Décembre 2022

A Brécourt, une famille face à la guerre

Simon Gouin (texte) et Emmanuel Blivet (photos)

La méprise

Publié le 5 décembre 2022

Quand commence l’histoire?

Sans doute au cours de ce 6 juin 1944. Ce jour-là, la vie de la famille de Vallavieille va croiser l’une des plus grandes opérations militaires du 20ème siècle. Originaire de Versailles, Michel de Vallavieille et sa famille ont fui la ville pour se réfugier au manoir de Brécourt, à Sainte-Marie-du-Mont, dans la Manche où ils ont l’habitude de passer leurs vacances. Au milieu des champs du bocage manchois, ils espéraient la tranquillité, mais voilà que la guerre les rattrape, une nouvelle fois.

Depuis la plage d’Utah Beach.

D-day. Un bruit assourdissant provient de la mer, à une poignée de kilomètres de la maison. Des tirs retentissent, des bateaux s’approchent, des parachutistes atterrissent. 23 000 hommes vont débarquer ce jour-là sur cette plage que l’on nommera désormais Utah. Ils seront 836 000 hommes dans les semaines et les mois qui suivront, 225 000 véhicules et 725 000 tonnes de matériel.

Dans le champ attenant au manoir, ce 6 juin, 58 soldats allemands et quatre canons sont disposés. Ils tirent vers la plage. Une première unité de soldats alliés tente de les neutraliser. En vain.

Alors que les combats font rage, la famille de Vallavieille et des voisins qui ont trouvé refuge ici se rassemblent dans la grande cuisine du manoir, avant de s’abriter dans un cellier aux murs épais. L’armée allemande a investi une extrémité du manoir. Le colonel de Vallavieille, 71 ans, craint que sa famille ne soit prise pour cible. Michel a 24 ans; Louis, 19 ans.

Au terme d’un combat acharné, 13 parachutistes étasuniens de la 101e Airborne division vont reprendre les lieux aux 50 soldats allemands. Alors que le calme semble revenu, Michel s’aventure dans la cour du château, où des soldats américains, à cran, lui font signe d’avancer. Deux d’entre eux lui tirent cinq balles dans le dos. Les soldats mettent du temps à admettre leur erreur. Un médecin parvient jusqu’au manoir. Il faut emmener Michel, vite, vers la plage et le navire-hôpital qui s’occupe des soldats blessés.

Impact de balle sur un volet de l’un des bâtiments du manoir de Brécourt.

***

A moins que tout ne commence en 1940. Dans la famille de Vallavieille, on est militaires de père en fils. Jean et Noël, deux frères de Michel, sont engagés dans la guerre. Le premier, capitaine au 39ème bataillon de chars de combat, meurt dans son blindé, le 19 mai 1940, dans la région de Valenciennes. Noël, engagé volontaire, est tué le 6 juin 1940. Leurs parents sont dévastés.

***

Quatre années plus tard, à Brécourt, le 6 juin. Michel vient d’être blessé par les tirs américains. Il ne veut pas partir de la maison. «Je veux mourir ici», dit-il. Ses parents souhaitent l’accompagner jusqu’à la plage où il pourra peut-être être soigné. On le leur interdit. Une nouvelle fois, ils doivent penser que la guerre va leur prendre un autre de leur enfant.

Sous une tente de la Croix-Rouge, sur la plage, Michel reçoit une transfusion de plasma. Avant de rejoindre l’hôpital de campagne d’Utah Beach, derrière les dunes de la plage. Ici, il est opéré le 7 juin, et embarque pour l’Angleterre, le 10 juin. Ses parents n’auront pas de nouvelles pendant plus de deux mois. Est-il encore vivant? Avant qu’une lettre ne leur parvienne. Il ne reviendra au manoir qu’en février 1945.

Sain et sauf.

Statue de soldat à l’entrée de la plage d’Utah Beach.


