Ambrine Aubard et Marie-Thérèse Hardit vivent en colocation depuis un mois. L’une a 20 ans, l’autre 81 ans. Ce mélange de génération est un moyen de créer du lien et de lutter contre la solitude. Néanmoins, dans leur entourage, elles sont les seules à s’être lancées.
Un feu de cheminée crépite dans une véranda mal éclairée. La nuit est venue avaler une partie de la lumière, restent les ampoules du plafond. Derrière les vitres de cette maison en pierre, dotée d’une sonnette qui ne sonne plus, on peut imaginer le jardin: une herbe proprement tondue, un potager et des arbres fruitiers. «Ici, on peut manger des pommes, des figues…», lâche Marie-Thérèse Hardy, la propriétaire. «Et des abricots en été! La liste est longue», ajoute du tac-au-tac Ambrine Aubard, jeune locataire de 20 ans. C’est à Sartilly, dans la Manche, en bordure de la départementale D973, reliant Avranches à Granville, que vivent les deux femmes. À elles deux, elles forment une colocation intergénérationnelle. Elles ont été mises en relation par le biais d’une association qui porte bien son nom: l’association Lien, pour «Logement Inter-génération en Normandie». Créée en 2006, elle a pour but de «prévenir l’isolement des personnes âgées et de répondre au problème de pénurie de petits logements», en mettant en lien des «seniors disposant d’une chambre libre et des jeunes», explique Caroline Leblanc, la coordinatrice de l’association. L’organisme est présent dans l’Orne, le Calvados et la Manche et comptait 29 cohabitations en 2020.
En 2016, Marie-Thérèse Hardy, âgée aujourd’hui de 81 ans, prend connaissance de l’association par le biais d’un vieux journal, conservé au placard depuis près de quatre ans. «Je venais de me retrouver seule, j’ai ressorti le journal et j’ai appelé l’association. L’adresse était à Lyon mais on m’a indiqué l’existence d’une antenne en Normandie», explique-t-elle. Chaque année, elle accueille désormais des étudiants dans sa maison trop vaste pour une personne. Depuis ce mois de novembre, c’est Ambrine Aubard qui est venue la rejoindre. Cette dernière est en alternance d’ingénierie à Avranches. Elle donne un peu de présence à la maison un mois sur deux, car le reste du temps, elle étudie dans les Vosges, dans la région Grand-Est.
«Les gens que je connais n’osent pas»
Le choix de la colocation intergénérationnelle, c’est une cohabitation riche en découvertes: «On découvre une personne qu’on aurait jamais rencontrée sinon. Ça permet d’apprendre plein de choses, ça apporte de la culture sur tout type de sujets. On discute beaucoup ensemble», détaille la jeune colocataire. Elle ne connaissait personne quand elle est arrivée dans la Manche. C’était alors un moyen de créer du lien en dehors de ses heures de travail. Pourtant, si Ambrine et Marie-Thérèse décrivent un mode de cohabitation idéal, elles ne connaissent personne dans leur entourage ayant fait la même démarche. Ce n’est pas sans avoir essayé d’en parler ou de convaincre les amis: «Ils n’osent pas. Ils pensent qu’ils ne sauront pas quoi dire à l’autre personne ou n’ont pas confiance.» La retraitée a tout de même fait plusieurs tentatives et est allée coller des affiches dans le bourg de sa commune. «À la pharmacie et chez le médecin, là où beaucoup de personnes âgées peuvent se rendre. Ça n’a pas du tout marché», se souvient-elle.
De son côté, quand Ambrine en a parlé à des jeunes de son âge, les retours étaient plutôt positifs, ils y voient un beau projet. «Mais dans les faits, les gens que je connais n’osent pas se lancer», annonce-t-elle. «Ils ont peur alors que c’est le contraire, c’est rassurant», précise Marie-Thérèse. Pour elle, pas de raisons de s’inquiéter, il faut simplement savoir être un peu accueillante et «être à l’écoute». Chaque personne qui s’engage dans une colocation intergénérationnelle peut aussi faire marche arrière si les conditions sont inconfortables ou si la relation entre les deux personnes se passe mal. «Comme quoi, pas d’excuses pour ne pas se lancer», souligne Ambrine.
