À Caen, le Chemin vert est l’un des quartiers qui concentrent le plus de pauvreté. Depuis 2016, la MJC locale, le Centre socioculturel Caf et le Conseil de quartier ont impulsé l’organisation de débats entre citoyens. Le 1er février dernier, la thématique était celle de l’accès aux services de proximité.
La soirée commence avec un petit sketch des comédiens de l’association Macédoine. Une femme se désespère du résultat de sa commande sur un «drive». «J’ai cliqué plusieurs fois, et j’ai eu 15 œufs. Mais je n’en voulais pas autant.» Puis elle raconte à sa fille qu’elle a un problème administratif avec la Caf. Elle a voulu aller à la permanence, voir quelqu’un, en vrai. Elle est tombée sur un vigile qui lui a dit de prendre rendez-vous sur Internet!
«On ne sait plus où donner de la tête face aux demandes de gens.»
Première question posée aux 40 personnes présentes ce soir là: la numérisation et la dématérialisation des services provoquent-elles de la souffrance, de l’exclusion, des difficultés? «On est surchargés par un stress supplémentaire, raconte Antonio. Moi je travaille là dedans, on ne sait plus où donner de la tête face aux demandes de gens. Aujourd’hui, beaucoup de personnes viennent nous voir car ils veulent recevoir sous format papier leurs relevés de banque. On fait les démarches pour eux.»
Beaucoup de personnes continuent d’imprimer les pièces papiers. Mais si le coût d’une imprimante est dérisoire, les cartouches sont chères pour des personnes qui touchent le RSA, précise une habitante. «Autour de moi, il y a des personnes sans Internet, sans mails… des gens qui ne savent pas ce qu’est l’informatique», raconte un participant. «Dans ce quartier, certains n’ont pas les moyens d’avoir un ordinateur à 300€. Ici 50% vivent sous le seuil de pauvreté.»
Une personne d’un certain âge tente de positiver: «La numérisation, ça nous propose un nouveau langage, une nouvelle façon de communiquer avec les autres. Pour moi, il y a plus de positif que de négatif. Mais des gens en restent très éloignés. Les gains sont tels qu’on peut investir pour aider les gens qui ont des problèmes.»
Les Rendez-Vous Citoyens du Chemin vert : un espace de parole et d’échanges
Depuis octobre 2016, Les Rendez Vous Citoyens du Chemin Vert ont pour objectif, trois fois par an, de « donner la parole aux habitants et de nous faire réfléchir en citoyens sur notre quartier, ses problèmes et ses atouts, mais aussi son environnement, écologique, social, régional et au delà ». A l’initiative de la MJC, du Centre socioculturel Caf et du Conseil de quartier, le collectif a été rejoint depuis par d’autres associations, Macédoine, Régie de quartier, Relais scolaire, SAP, Amis de Marianne, Centrifugeuz, CSF, Epi Vert. Dans cet espace d’échanges, les habitants ont rencontré « Melvin McNair, une figure associative de la Grâce de Dieu, puis ont interrogé en cinq ans le rêve français, le développement durable, les 50 ans du Chemin Vert, la naissance d’une webtélé de quartier, la question des écrans, le rôle des différents élus, notre « grand débat », les fake news, les candidats aux municipales, la parole des habitants en textes et vidéo, la colère, le djihad en pièce de théâtre, les services au public… » .
«Le numérique renvoie à la personne qu’elle n’est pas capable»
«Peut-être que les choses vont trop vite?, se demande Antonio, qui travaille au pôle de vie du quartier. Il faut prendre le temps que l’informatique soit enseigné, que les mesures nécessaires soient effectuées pour ne pas laisser les gens de côté.» Dans son travail, il accompagne des personnes dans leur dossier de retraite. «Cela demande une gymnastique particulière. C’est complexe.» «Parfois, le numérique renvoie à la personne l’image qu’elle n’est pas capable. Il faut lutter contre cette forme d’exclusion.»
« Avec la dématérialisation, on a de moins en moins de services de proximité, donc de moins en moins de vie. »
Le numérique s’accompagne d’un éloignement géographique des services du quartier. «On n’a plus de collège, l’agence HLM a fermé, la banque aussi, lance le président d’une association de quartier. Un pôle santé est prévu, mais les médecins ne viennent pas. On n’a plus de services.» Le marché est en désuétude: il manque un primeur. Et des clients. Des inquiétudes portent sur la Poste: est-ce qu’elle va un jour fermer? «Maintenant, avec la dématérialisation, on a de moins en moins de services de proximité, donc de moins en moins de vie. Et dans ce cas là, le sentiment d’insécurité dans certains endroits s’accroît, une zone de non-droit.»
«On en a mare de réclamer.»
Depuis quelque temps, l’office HLM qui gérait les appartements n’a plus de bureau dans le quartier. Les habitants en ont assez de faire des réclamations. «Ils nous disent: chez nous, c’est difficile, c’est mal isolé. On y est toute la journée. Il y a des feux dans les caves et ce n’est pas réparé. Et on en a mare de réclamer», raconte l’animatrice du groupe qui travaille au centre socio-caf.
Les inégalités se manifesteraient-elles jusque dans les nouveaux projets d’urbanisme? De nouvelles maisons vont être construites, au pied des tours. «Cela va créer un quartier riche. Une maison à 200 000 euros, ce n’est pas une personne lambda qui va y accéder.» Une femme ajoute: «Les HLM qui viennent d’être refaits, c’est bien, mais ça cache la misère.»
Solitude et détresse psychologique
Désormais, il faut des «prétextes pour sortir», suggère une personne retraitée. «Autrefois, attendre dans une file d’attente permettait de créer des liens». Aujourd’hui, il y aurait plus solitude. L’association du quartier reçoit beaucoup de gens en détresse psychologique. «On a du mal à faire sortir les gens de chez eux, explique une femme qui en fait partie. Ce n’est pas facile pour nous. Cela me fait très mal de les entendre parler de leurs problèmes familiaux.» «Ils ont peur, ils sont coincés. Ils ont du mal à avancer. Peur d’être rejeté, d’être jugé», ajoute un autre. Antonio: «Il y a une forme de dévalorisation. Beaucoup de personnes se sentent exclues et cela empêche d’aller vers les autres. La question est de valoriser les gens». «Avant, les HLM étaient provisoires. C’était la joie d’y vivre ensemble. Puis il y a eu la rupture de l’emploi, du chômage. Il faut redonner du futur.»
Que faut-il proposer pour tenter d’améliorer les choses? «Je pense qu’il faut revoir les choses différemment pour favoriser le lien social. J’essaie d’être positif: ce qu’on perd, on peut le regagner de l’autre côté», avance Antonio. Il aimerait développer des projets de jardin partagé qui deviennent ensuite de véritables lieux d’échanges et de rencontres. «Il y a des espaces dans le quartier… C’est mon rêve. Mais il faut qu’on ait des volontaires, des finances… On peut y faire des fêtes. Je crois que le beau attire le bon. Dans le quartier, nous avons besoins de beaux endroits.»
Propos recueillis par Simon Gouin
Photo : Claude Boisnard