A Brécourt, il faut tout reconstruire. Michel, qui était militaire avant la guerre, ne peut plus être soldat. Les locataires de la ferme sont partis. Il ne reste qu’un cheval. Le jeune homme passe ses journées à déterrer la ferraille des champs, qui ont servi de dépôts pour le port d’Utah. Il lui faudra deux à trois ans pour tout redémarrer. Et commencer cette nouvelle vie de paysan.

Mais Michel est un intellectuel que rien ne prédestinait à s’occuper de la terre. Alors à côté de son travail, il commence à s’investir dans la vie publique locale. Il devient maire de Sainte-Marie-du-Mont en 1949. Il le restera jusqu’à son décès en 1991. Pendant ces années, il développera le réseau d’eau potable du village, mettra en place un système novateur de pompe d’eau de mer pour pouvoir nettoyer les huîtres produites localement…

Dans le bourg de Sainte Marie du Mont.

Michel a un projet qu’il poursuivra tout au long de sa vie: honorer la mémoire des soldats américains venus libérer l’Europe. L’affaire paraît évidente, aujourd’hui. Mais dans ces années d’après-guerre, on préfère ne pas parler de ces souvenirs qui demeurent douloureux. C’est finalement contre l’avis de son conseil municipal que Michel de Vallavieille crée le premier musée municipal d’Utah Beach, dans l’ancien blockhaus allemand. C’est l’un des premiers musées consacrés au débarquement, en Normandie. Il ouvre ses portes en 1962.

Efficacité tactique

Quand on aperçoit aujourd’hui les vaches qui paissent tranquillement dans le champ attenant au manoir de Brécourt, il est difficile d’imaginer que cet endroit fut le théâtre d’une bataille devenue célèbre du D-Day. Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, des parachutistes de la 101e division aéroportée de l’US-Army débarquent par les airs entre Sainte-Mère-Eglise et Saint-Côme-du-Mont. Leur mission: sécuriser les quatre routes qui permettent d’accéder à la plage où vont débarquer, le lendemain, 23 000 soldats. A côté du manoir de Brécourt, sur la commune de Sainte-Marie-du-Mont, une batterie allemande de quatre canons est disposée derrière une haie. Elle menace le passage des troupes.

Le lieutenant Dick Winters, chef d’une section de la Easy Company, est chargé de la neutraliser. Avec 12 soldats, il va s’attaquer au lieu tenu par 58 soldats allemands, avec une efficacité tactique qui est aujourd’hui reconnue et enseignée à l’académie militaire de West Point, dans l’État de New-York, aux Etats-Unis. L’histoire fut popularisée en 1992 grâce au livre Band of Brothers de Stephen Ambrose, et à la série éponyme tirée de ce livre, diffusée en 2001 sur HBO (voir plus loin dans l’article).

L'engagement

Publié le 5 décembre 2022

Une histoire a toujours des silences. Des choses que l’on ne dit pas. Qu’on découvre bien plus tard. Ou jamais.

Pendant longtemps, la blessure de Michel restera un de ces silences. Ses enfants la découvriront avec l’ouverture du musée. L’un dans une coupure de presse. Michel n’en parle pas. Ni de sa blessure, ni de cette époque dramatique. « Quand il en parla publiquement, cela resta discret », raconte aujourd’hui son fils, Charles. « Nos parents nous ont transmis l’exemple de faire face sans se lamenter », se remémore sa fille Isabelle. « Papa ne nous parlait jamais de ça. Aujourd’hui, je pense qu’il se disait : je suis vivant, je veux honorer la mémoire de mes frères et de ces jeunes hommes tués pour notre liberté. » D’ailleurs, en juin 1984, quand Michel de Vallavieille raconte à la télévision sa blessure physique, il le fait avec une sorte de légèreté, se rappelle sa fille Isabelle. « Les circonstances ont voulu qu’il y ait eu une méprise, pour d’autres cela a été beaucoup plus tragique (…). C’est l’effet de la guerre, l’effet du hasard. »

Michel de Vallavieille à partir de 26’55.