Une lutte contre la solitude
Selon le baromètre 2021 de la solitude, réalisé par la Fondation des Petits Pères des Pauvres, 530 000 personnes âgées sont en situation de «mort sociale». Une nette augmentation depuis 2017, où le nombre de personnes dans cette situation était de 300 000. L’isolement est déterminé en fonction de la «fréquence des contacts physiques avec quatre grands cercles de sociabilité»: la famille, les amis, les voisins et le réseau associatif. Une personne en situation de mort sociale est une personne sans ou presque sans contact avec ces grands cercles de sociabilité. C’est pour éviter ce type de situation que Marie-Thérèse Hardit s’est tournée vers la colocation intergénérationnelle: «Je fais ça tous les ans pour avoir de la compagnie, éviter d’être seule et puis pour faire vivre la maison». Pour Ambrine Aubard, c’est aussi l’idéal: «Moi aussi, ça me permet de ne pas être seule le soir. Et financièrement c’est avantageux car le loyer est à 140 euros par mois. Comme je suis en alternance, je suis à Sartilly seulement un mois sur deux. Dans les Vosges, je loge en cité U, ça me fait un deuxième loyer à payer».
De Paris, par les Vosges à Sartilly
«Sartilly, c’est un petit village vivant, avec tous les commerces nécessaires», avance Marie-Thérèse. «Et il y a le Mont-Saint-Michel à trente minutes et la vue à cinq minutes», ajoute Ambrine, qui découvre la région depuis cette année. Sa mère est née à 37 kilomètres de là, à Coutances. Elle a souvent entendu parler de ce territoire mais a vécu en région Centre-Val de Loire, avant de débuter ses études à Lille, puis de les continuer dans les Vosges. Quand à Marie-Thérèse, elle est originaire de la région, y a grandi et même passé une partie de sa jeunesse. En 1960, elle a quitté le territoire: «Je suis partie à Paris pour chercher du travail avec mon mari». Là elle est embauchée à la RATP, est hébergée chez la famille de son conjoint, avant d’acheter un appartement à Drancy. Elle y restera une grande partie de sa vie.
«En 1987, mon mari étant tout juste à la retraite, on a finalement acheté à Sartilly. Moi, j’ai pris ma retraite en 1992», poursuit Marie-Thérèse. Ambrine l’interrompt, curieuse de ce parcours qu’elle ne semble pas connaître précisément. «Mais vous travailliez encore à Paris quand vous avez acheté cette maison?», interroge-t-elle, en la vouvoyant, signe de politesse ou distance pudique. «Oui, je faisais des aller-retours entre ici et la région parisienne». Une situation peu évidente qui la pousse à prendre sa retraite avant l’heure, pour s’installer définitivement en Normandie. «Voilà… et puis vous connaissez la suite: en 2015 je me suis retrouvée seule alors j’ai choisi la colocation!», complète la retraitée.
«C’est spontané entre nous»
Entre les deux femmes, le feeling semble passer: elles ne se connaissent que depuis un mois mais partagent une complicité. «C’est spontané entre nous. Ambrine peut bien sûr utiliser la cuisine et les parties communes quand elle le souhaite. Je ne suis pas trop sur son dos, je veux qu’il y ait une grande liberté», sourit la retraitée. La condition de leur cohabitation: essayer de partager au moins un repas ensemble par jour. Marie-Thérèse Hardit détaille: «Et on ne regarde pas la télé… Ah ça non, pas quand on mange. On fait la télévision à toutes les deux! Ça coule de source entre nous». Pour cette dernière, la colocation mélangeant des générations est un véritable choix. Elle n’aurait pas souhaité ni apprécié une colocation avec une personne de son âge. Cela aurait été «trop risqué» selon elle ; «parfois, c’est difficile de se plier aux vieilles habitudes des personnes âgées, alors imaginez si ça ne colle pas», souligne-t-elle. « Et puis c’est plus gai de vivre avec une jeune». Du côté d’Ambrine, sa seule crainte était de tomber sur «une retraitée aigrie et morose». Heureusement pour elle, ça n’a pas été le cas et elle compte bien rester encore quelques mois dans cette vieille maison.