Mars 2023

Les prix s'envolent, leurs vies basculent

Simon Gouin (texte) - Hélène Balcer (dessins)

Odile, retraitée qui joint tout juste les deux bouts

La grande flèche de sa cathédrale annonce, des kilomètres à la ronde, l’arrivée dans la petite cité. Sées, 4199 habitants, siège du diocèse de l’Orne, abrite d’immenses bâtiments appartenant à des congrégations religieuses. A deux pas de la cathédrale, le Secours catholique accueille ceux qui sont dans le besoin, et ceux qui s’engagent pour les aider. Odile, 74 ans, est entre les deux. Au sein de l’équipe locale, elle s’occupe de la permanence et de la commission territoire, «où sont prises les décisions de soutenir une personne pour un gros montant». Mais la précarité, elle la vit aussi au quotidien.

Avec 850 euros par mois de retraite, Odile doit compter chaque dépense. «Je ne pensais pas qu’à 75 ans, j’en serais réduite là, raconte-t-elle. Cela m’handicape. Je ne pensais pas être obligée de faire attention à ci, à ça, pour avoir une vie correcte…» Quand elle a acheté sa petite maison dans le centre de Sées, il y a quelques années, Odile ne s’attendait pas à devoir remplacer sa chaudière qui a pris feu dès que l’électricien l’a mise en route. Elle utilise alors toutes ses économies. Et comme le gaz de ville n’arrive pas dans le quartier, elle choisit une chaudière au fuel. Ce qui lui coûte aujourd’hui 150 euros par mois – «un coût qui me déracine», dit-elle – , pour une maison à 18 degrés avec un chauffage d’appoint dans la salle de bain. «J’ai trouvé de petits tubes électriques à la maison Saint-Pierre (lire notre reportage), que j’allume et qui me chauffe ma pièce en cinq minutes».

«Je suis une angoissée permanente à cause de tout cela.»

Tous les matins, Odile consulte son compteur d’électricité pour connaître le coût de la journée passée. «Je suis une angoissée permanente à cause de tout cela. Je suis à l’affût de la plus petite chose, le vêtement qui va être en solde, la bonne paire de chaussures qui va vous durer…» Pour les courses alimentaires, elle scrute les promotions: «Je n’achète de la viande qu’à moins 25%. Je ne prends du poulet que quand il est rôti à moins 25%, car le four, ça consomme… Il me coûte 6,20 au lieu de 8,50€. Je peux vous donner tous les prix.»

Grâce à sa gestion méticuleuse, Odile n’est jamais à découvert à la fin du mois. Quand elle découvre la prime énergie du gouvernement, elle passe «une super journée», raconte-t-elle. Et quand sa retraite est augmentée de 27 euros, c’est une bouffée d’air qui lui permet de mieux respirer. «Je ne me plains pas, je me contente de peu, dit-elle. Et la moindre des choses me fait plaisir. Il y a bien pire que moi.»

Odile s’appuie sur son expérience pour accueillir les personnes dans le besoin. Des couples de plus en plus jeunes, entre 35 et 40 ans, des accidentés de la vie qui ne parviennent plus à payer l’essence ou la cantine. «Je leur dis: ne vous inquiétez pas, avec du courage, de la volonté, vous allez y arriver. Si vous avez besoin de parler, vous venez… C’est souvent bénéfique.»

Quand Patricia est arrivée au Secours catholique il y a quelques mois, c’est Odile qui l’a accueillie. Le premier contact n’est pas facile. Odile se rappelle d’une certaine agressivité. «Il m’a fallu un travail de titan pour comprendre sa réaction», explique Odile. Pas facile de venir demander de l’aide à 70 ans.

Patricia et le problème global de la pauvreté

A bientôt 71 ans, Patricia le dit sans ambage: elle a un sale caractère. Et jamais elle n’aurait pensé qu’elle aurait un jour besoin de demander de l’aide pour payer ses factures, ni de faire une demande de logement social. «Je pensais que j’étais une privilégiée par rapport à d’autres.»

