Mars 2024

Village repeuplé cherche avenir en commun

Simon Gouin (texte) - Hélène Balcer (dessins)

De sa maison, on a une vue imprenable sur la forêt qui borde une partie de Bellême. Michel est né dans une boite à chaussures, dit-il avec ce grand sourire qui ne le quitte que rarement. Ses parents étaient chausseurs, son père est décédé à la Drôle de guerre, alors qu’il n’était qu’un bébé. Son grand-père a d’ailleurs été formé en tant que marchand au Bon Marché, le magasin repris et développé par Aristide Boucicaut, à Paris. Et sa famille a ouvert une boutique de chaussures en 1850, à Bellême. « Tout gamin, je vendais du cirage au marché, à côté de ma maman », se rappelle celui qui a aujourd’hui plus de 80 ans. Il y a quelques années, avec une bande de copains, Michel a fait l’inventaire des commerces de Bellême de son enfance, après-guerre. 160 commerces, des cafés, boulangeries, boucheries dans chaque quartier. Des menuiseries, vaisselleries, quincailleries, magasins de vêtements, de sport, graineterie, coutellerie.

La ville a évidemment bien changé. Elle compte désormais de nombreux antiquaires, des boutiques éphémères, des échoppes qui n’ouvrent qu’à partir du jeudi pour toucher une clientèle de résidents secondaires, qui fait vivre le commerce local, mais le transforme également. Le phénomène n’est pas nouveau : « Cela fait 25 ans qu’on a fermé, mais déjà, à l’époque, 40 % de nos clients étaient des résidents secondaires », se rappelle Michel. « Cette présence a sauvé le bâti percheron, soutenu l’économie, a permis à des magasins de se maintenir. Cela permet par exemple d’avoir une boutique de produits bio » « Il ne faut pas être dans le regret du passé », estime Michel. Mais les voitures qui circulent le week-end lui font dire que la population a changé. « Aujourd’hui, ce sont des gens qui ont du fric ! »

« Dans les années 1960, les Parisiens qui arrivaient revenaient de Paris où ils s’étaient installés pour gagner leur vie, raconte une autre personne. Ils avaient les codes de la campagne. Aujourd’hui, nous n’avons pas de relation avec eux. Certainement parce que nos codes sont différents. Il y a une déconnexion avec le monde rural. Par exemple, les gens qui ne sont pas d’ici ne disent pas bonjour. Moi j’aime bien dire bonjour, bien fort, quand je rentre dans une boutique. Se saluer, c’est important. Mais c’est peut-être à nous d’impulser cette convivialité qu’ils n’ont pas en ville, où l’on ne salue pas. »

80 commerces pour 1400 habitants

Bruno Morencé est un observateur engagé de la vie locale. Son grand-père a été à l’origine de la création de l’union commerciale, dont Bruno est aujourd’hui le président. Il tient deux magasins de vêtements dans le village. « Pour 1400 habitants, cela reste étonnant de trouver 80 commerces ! », se réjouit-il. « Implanter une petite surface en plein centre-ville a été l’idée du siècle ! Cela a permis de renforcer le tissu commercial. »

Si la ville est aussi attractive, c’est notamment grâce aux actions engagées par l’association des commerçants depuis 70 ans afin de faire vivre la commune et sauvegarder ses commerces. Dans les années 1970, ses membres se rendent à Paris pour faire la promotion de son territoire ; l’association reprend la gestion de l’office de tourisme, décide d’ouvrir les commerces le dimanche matin, pour la clientèle de résidences secondaires.

« Mais il faut faire très attention, prévient aujourd’hui Bruno Morencé. Car le commerce le plus important, c’est un pressing, et ce n’est peut-être pas aussi joli qu’une petite vitrine ouverte en fin de semaine. S’il n’y a plus de pressing, les gens partiront ailleurs, en voiture, là où il y a pleins de commerces. Quand il y a un commerce à protéger, il ne faut pas hésiter. » Pour ce commerçant, un équilibre doit être trouvé entre une clientèle du week-end, parisienne, et la clientèle « locale », qui a besoin de services tout au long de la semaine.