Son histoire personnelle compte peu par rapport à l’histoire de tous ces soldats, mise en avant au musée d’Utah Beach. Dans les allées du musée, c’est aujourd’hui Charles, son fils, qui assure la visite et distille des anecdotes. «On avance, parce que sinon, vous allez être fatigués avec toutes mes histoires.»

Espace dédié à la ferme de Brécourt dans le musée d’Utah Beach. Des objets y ayant été découverts y sont exposés.

Devant les vitrines remplis d’objets donnés par des particuliers, Charles de Vallavieille raconte l’histoire du colonel Caffey, un des premiers soldats à débarquer sur la plage d’Utah; du colonel allemand Von Der Hyette, ce responsable militaire allemand qui revient à Utah en 1964 et donne à Michel de Vallavieille une lettre dans laquelle il exprime sa volonté de réconciliation ; de ces indiens comanches des Etats-Unis, des code-talkers, qui se faufilaient entre les lignes et étaient peu considérés; d’un soldat qui écrivit sur une lettre d’adieu, à sa famille, juste avant de prendre part à une opération, en terminant: «Après la victoire, ne nous oubliez pas.»

Charles de Vallavieille dans le musée d’Utah Beach.

C’est pour éviter l’oubli que Charles s’est engagé, lui aussi, dans cette aventure mémorielle. Pour ces familles étasuniennes qui lui ont un jour dit: «Charles, on te confie notre monument (en souvenir pour les soldats morts), c’est toi qui t’en occupes.» Impossible, dès lors, de laisser tomber… Un retournement de situation, selon son frère, Jacques. «Charles compensait les absences à la ferme de son père… c’était une surprise qu’il prenne la relève. Mais à partir du moment où tu commences les démarches, c’est une drogue douce. La vie publique devient prioritaire sur la vie professionnelle.» «Charles a ressenti le devoir de reprendre pour que l’esprit de notre père perdure, raconte sa sœur Isabelle. Ce qu’il a fait, c’est génial. Entre les ambassadeurs, les hommes d’État et les gens du village qu’il côtoie, il ne fait pas de différences.»

Perpétuer le devoir de mémoire? Charles préfère le mot «pèlerinage». «Plein de gens ont été impactés par cette guerre, dit-il. Dans la vie d’un homme, venir ici, c’est ressentir une très forte émotion. C’est ce que j’ai ressenti quand je suis allé à Verdun, là où mon grand-père a combattu.» «En visitant le musée, on peut se demander, personnellement: qu’auriez-vous fait ici?», ajoute Charles.

Né en 1955, Charles de Vallavieille est un enfant de la paix, aime-t-il à raconter. Pas de la guerre. Et quand des visiteurs lui demandent, à la fin d’une visite, quel âge il avait lors du débarquement, il trouve la question désobligeante. Et il sourit, quand il raconte l’anecdote, dans le chemin qui mène à la ferme familiale où il a travaillé pendant 40 ans. «Je n’ai pas de compétences particulières historiques, sur la seconde Guerre mondiale. Je suis juste né avec ça, et j’y suis attaché viscéralement.»

En cette fin du mois de mai, Charles de Vallavieille est en pleine organisation des cérémonies du 6 juin. «J’ai dit au préfet que cela faisait 40 ans que je les organise, ces cérémonies, et que ça allait bien se passer. Mais cela n’a pas eu l’air de le rassurer», explique-t-il alors que son portable sonne à travers la poche de sa chemise.