De sa vie professionnelle, Patricia raconte une ascension progressive dans la comptabilité. Elle monte les échelons, son salaire augmente… jusqu’à ce qu’elle soit licenciée économiquement à 55 ans. Elle se dit qu’elle va retrouver un job. «Mais le marché du travail n’était plus du tout ce que j’avais connu, constate-t-elle. Cela a été la croix et la bannière. Les indemnités de chômage se dégradent et vous finissez au RSA, avec 600 euros par mois. En attendant d’avoir votre retraite, si vous y arrivez. A cela s’ajoutent des problèmes d’arthrose que j’ai toujours eus. Mais avec ces difficultés financières, matérielles, cela a accentué mes maux…»

Patricia est arrivée d’Aquitaine en 2015. Elle trouve alors une maison à Carrouges (61). «Le loyer n’était pas excessif, mais la chaudière datait d’après la guerre.» En un mois et demi, Patricia brûle 300 litres de fuel. Elle arrive alors jusqu’au Secours catholique qui lui permet de faire le plein de la citerne. «Un mois et demi après, c’était fini», se rappelle-t-elle. La maison est une passoire énergétique. Patricia la quitte pour un logement social en appartement, puis une maison.

Se chauffer ou manger

Tous les mois, elle doit désormais payer 130 euros de gaz. «Maintenant, si je paie mon chauffage, je ne paie pas mon alimentation, explique-t-elle. J’avais déjà du mal à me nourrir correctement. Je ne mange plus de viande. J’ai deux chiens et trois chats qu’il faut nourrir, c’est un problème… Mais avec 1110 euros de retraite, je devrais pouvoir vivre normalement. Sortir? Il faut mettre de l’essence et ça devient compliqué. Les loisirs, c’est vite plié. J’ai une mutuelle que je vais être obligée d’interrompre.»

Mais Patricia n’adhère pas à cette idée d’une précarité énergétique. Pour elle, il s’agit plus d’un problème global. «La précarité cache une réalité beaucoup plus dérangeante: la pauvreté, qui renvoie à l’impossibilité matérielle de subvenir aux besoins élémentaires et essentiels. Il y a encore quelques années, on pouvait choisir de «se serrer la ceinture» en se disant qu’en retrouvant un emploi, on relèverait la tête. Ou qu’à la retraite, la vie serait plus acceptable. Mais c’est impossible en 2023, où les ressources ne permettent pas de faire face à la hausse des prix. Et si un imprévu survient, c’est comme un jeu de dominos qui s’écroule…C’est la descente aux enfers. »

«On ne sait pas ce qu’il va se passer avec les gens qu’on accueille dans les deux mois qui arrivent»

A ses côtés, Dominique Douchy, ancien agriculteur à la retraite et responsable du Secours catholique local, confie son inquiétude. «On ne sait pas ce qu’il va se passer avec les gens qu’on accueille dans les deux mois qui arrivent, souligne-t-il. Nous conseillons toujours aux personnes aidées de ne pas quitter EDF, car c’est avec eux qu’on peut étaler les dettes. Et beaucoup de ceux qui ne parviennent pas à payer leur facture ont quitté EDF il y a quelques années.»

Mais le problème est loin d’être restreint au prix croissant de l’énergie. «Même si les prix de l’énergie se stabilisent, précise Dominique Douchy, il y a quelque chose de constant: l’augmentation de la pauvreté dans notre pays et même chez des gens qui travaillent. Aujourd’hui, un travail à temps partiel n’est pas suffisant pour assurer les charges fixes d’une vie normale. Et une retraite de quelqu’un qui a travaillé toute sa vie peut être honteusement faible. »

Les bénévoles constatent aussi le poids des séparations familiales dans les parcours de vie compliqués de certains. «Une séparation, c’est la première difficulté qu’on rencontre, précise Dominique. Une maison, c’est coûteux. Alors quand on est seul…» Augmenter les allocations? «On ne résoudrait pas pour autant les problèmes sociaux», estime-t-il. Nous, on voit des gens qui ont vécu des burn out. Ils n’étaient pas mal payés, mais ils étaient maltraités. Au Secours catholique, c’est ça qu’on essaie de mettre en œuvre, de la fraternité, sans juger celles et ceux qui arrivent. La Fraternité, c’est une valeur de l’église mais aussi de la République.»

Patricia a trouvé au sein du Secours catholique un appui, une main tendue. Elle se rend aussi parfois à la « maison Saint-Pierre » (lire notre reportage) pour prendre un café, ou trouver un livre à 50 centimes. « Ne pas manger, à la limite, ce n’est pas trop grave, dit-elle. Ne pas lire, par contre, c’est impossible. »

Simon Gouin (texte) – Hélène Balcer (dessins)

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