Une enquête impulsée par CORRECTIV.Europe documente l’ampleur de la précarité énergétique à l’échelle de l’Union européenne. Grand-Format vous résume ses principaux enseignements et met des visages derrière ces chiffres.
393 000 personnes ne parviendraient pas à se chauffer correctement, en Normandie, en 2023. Ces chiffres, tirés de l’Office statistique de l’Union européenne (Eurostat), ont été analysés, région par région et pays par pays, par un réseau européen de médias locaux piloté par CORRECTIV.Europe, dont Grand-Format fait partie.
Ils montrent l’ampleur de la problématique : à l’échelle européenne, 47 millions de personnes seraient touchées par ce manque de chauffage en 2023. Soit 10,2 % de la population, ce qui représente 16 millions de personnes de plus qu’en 2021. En France, 8,2 millions de personnes seraient concernées en 2023.
La vaste enquête menée par Eurostat interrogeait les participants sur leur capacité à chauffer correctement leur logement. Aucune température fixe n'a été spécifiée dans ce questionnaire : les réponses sont basées sur l’auto-évaluation des personnes. Certaines ne se chauffent pas suffisamment, d’autres ne parviennent pas du tout à se chauffer.
Le climat n’est pas responsable
Battant en brèche les idées reçues, ce ne sont pas les pays les plus froids qui sont les plus touchés, en Europe, mais principalement l’Espagne (20,7 % de la population en 2023), la Grèce (19,2 %), le Portugal (20,8 %). Plus que le climat, c’est en effet une combinaison de facteurs qui provoquent cette précarité énergétique selon les experts : des bâtiments non rénovés, des coûts énergétiques élevés qui ont notamment explosé avec la guerre en Ukraine, et les faibles revenus des foyers. Parmi eux, les plus touchés sont les femmes, les pauvres et les plus âgés.
Avec des impacts considérables sur la santé physique et mentale des gens concernés. Une étude met en avant le risque accru de maladies mentales et cardiovasculaires, d’infections respiratoires chroniques. « On peut se protéger du froid avec des vêtements, mais si l’espace de vie n’est pas chauffé, le corps ne peut plus récupérer du stress causé par une exposition prolongée au froid », indique Boris Kingma, thermophysiologiste à l’Organisation néerlandaise pour la recherche scientifique appliquée (TNO).
En Normandie, des vies qui basculent
A court terme, les difficultés à se chauffer ne sont parfois que la pointe de l’iceberg de la précarisation d’une partie de la société. C’est ce que nous vous avions raconté en mars 2023, dans Grand-Format. Nous étions alors partis à la rencontre de plusieurs femmes dont les vies basculaient à cause des hausses des prix de l’énergie.
« Je venais de finir de payer mon poêle à bois, installé il y a trois ans, et le prix des sacs est passé de 3,9 euros à 12 euros », soulignait Angélique, dont la maison près de Honfleur était mal isolée. Ajouté à cela une précarité liée à l’emploi et sa situation familiale, le compte bancaire d’Angélique se retrouvait à découvert. Les agios se multipliaient. Elle ne pouvait plus payer de nouveaux sacs de granulés, devait se restreindre du côté des courses…
C’est comme cela qu’elle était venue toquer à la porte de Fariborz, la veille de Noël. Le jeune retraité venait de créer une branche locale du Secours catholique. Il avait donné de l’aide à Angélique, qui l’avait affublé d’un surnom : le Père Noël. Fariborz, lui, était en colère contre toutes ces situations où des personnes tombaient dans la pauvreté. « Je n’ai rien fait… Je suis juste le lien entre l’État, qui ne peut pas tout voir, et ces personnes, à qui on redonne leurs droits », nous expliquait-il.
« Aller boire un verre avec les copains au bar, tu ne peux pas. »
Fariborz nous avait amenés chez Megan qui vivait dans un studio de Honfleur. Le froid s’engouffrait sous la porte d’entrée. La jeune femme était contrainte de payer 180 euros par mois pour son électricité. Somme qui l’avait mise, elle-aussi, dans le rouge, après avoir cumulé plusieurs dépenses pour pouvoir louer cet appartement. Megan nous expliquait : « Ce sont des coûts que je n’ai pas réussi à assumer, avec derrière les factures à payer comme des courses ou l’électricité. Le salaire ne suffit pas. Le loyer, plus les factures d’énergie, la Wifi (c’est indispensable aujourd’hui), l’essence, l’assurance de la maison, la voiture… et puis il faut manger en plus. J’ai le malheur de fumer. On n’est jamais sans rien manger. On trouve une solution. »
Megan racontait l’impact de cette situation sur son quotidien : «J’ai été très tendue… C’est bête à dire mais quand on n’a pas d’argent, ça se complique très vite pour tout. Pour payer ton loyer ? Bah au bout d’un moment tu es dehors. Ce n’est pas la saison. Au-delà de ça, une fois que les factures sont payées, tu n’as plus rien pour vivre… c’est quelque chose, c’est dégouttant, c’est pesant dans la vie de tous les jours. Aller boire un verre avec les copains au bar, tu ne peux pas. Admettons, un truc plus simple, un petit plat autre que des pâtes et du blanc de poulet ou des knacki ou des œufs, cela fait plaisir… Si on n’a pas tout ça parce qu’on ne peut pas se le permettre, la vie ne devient pas grand-chose. C’est seulement travailler, se priver, payer ses factures parce qu’il faut au minimum se loger. On n’a plus rien ensuite. Si, la télé, c’est cool. »