Si cet ancien agriculteur, éleveur de chevaux et cavalier, s’est engagé dans la préservation et le développement du musée construit par son père, c’est pour perpétuer les histoires de ces hommes et ces familles touchées par la guerre. Il organise ainsi régulièrement de petites cérémonies pour les derniers vétérans et leurs enfants. « Demain, je vais recevoir un vétéran de 98 ans, avec sa famille. Il voulait revenir ici, avant de mourir. On va lui apposer une petite plaque… »

L’histoire familiale est peuplée de ces rencontres, après-guerre, avec des vétérans, d’abord, puis des familles de vétérans qui viennent se souvenir de cette époque. Au fil des années, des amitiés se sont nouées, de génération en génération, à travers l’Atlantique, avec la famille de Vallavieille. Comme Georges Morgan, soldat US démineur, qui travaillait toute l’année dans un supermarché pour s’offrir le voyage jusqu’à Brécourt, tous les étés. «La famille lui prêtait une 2CV pour qu’il puisse se promener», se rappelle Isabelle. «Quand les familles reviennent sur le lieu de la bataille de leur père, ils retrouvent toujours la même famille. Cela compte, pour eux», souligne Charles. Un point de repère immuable face au temps qui passe et au rapport à la mémoire qui évolue.

Au fur et à mesure que les visiteurs affluent sur les plages du débarquement et que les vétérans quittent notre monde, le musée d’Utah Beach s’est développé. Ce n’est qu’à partir du 50ème anniversaire du débarquement que les subventions sont arrivées. Jusqu’ici, le musée d’Utah Beach ne tient qu’à l’investissement de Sainte-Marie-du-Mont. «Les objets exposés dans le musée sont souvent donnés par des particuliers, raconte Charles. C’est mieux que de les voir vendus à des collectionneurs privés, à des prix exorbitants.» En 2011, le musée s’est agrandi et la muséographie a été revue. Les visiteurs terminent leur visite dans une pièce panoramique qui donne directement sur la plage et la mer, leur laissant imaginer le débarquement des troupes alliées, 80 ans plus tôt.

Extension du musée vers la plage.

C’est aussi grâce à une rencontre que ce développement a pu arriver. En 2007, deux frères de Houston arrivent au musée par hasard. Dans une vitrine, ils découvrent une photo de leur père, David Dewhurst pilote d’un bombardier pendant le débarquement. «Il a effectué plus de 85 vols. Et est finalement mort en 1947, d’un accident de la route», raconte Charles. Ses deux fils, Gene et David Dewhurst (vice-gouverneur du Texas) veulent faire quelque chose pour le musée, en mémoire de leur père. Ils sont prêts à investir plus de 2 millions de dollars. La somme servira à faire venir un avion bombardier dans le musée, décoré en mémoire de ce soldat. Et à convaincre les institutions publiques de soutenir le lieu.

Avion bombardier décoré en mémoire du pilote Dewhurst. L’achat de l’avion ainsi que le hangar l’abritant a été financé par les deux fils du soldat.

***

Mais c’est aussi désormais dans les terres que les visiteurs sont de plus en plus nombreux. Ce mardi 7 juin, après le week-end des commémorations, les jeeps continuent de défiler devant le discret manoir de Brécourt, le long d’une petite route de campagne, à une poignée de kilomètres à l’intérieur des terres de la plage d’Utah. Des passionnés, déguisés en soldat, se font prendre en photo devant la bâtisse, se retrouvent au milieu d’un champ, quand ils n’essaient pas de rentrer dans la cour pour «reconstituer» la désormais fameuse bataille de Brécourt.

Longtemps connue que des spécialistes de l’histoire de la seconde Guerre mondiale, tout a changé quand la série Band of Brothers a relaté la bataille, en 2001. L’équipe du film vient alors en repérage sur les lieux, avant de tourner les scènes en Angleterre. «J’avais demandé deux choses à Tom Hanks, le réalisateur, relate aujourd’hui Charles. Que ne soit pas évoqué ce qui est arrivé à mon père (l’histoire est peu glorieuse pour les américains, de toute façon); et que la «première» de la série soit organisée à Utah.» Le réalisateur tient parole et une grande soirée de diffusion, sur écran géant, avec une traduction française, a lieu à côté du musée. Plusieurs acteurs se lient d’amitiés avec Charles de Vallavieille. L’un reviendra en vacances à Brécourt avec sa famille.