« Une ville où l’on ne répondra qu’aux attentes des touristes »

« A Bellême, on a en permanence cette difficulté à garder des commerces de proximité, avance un autre Bellêmois. Lorsqu’un boucher a cherché à vendre, il n’a trouvé personne pour le remplacer. Est-ce qu’on trouve des commerçants de bouche pour venir s’installer ? Le danger est évidemment de basculer dans une ville où l’on répondra uniquement aux attentes des touristes. » Pour cette personne, arrivée il y a une vingtaine d’années à Bellême, il n’y a pas de ruptures entre deux mondes : « Je ne suis pas un Bellêmois de souche, je me suis totalement senti accueilli, intégré. Et je fréquente toutes les couches de la population, des précaires jusqu’aux résidents secondaires. »

« C’est vrai aujourd’hui que les commerces s’orientent vers la déco, les antiquités. Cela correspond à ce que les gens qui arrivent apprécient. Des gens à très haut pouvoir d’achat, indique une autre personne. Y-aura-t-il toujours des commerces de bouche dans 20 ans ? »

On retrouve ce constat dans un diagnostic social et urbain mené pour la démarche des Petites villes de demain, que Bellême a rejointe. Le document décrit notamment « l’arrivée de galeries d’art, salons de thé, boutiques de décoration et de brocantes-antiquités au détriment du commerce de proximité ». L’étude pointe une autre évolution : le prix de l’immobilier est devenu tellement élevé, notamment depuis la crise sanitaire et une nouvelle attractivité des lieux, qu’il est devenu très compliqué de se loger dans le petit village.

Tension immobilière

Cette envolée des prix, Yoann Biffart, agent immobilier à Bellême depuis 15 ans, en a été témoin, notamment pendant la crise sanitaire. Il se rappelle des journées sans fin où les biens partaient en quelques heures. Même si les prix sont revenus à des niveaux plus raisonnés, explique-t-il aujourd’hui, « une maison à 400 000 euros, ce n’est pas extraordinaire. Beaucoup achètent cash, ce qui rend difficile l’achat pour des primo-accédants ».

« Tous mes copains d’enfance sont revenus, explique un jeune Bellêmois. Ils ne peuvent pas se loger ici. Ils vont dans les petits villages aux alentours qui sont plus abordables… Ici, pour une méchante baraque que tu vas acheter 80 000 euros, il faudra 100000 euros de rénovation. »

Alors que les petites industries installées localement ont fermé leurs portes – il ne reste qu’une entreprise de circuits imprimés – peu de gens aux revenus modestes peuvent continuer à se loger à Bellême. Des logements sociaux en plein cœur de la ville historique ont été fermés depuis une dizaine d’année. « Les biens immobiliers ne deviennent accessibles qu’aux Franciliens, aux retraités et aux ménages actifs qui cherchent à rester proches de la centralité », explique le diagnostic des Petites villes de demain. A l’inverse, des logements sont acquis pour y développer des Airbnb. Ce qui accroît encore un peu plus la pression immobilière.

« Tu n’as plus qu’une population âgée et des bobos le week-end »

« Quand je vois des bottes aigles et des cirés, j’ai envie de rappeler que chez nous, on a des trottoirs, des sanitaires…, s’insurge un habitant. Bellême doit garder son âme de petit village. Elle ne doit pas devenir un petit Neuilly sur Seine, ça me gêne. » « Bellême s’est boboïsé, indique une commerçante. Tu n’as plus qu’une population âgée et des bobos le week-end, qui se sont faits des boutiques pour eux. Les boutiques, les locaux n’y vont pas. Moi la première : je sais que je ne vais rien y acheter, car ça coûte trop cher. »

