies, le projet routier sur la RD 972 est ainsi passé d’un projet de 2 x 2 voies à un projet de 2 + 1 voies, jusqu’au vote du Département en 2023 pour un simple aménagement des voies existantes, avec des créneaux de dépassement plus nombreux, des bandes multifonctions, ainsi que l’abandon du très controversé contournement de Saint-Gilles.

Moins impactante pour l’environnement mais aussi moins coûteuse, cette nouvelle variante est désormais chiffrée à environ 40 millions d’euros contre 96 dans le scénario précédent pour une emprise agricole de 40 hectares, contre 125 précédemment. « La solution qui avait été imaginée était surdimensionnée », confesse Axel Fortin Larivière. Et de renchérir : « Il y a une dizaine d’années, il y avait une liste très importante de projets routiers au Conseil départemental car tout le monde voulait désenclaver. Maintenant on se pose la question différemment. Sans s’interdire de faire de nouvelles routes, on cherche toujours à se demander si sa construction aura une valeur ajoutée nette, c’est-à-dire si elle a vraiment du sens par rapport aux nouvelles réglementations en vigueur ainsi qu’aux impératifs de décarbonation. »


Episode 3 : Des alternatives au tout-routier

Publié le 24 juin 2025
Préemptées pour l’élargissement de l’axe Coutances – Saint-Lô, des maisons sont laissées à l’abandon de part et d’autre de la route actuelle.

En Normandie, certains militants associatifs n’ont pas attendu l’adoption de législations plus protectrices de l’environnement pour prendre à bras le corps cette question des alternatives aux projets routiers. Entre Granville et Avranches, par exemple, l’association Rencontres Granvillaises réfléchit à la création d’un dispositif au croisement du covoiturage et du stop, le « covoit’stop ».

« L’idée, c’est que chaque utilisateur puisse faire du stop avec un panneau labellisé par les mairies où il indique sa destination, détaille Marcel Jacquot. Ce panneau labellisé permettra de rassurer les passagers et les automobilistes. » En parallèle, le Collectif citoyen de défense des axes ferroviaires sud-Normandie milite pour la réduction des coûts des billets de train, l’optimisation des structures existantes, l’intensification des dessertes ou encore la mise en place d’un tram-train au départ de Granville pour rejoindre la ligne Saint-Malo-Rennes. Un projet qui demande des « adaptations réglementaires, souligne Guillaume Hédouin, élu Les Écologistes à la Région Normandie, lors d’un échange au Parc naturel régional des Marais du Cotentin et du Bessin, mais qui fait partie des pistes à creuser », poursuit l’élu. À la Région, lui milite par ailleurs pour la sécurisation des tronçons routiers existants, le renforcement de la cadence des trains ou le déclassement de certaines routes départementales en voies vélo.

Au nord du Cotentin, ces alternatives sont également au cœur des débats. Benoît Arrivé, le maire de Cherbourg, affirme désormais clairement son opposition au projet de contournement et invite à réfléchir à une sécurisation des voiries existantes, ainsi qu’à un meilleur développement des transports en commun. Alors que le projet d’agrandissement de l’usine de retraitement des déchets nucléaires d’Orano à Beaumont-Hague, devrait faire passer le nombre de salariés du site de 6 000 à 16 000 en tout juste une dizaine d’années, l’édile incite notamment à tourner le regard vers la ville de Dunkerque.

Dans la sous-préfecture du Nord, des navettes ont été mises en place pour acheminer les salariés vers les sites industriels du port-ouest. « Avec l’Aval du futur [nom du projet d’extension d’Orano], on parle de milliers de nouveaux emplois. Qui peut croire que dans trente ans, ces salariés viendront travailler avec leur voiture individuelle ?, interroge Benoît Arrivé. Penser des mobilités alternatives comme à Dunkerque a beaucoup plus de sens. »

Guillaume Hédouin, élu Les Écologistes à la Région Normandie.

« Taper sur les trous avant que les têtes ne sortent »

Pour l’heure, le nouveau positionnement de la Ville de Cherbourg « ne change rien », assure Axel Fortin Larivière, qui espère une Déclaration d’utilité publique (DUP) du projet de contournement en 2027 pour un démarrage des travaux en 2028. Une DUP que le vice-président chargé des déplacements espère cette fois pour 2028 concernant l’axe Saint-Lô-Coutances, afin de « débuter les travaux en 2028 ou 2029 », dit-il, quand, pour l’axe Granville-Avranches, il assure que « tout dépendra de la concertation publique qui doit avoir lieu fin 2025 pour une durée de six semaines ».

« Ces projets routiers apparaissent et disparaissent au fil des ans, conclut Guillaume Hédouin. On sait que beaucoup ne verront pas le jour, mais il faut se battre à chaque fois comme si ça allait être le cas, afin de taper sur les trous avant que les têtes ne sortent. » En ligne de mire, l’élu pense sans surprise aux projets routiers discutés depuis plusieurs décennies dans la Manche, mais aussi au tout jeune projet de contournement sud-est d’Avranches pour lequel une concertation publique a été lancée entre les 3 et 31 mars derniers. Sans compter que, dans le reste de la Région, d’autres projets routiers font eux aussi parler d’eux depuis de très longues années, à commencer par le contournement est de Rouen en Seine-Maritime, ainsi que celui de contournement sud de Caen, cette fois dans le Calvados.

A lire aussi : Des bâtons dans les routes, contre le projet de contournement est de Rouen.

Des projets qui donnent parfois l’impression de s’enliser, mais contre lesquels « il faut continuer à se battre », assure l’élu alors qu’après des mois de lutte, à l’autre bout de la France, le tribunal administratif de Toulouse a finalement annulé l’autorisation environnementale de la très médiatique A69.

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Cécile Massin

Journaliste indépendante membre du collectif Focus, Cécile est spécialisée sur les sujets de société. Jamais loin de son carnet de notes ni d’un enregistreur, elle travaille pour la presse écrite et développe en parallèle des projets de création sonore qui entremêlent intime et politique. Elle anime également des ateliers d’éducation aux médias et à l’information, guidée par l’envie de transmettre son amour du journalisme auquel elle s’est formée en autodidacte.
Photo ©Yann Castagnier

Pierre-Yves Lerayer

Géographe et journaliste scientifique de formation, Pierre-Yves s’attache à couvrir les sujets de justice sociale et écologique pour la presse indépendante. À la fois photographe et rédacteur, le pigiste normand installé à Paris anime également des ateliers d’éducation aux médias pour initier les jeunes franciliens aux pratiques radiophoniques.