Ces «reconstituteurs» déguisés en soldat, Charles de Vallavieille les voit d’un mauvais œil. «Jouer à la guerre, en costume, cela va quand on est un enfant!», dit-il. Comme le projet de création d’un grand spectacle autour du D-Day, soutenu par la région Normandie, qui «apporterait selon lui de la concurrence aux musées de la côte». Pour Charles et sa famille, la mémoire est une affaire de respect, discret. Alors que de plus en plus de visiteurs accouraient à Brécourt pour apercevoir le champ qui abritait la batterie allemande, Charles a finalement donner l’autorisation à une seule agence de tourisme pour faire visiter les lieux.

Le champ, au cours de ce mois de mai, est le théâtre de fouilles archéologiques dirigées par Alexis Gorgues, professeur de l’université de Bordeaux. Des archéologues et des passionnés ont sondé les sols pour tenter de comprendre l’emplacement précis des canons. «On propose une alternative aux fouilleurs clandestins, explique le professeur. Prendre dans le sol et vendre ces objets, ce n’est pas acceptable.» L’équipe a retrouvé de la vaisselle, du matériel médical usager, des douilles de canon… Tout va partir à Bordeaux pour être étudié et révéler peut-être encore un peu plus l’histoire du lieu.

«Est-ce que cela a un intérêt de dépenser beaucoup d’énergie pour tout ça?, se demande Jacques, le frère de Charles. Il y a un peu prescription, non? Peut-être des choses plus importantes… Mais c’est vrai que ça met un socle à l’histoire. Puisque tout le monde a des versions différentes.…»

En 2008, un monument en mémoire de la Easy Company, du nom de la compagnie de parachutistes qui intervint à Brécourt, a été bâti au bout du champ, au bord de la route.

Monument en mémoire de la Easy Company construit en 2008.

Que reste-t-il à raconter de l’histoire d’Utah? «Un jour, on m’a proposé de travailler sur l’amour pendant l’occupation, se souvient Charles. J’ai refusé. Il ne s’agit pas de blesser des gens… Vous imaginez, ça remue encore des familles. Si vous apprenez que votre père n’est pas celui que vous pensez.» Pour Charles, il n’est pas question non plus de raconter les exactions et les crimes commis par les soldats, notamment contre des femmes. «C’est du voyeurisme malsain, non?», dit-il sans nier que tout cela se soit déroulé. Le défi, pour le musée d’Utah Beach, est aujourd’hui la conservation des objets dans le temps. «Ils commencent à se dégrader. Mais restaurer cette carte, par exemple, c’est 25 000 euros!»

La mémoire

Publié le 5 décembre 2022

Toute histoire a une fin. Ou pas.

Celle de la blessure de Michel de Vallavieille aurait pu s’arrêter en 1947, quand une voiture de deux soldats américains se serait arrêtée devant Brécourt pour y retrouver Michel. Que voulaient-ils? S’excuser d’avoir tiré sur le jeune homme? Pensaient-ils qu’il était mort? Toujours est-il que quand les soldats comprirent que le jeune homme qui se tenait devant eux était bel et bien Michel de Vallavieille, ils déguerpirent, raconta Louis, le frère de Michel. Qui a tiré? Pourquoi? «Un jour, lors de l’une de ses visites, le lieutenant Winters, commandant de la Easy company, me dit: «Je vais te dire, demain, Charles, qui a tiré…», raconte aujourd’hui Charles. Et puis Winters est parti, sans livrer sa vérité. Il est décédé en 2011. Un monument a été érigé en sa mémoire, au bord de la plage.

Portrait de Michel de Vallavieille à l’entrée du musée d’Utah Beach.