La petite ville reste un lieu que de nombreuses associations font vivre, depuis des dizaines d’années. Les deux écoles contribuent à sa vitalité et à son dynamisme. « A l’école, les milieux se mélangent très bien, raconte une habitante arrivée de Paris, il y a six ans. Naviguer entre les différents mondes, c’est quelque chose à laquelle on tient beaucoup. Nous nous sommes toujours sentis bien accueillis. Il manque une volonté politique forte pour faire du lien, car pour l’instant, cela tient de la volonté individuelle. Pourquoi n’y-a-t-il pas d’aire de jeux en centre-ville ? Et de lieux pour les adolescents ? L’absence de structures collectives favorise les clivages. »

Deux mondes un peu en parallèle

Ces clivages, Marie du Sordet en est bien consciente. « Il y a deux mondes qui sont un peu en parallèle, souligne-t-elle. Les personnes installées depuis toujours, et les nouveaux arrivants, où beaucoup pensent que c’est un eldorado, ce qui n’est pas le cas. » Arrivée avec sa famille il y a une dizaine d’années, Marie du Sordet a créé une boutique de brocante-vintage en plein centre de Bellême et plus récemment un showroom dans la zone artisanale. Elle y vend des objets qu’elle récupère et qu’elle achète notamment avec l’émission Affaire conclue sur France 2, dont elle est l’une des expertes. Elle a aussi ouvert un « lieu gourmand » / brocante, du jeudi au dimanche, et un logement Airbnb. « Je crois que le fait qu’on arrive avec des jeunes enfants, ça aide pour s’intégrer ! », raconte-t-elle. « Forcément, on ne peut pas plaire à tout le monde mais ce n’est pas grave. On essaie de faire les choses les plus honnêtes, en rapport avec nos valeurs. »

Marie du Sordet aime la mixité de Bellême. Les fêtes populaires qui s’y déroulent, le réseau d’entrepreneurs Band of perchés qui voit le jour. « Les deux mondes peuvent s’apporter énormément, estime-t-elle. Les résidents secondaires viennent ici parce que c’est hyper authentique. En fait, pour les locaux, c’est intéressant d’avoir des Parisiens, et le mix est important pour tous les deux… L’urbain peut apporter une culture, une connaissance, mais il faut qu’il s’adapte à ce qui se passe ici. Si c’est un microcosme… il n’y a rien de pire. » L’entrepreneuse regrette un effet de l’arrivée de ces résidents secondaires dans la région : l’augmentation des prix des travaux. « C’est une galère monstrueuse. Et quand vous venez de Paris, on a le sentiment que certains artisans vous demandent cinq fois le prix, car ils pensent que nous avons beaucoup d’argent. C’est très agaçant. »

A propos de la Maison Boucicaut, Marie du Sordet estime qu’il manque d’un restaurant ouvert le soir, en semaine. Le projet du collectif d’y créer un tiers-lieu pour des associations avec des actions sociales ? « Avoir un lieu où des associations seraient regroupées, ce serait fédérateur. Ce lieu est fabuleux pour y mêler ces deux mondes, estime-t-elle. Mais le social ne fonctionne que parce qu’il y a aussi du commerce. Tendre la main et aider, c’est bien, mais juste donner, je n’y crois pas. Pour moi, c’est le déclin de la société. »

En janvier, le collectif Marguerite, qui propose la création du tiers-lieu, a appris que l’AP-HP devrait mettre en vente le bâtiment aux alentours de 800 000 euros, au cours de ce mois de mars, sous la forme d’un appel d’offres public. L’avenir de la Maison Boucicaut se décidera dans les mois à venir. Indépendamment de son sort, celui de ce petit village du Perche est aussi en question : dans 20 ans, restera-t-il encore des emplois pour celles et ceux qui ne vivent pas des brocantes ou qui ne sont pas en télétravail pour leur entreprises parisienne ? Bellême sera-t-il un îlot de résidents secondaires aisés perdu dans un milieu rural qui souffre ? Ou un village où néo-ruraux et ruraux parviennent à bien vivre-ensemble ?

Simon Gouin (texte) – Hélène Balcer (dessins)

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