Novembre 2025

Grâce aux low-tech, ils inventent un monde plus durable

Romuald Poretti (texte) - Marine Thomann (photos)

Un petit poêle à bois conçu pour la restauration collective et facilement transportable. Le biochar, un charbon à usage agricole produit par pyrolyse qui permet de réduire les émissions de CO2 tout en régénérant les terres agricoles. Des tricycles solaires à assembler soi-même comme alternative à la seconde voiture familiale. Ces innovations low-tech se développent un peu partout en France, et en Normandie, une entreprise, La Belle Tech, basée à Saint-Romain-de-Colbosc, en Seine-Maritime, cherche à les industrialiser pour faciliter leur accès et proposer des alternatives désirables au plus grand nombre.

Loïc Perochon incarnait la réussite dans ce qu’il appelle aujourd’hui « l’ancien monde ». Un parcours brillant, un salaire confortable, une carrière prometteuse dans l’aéronautique et l’armement. Pourtant, c’est précisément au sommet de cette réussite conventionnelle que tout a basculé. En 2017, sur le chantier d’extension de l’aéroport de Djeddah, en Arabie Saoudite, il est témoin d’une scène qui le marquera à jamais : des ouvriers matraqués par la police pour avoir simplement réclamé leur salaire. « Ce jour-là, j’ai compris que j’étais un acteur d’un système violent, un petit rouage dans une machine qui recourait au travail forcé. Je ne pouvais plus continuer à travailler contre mes valeurs. »

Loïc Pérochon à bord du Vhélio.

La naissance d’une nouvelle voie

De retour en Normandie, des penseurs comme Jacques Ellul et Bernard Charbonneau lui ouvrent les yeux sur les impasses de notre rapport à la technologie ; Hannah Arendt lui inspire une vita activa plus équilibrée. Sa rencontre avec l’écoconception – qui vise à réduire l’impact environnemental d’un produit en optimisant son cycle de vie – via l’Ademe (Agence de la transition écologique) l’inspire et l’interroge. « J’ai compris que l’écoconception, bien que nécessaire, restait insuffisante face à l’urgence des dérèglements. C’était comme poser un pansement sur un système moribond. Il fallait repenser fondamentalement notre rapport à la technique, à la consommation, à la production. »

La rencontre décisive avec les low-techs s’opère via son ami Arnaud Crétot et son projet de boulangerie solaire NeoLoco (dont Grand-Format vous parlait ici). Le contexte unique de la pandémie va précipiter les choses et provoquer la rencontre de la future équipe de La Belle Tech. « En février 2020, j’ai présenté Arnaud à CPM Industries, une PME familiale du Havre que j’accompagnais depuis plusieurs années. Élise, la dirigeante, a tout de suite été séduite par le projet de four à concentration solaire. Avec nos partenaires, nous avons décidé de lancer l’industrialisation d’un four de 11 m². Un mois plus tard, nous étions confinés. »

Malgré le contexte sanitaire chaotique, le four sera pourtant installé en juin 2020, démontrant la résilience d’une coopération locale en temps de crise. « Cette période a été un véritable révélateur pour nos partenaires industriels. Élise de CPM Industries a été confortée dans l’idée que pour durer, son entreprise devait se mettre au service des besoins essentiels du territoire. » Cette collaboration fondatrice avec des industriels du territoire, ouverts à de nouveaux modèles, deviendra l’ADN de La Belle Tech qui sera officiellement constituée deux ans plus tard. « C’est une structure qui vise à professionnaliser les low-tech en les intégrant dans des systèmes de production-consommation tenant compte des limites planétaires, explique Loïc Perochon. Nous industrialisons des low-tech existantes comme le rocket stove pour la restauration ou le Vhélio pour la mobilité, mais nous allons bien au-delà de la simple fabrication. Notre objectif est d’accompagner nos partenaires vers une industrie locale, résiliente face aux instabilités grandissantes, vecteur de progrès social, sobre en ressources, et au service de son territoire. Nous nous appuyons sur les savoir-faire post-pétrole et nous accompagnons la transformation des métiers vers davantage d’autonomie et de sobriété. L’idée est de créer des modèles d’activités adaptés aux enjeux de notre époque, pensés pour être répliqués librement, y compris en période contrainte.»

Le biochar : quand l’innovation low-tech sert l’agroécologie


Avec La Belle Tech, Loïc ambitionne de diffuser une véritable philosophie de la technique. « L’objet low-tech n’est qu’un prétexte, un point de départ. Ce qui compte vraiment, c’est le modèle socio-économique qu’il permet de faire émerger : résilient, inclusif, réplicable. Chez nous, la finalité n’est pas la rentabilité économique, mais la création de valeur sociale et environnementale. La rentabilité est un moyen, pas une fin. »

Parmi les projets les plus emblématiques, la production de biochar illustre parfaitement cette démarche. « Le biochar est un charbon à usage agricole, redécouvert récemment, produit par pyrolyse – c’est-à-dire par chauffage à haute température, autour de 600°C, de biomasse dans un environnement très pauvre en oxygène, explique Loïc. Nous utilisons des sous-produits de la filière bois, des résidus de récoltes, des déchets verts mal valorisés. »

Le résultat est remarquable : « Ce biochar, une fois mis en terre, améliore considérablement la rétention d’eau et la fertilité des sols. Reconnu comme puits de carbone par le GIEC, il représente une proposition concrète pour réduire les émissions de CO2 tout en régénérant les terres agricoles. Il peut également servir à filtrer l’eau ou entrer dans la composition de divers co-produits comme de l’encre. »

Parmi les outils innovants, le Mushu est un rocket stove professionnel conçu pour la cuisson alimentaire. Il permet de cuire notamment 20 kg de frites en consommant moins de 20 kg de bois de palette.