Il se dit aussi que Michel serra un jour la main des soldats qui lui avaient tiré dessus, mais qu’il ne donna jamais leur identité.

Cette histoire de Brécourt aurait pu s’arrêter sur la colère ou le ressentiment de Michel de Vallavieille. A la place, le père de famille a construit sa vie sur la nécessité d’honorer ces soldats pour leur éviter l’oubli. «Papa donnait énormément de son temps pour le musée, indique Isabelle, sa fille. Il se demandait toujours comment aller de l’avant, être plus moderne, plus accessible. Il est parti à Washington. Il est revenu avec l’idée d’importer la technique du fondu-enchaîné, pour la diffusion d’un film. C’était très novateur!» Son frère Jacques abonde: «Créer un musée, en 1962, c’était un pari fou! A l’époque… est-ce que ça allait intéresser les gens?»

Toute leur vie, Michel et sa famille vont honorer la mémoire pour défendre la paix. Et faire qu’elle ne vienne plus jamais apporter son lot de malheurs. Mais jusqu’à quand la famille de Vallavieille s’investira dans cette histoire?

Jacques de Vallavieille, frère de Charles et co-gérant de la GAEC, lors de la traite du matin.

Au milieu de l’algeco, à l’entrée de la cour de la ferme, Grégoire se pose quelques instants pour parler de cette histoire familiale. Il est l’un des fils de Charles. En 2018, il a repris la ferme de son père et de son grand-père, associé à Jacques, le frère de Charles. Ensemble, ils ont 120 vaches laitières, des Normandes, «qui vont dehors quasiment 10 mois de l’année». «Je n’ai jamais imaginé faire autre chose, depuis tout petit. Il faut être passionné pour faire ce genre de profession où l’on décroche peu… Mais j’avais envie de m’installer. Et cet endroit est celui de ma maison de famille. Malgré nous, c’est un lieu chargé d’histoire.»

Ces questions autour de la mémoire, Grégoire n’y a pas forcément réfléchi, dit-il posément. «On a la chance de vivre en paix. Je ne suis pas impliqué dans tout ce qui est musée… Je n’ai jamais visité d’autres musées de mémoire. Je n’approfondis aucunement.» Pourtant, celui qui voit défiler les touristes devant la ferme – «Ils nous posent des questions, mais prennent en photo la mauvaise haie!» – partage les idées de son père, Charles. «Le 6 juin, les gens sont en jeep, en costume, ça me dépasse un peu. J’adhère plus à une cérémonie officielle, par marque de respect.»

Grégoire de Vallavieille rend visite quotidiennement à ses chevaux dans les marais.

Grégoire pourrait-il prendre la relève de Charles? «Je ne vois pas du tout entrer tout ça dans ma vie, répond le jeune homme. On a développé la ferme… Il faudrait renoncer à une vie de famille confortable. Et il faut un minimum de compétences, sinon on est mauvais.» A moins que la suite ne s’écrive à plusieurs parmi les petits-enfants dont quelques-uns s’échappaient jadis du repas familial pour aller faire visiter le champ de la bataille à un bus de touristes de passages.

Aux côtés de Charles et d’une grande partie de la famille, Marie, 21 ans, la dernière des petits-enfants, a assisté pour la première fois à la totalité des cérémonies du 6 juin. «C’était très impressionnant, dit-elle. Charles est aussi le porte-parole de mon grand-père, qui continue de serrer les mains que mon grand-père a serrées. » Marie essaie de convaincre son oncle d’écrire tout ce qu’il sait, pour le transmettre aux générations suivantes. Elle espère que perdurera longtemps l’esprit laissé par sa famille, dans ce manoir de Brécourt d’où jaillissent de nombreux souvenirs d’enfance. Lieu de guerre, de mémoire et de paix.

Simon Gouin (texte) et Emmanuel Blivet (photos)