Moins manger pour se chauffer
À quelques kilomètres de là, Félicie était contrainte de dormir sur son canapé, dans son salon, pour éviter d’avoir à chauffé l’étage de sa maison humide. Sa retraite de 1000 euros n’était pas suffisante pour lui permettre de chauffer correctement sa location, ni pour manger des produits frais, nous expliquait-elle. « La vérité, c’est que je tape dans ce que j’ai mis de côté pour les pompes funèbres. »
Un autre territoire, mais des histoires similaires. Dans l’Orne, nous avions rencontré Odile et Patricia. Pour parvenir à atteindre 18 degrés, Odile payait 150 euros par mois. Avec 850 euros de retraite. Cela la conduisait à évaluer le moindre achat : « Je n’achète de la viande qu’à moins 25 %. Je ne prends du poulet que quand il est rôti à moins 25 %, car le four, ça consomme… Il me coûte 6,20 € au lieu de 8,50 €. Je peux vous donner tous les prix. »
Avec 130 euros de gaz par mois, Patricia, elle, le disait très clairement : elle se privait de nourriture pour pouvoir assumer toutes ses charges. « Maintenant, si je paie mon chauffage, je ne paie pas mon alimentation, explique-t-elle. J’avais déjà du mal à me nourrir correctement. Je ne mange plus de viande. J’ai deux chiens et trois chats qu’il faut nourrir, c’est un problème… Mais avec 1110 euros de retraite, je devrais pouvoir vivre normalement. Sortir ? Il faut mettre de l’essence et ça devient compliqué. Les loisirs, c’est vite plié. J’ai une mutuelle que je vais être obligée d’interrompre. »
Deux ans plus tard
Deux ans plus tard, Angélique est parvenue à sortir la tête de l’eau. « Je n’ai plus de dettes », explique-t-elle aujourd’hui d’une voix enjouée. Sa bouffée d’air est venue avec la baisse du prix des sacs de granulés, passés entre 4 et 5 euros, et de son activité d’agente immobilière, qui a décollé. Grâce aux aides de l’État, elle entrevoit même de faire isoler sa maison par l’extérieur, en investissant 30 000 euros de sa poche. « Parmi mes amis, je vois combien ils sont impactés par les factures d’électricité. Ma sœur paie 300 euros par mois pour une maison pas bien isolée. Parfois, elle se questionne : doit-elle la revendre ? »
Les situations de précarité, Fariborz continue de les constater. Sur 10 dossiers suivis en 2024, tous relèvent de factures d’électricité qui augmentent. « Il y a parfois des régularisations très fortes, d’un seul coup. Une personne reçoit une facture: vous nous devez 1950 euros ! Comment voulez-vous qu’ils fassent ? Ils n’ont pas cet argent ! Et nous, en tant que Secours catholique, nous avons uniquement 200 euros par personne pour un an ! » Le prix du chauffage ne représente qu’une partie des augmentations de la vie courante : les loyers, les charges locatives, les courses... Et Fariborz pointe toujours du doigt les dysfonctionnements de la Caf, avec la gestion 100 % en ligne imposée aux bénéficiaires. « Une petite bêtise, et le dossier est bloqué, souligne-t-il. En deux ans, cela s’est aggravé. »
« Félicie (une octogénaire aidée par le Secours catholique que nous avions rencontrée, dlr) dort toujours sur son canapé !, raconte Fariborz. Et Orange a continué à lui faire payer sa box alors qu’elle l’avait restituée. Son micro-ondes est en panne, on s’est débrouillés pour lui en offrir un. J’en ai ras-le-bol qu’on me traite de Père Noël ! »
Multiplication des fournisseurs d’énergie
A Sées, Dominique Douchy, le responsable du Secours catholique local, a constaté que les aides de l’État ont eu une certaine efficacité pour éviter le pire. Au cours des deux dernières années, la situation s’est améliorée pour de nombreuses personnes. L’équipe locale a diminué les aides qu’elles accordaient. Mais l’ancien agriculteur craint que cette amélioration ne soit que de courte durée. « L’aspect alimentaire reste tendu : il n’y a pas eu de réelles compensations. »
A l’échelle de l’Orne et du Calvados, les chiffres rassemblés par le Secours catholique montrent combien la question de l’énergie a pris de l’ampleur dans les difficultés des personnes aidées. En 2020, la part de l’aide dédiée aux loyers, aux charges et à l’énergie représentait 19 % de l’aide totale. En 2024, cette part monte à 28 %. En 2023, 15 % des foyers rencontrés dans les permanences étaient en situation de précarité énergétique. Soit 6 points de plus qu’un an auparavant. « La complexité du paysage des fournisseurs d’énergie, des prix, des aides… est un amplificateur de risques », souligne Xavier Mérieux, animateur du Secours catholique.
L’association ne règle pas les factures des personnes touchées mais les oriente vers l’accès au droit, un accompagnement budgétaire, un dossier de surendettement. Une aide pour refaire surface – et peut-être, ne plus avoir froid.
Simon Gouin
Dessins : Hélène Balcer
Cette enquête s'inscrit dans le cadre d'une coopération entre Grand-Format et CORRECTIV.Europe, un réseau de journalisme local qui met en œuvre des recherches basées sur des données et des enquêtes en collaboration avec des rédactions locales dans toute l'Europe. CORRECTIV.Europe fait partie de la rédaction de l'ONG d'investigation CORRECTIV, qui est financée par des dons. |