L’innovation de La Belle Tech réside dans l’exploration des usages : « Nous avons opté pour un pyrolyseur mobile, monté sur remorque, ce qui permet de le mutualiser entre plusieurs utilisateurs et de l’acheminer directement au plus près des gisements de déchets à valoriser. Cette approche low-tech le rend particulièrement accessible et accepte des intrants de formes et tailles très variées, contrairement aux unités industrielles modernes. »

« La technique doit servir l’émancipation des personnes, et non l’inverse.»

Ce projet prend une dimension particulière grâce au partenariat avec l’Esat du Pré de la Bataille à Saint-Pierre-lès-Elbeuf, qui accompagne des travailleurs avec des handicaps mentaux. Loïc raconte avec émotion : « Éric, un opérateur d’une cinquantaine d’années a trouvé dans ce projet une reconnaissance inédite. Après avoir fait la Une du Paris-Normandie, il a affiché dans son salon le journal et parle maintenant de biochar et de changement climatique dans son entourage. Bientôt formateur pour d’autres opérateurs, il incarne cette valeur sociale ajoutée qui est au cœur de notre démarche. La technique doit servir l’émancipation des personnes, et non l’inverse. » C’est en ça que les low-techs proposent une rupture plus radicale que l’amélioration progressive du système existant : repenser complètement le rapport à la technologie avec moins de technique mais plus de savoir-faire, d’intelligence collective et de coopération.

Le Vhélio ou la convergence des possibles

Le Trophée Vhélio représente aujourd’hui une synthèse aboutie de cette philosophie. Cette épopée de tricycles solaires open-source entre Sotteville-Lès-Rouen et Hastings dépasse largement le cadre sportif. « Nous proposons une aventure aussi festive que le 4L Trophy mais pensée au regard des enjeux sociaux et environnementaux de notre temps. »

L’innovation sociale est au cœur du projet : « Nous faisons collaborer des mondes qui s’ignorent : étudiants ingénieurs, militants altermondialistes, retraités de la police, agents de collectivités, acteurs associatifs et salariés de Bouygues Construction. Voir ces profils si différents prendre plaisir à faire naître ensemble l’événement, c’est la magie de la coopération ! Le Vhélio devient ainsi un véritable outil de transformation sociale, démontrant qu’une mobilité sobre et joyeuse est possible dans une société morcelée. »

Transmettre pour transformer

Cette volonté de créer du lien guide également son travail dans l’enseignement supérieur. « Je veux montrer aux futurs ingénieurs qu’une autre réussite est nécessaire, mesurée à l’aune du service à la communauté plutôt qu’à la domination par l’accumulation de richesses. Certains sont en recherche de sens et s’interrogent sur la finalité de leur futur métier. La démarche low-tech guide leur trajectoire vers la construction d’un monde plus résilient, plus juste, plus sobre. »

Du désert saoudien aux ateliers normands, le parcours de Loïc Perochon reste fidèle à une conviction : « Nous ne manquons pas de technologie, mais de sens. Les low-techs sont une boussole pour retrouver l’essentiel : le partage, la coopération, le soin du territoire et des personnes. Le Vhélio, le biochar ou le rocket stove ne sont que des moyens pour s’émanciper du capitalisme mortifère et amorcer une dynamique collective afin de bâtir un nouveau projet de société dans un monde aux ressources finies. La véritable innovation n’est pas technique, elle est sociale et humaine. »

Ces articles ont été écrits grâce à une collaboration avec le réseau Low-Tech Normandie. Lancé en 2024, il est destiné aux acteurs qui cherchent à promouvoir les démarches low-tech en région. Il est animé par le Dôme dans le cadre d’une mission soutenue par l’Ademe et la Région Normandie. Son site Internet.

Les auteurs de ce reportage :

Romuald Poretti

Animateur de coopérations territoriales, collaborateur médias, entrepreneur indépendant. Diplômé en sciences politiques et management, Romuald Poretti a suivi un parcours original du cinéma vers l’animation territoriale. Fondateur de La Bulle, pôle de coopération reconnu par l’État, il œuvre au développement d’activités durables en s’appuyant sur les acteurs locaux – artisans, producteurs, entreprises à échelle humaine. Ses thématiques d’expertise incluent les circuits courts, la biodiversité, l’urbanisme responsable, les mobilités douces et l’économie circulaire. Collaborateur de Grand Format et Village Magazine, il met ses compétences d’animateur et de médiateur au service des transitions, tout en intervenant dans l’enseignement supérieur pour former les futurs acteurs du territoire.

Marine Thomann

Photojournaliste installée en Normandie, je m’attache à raconter le réel à travers des sujets de société, des trajectoires de vie atypiques et des initiatives inspirantes. Mon travail s’inscrit dans une approche humaniste avec une attention particulière portée aux territoires ruraux et aux voix peu entendues.

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