Février 2023

SOS, agriculteurs en détresse

Noan Ecerly (texte), Jue Jadis (illustrations)

En Normandie, le lait est le premier secteur de l’économie agricole de la région mais les revenus des producteurs sont souvent faibles. Leurs marges de manœuvre sont tellement restreintes qu’au moindre pépin, tout peut s’effondrer.

En face de l’Église de Soulles, petit village de la Manche d’à peine 500 habitants, un chemin s’élance entre deux rangées d’arbres. L’eau miroite au bout de l’allée, au pied d’un ancien manoir du XVème siècle. Un chemin bifurque à gauche et débouche sur plusieurs hangars abritant round-ballers, tracteurs et diverses machines. Les parents d’Alexandre Leviautre se sont installés ici en 2001 pour élever des vaches et produire du lait, à la suite de ses grands-parents. En 2013, le fils a a pris la relève. Aujourd’hui, il est en binôme avec son père mais il n’est plus question de lait.

Il y a quelques années, la famille a dû faire face à une hécatombe. « La première vache morte, ça ne nous a pas inquiétés, annonce Alexandre Leviautre, 33 ans. Ce sont des choses qui arrivent. » Le problème, c’est que l’histoire ne s’est pas arrêtée là. À partir de 2015, c’est la dégringolade. Les vaches tombent malades en série. Le troupeau diminue et le moral des agriculteurs avec. Les animaux souffrent de tout un tas de symptômes. Une blessure superficielle engendre de lourds dégâts de santé : « Une simple boiterie débouchait sur une patte pourrie. Elles n’avaient plus aucune immunité, se souvient Alexandre Leviautre. Je partais le soir et quand je revenais le matin, je trouvais parfois un animal mort étalé au sol. On n’a pas voulu être éleveur pour voir ses vaches crever ! » Plusieurs fois un vétérinaire tente de comprendre. En vain. « On ne sait pas et on ne sera jamais. On ne savait pas contre quoi se battre », poursuit l’ancien éleveur. Au total, 94 vaches sur 130 sont mortes, soit plus de 70 % de leur troupeau.

«Au moindre grain de sable, tout explose»

La production de lait chute et le chiffre d’affaire de la famille dégringole de 50%. «En terme de revenus, c’est devenu compliqué, surtout quand on sait ce qu’on doit à la banque», soupire Alexandre Leviautre. En 2013, l’exploitation conventionnelle a robotisé la traite des vaches et a dû souscrire un emprunt de 240 000 euros. L’étude économique faite à cette époque préconisait de traire au moins 130 vaches pour pouvoir rembourser. «Quand on descend à 80 vaches, ce qui reste dans la poche, après avoir payé les charges, c’est du négatif et les huissiers qui passent. C’est dur psychologiquement», lâche Alexandre.

Comme la majorité des agriculteurs aujourd’hui, Alexandre s’est endetté sur une quinzaine d’années pour pouvoir se lancer. Une situation qui ne permet aucun pas de côté. C’est un constat que fait également Raphaël Ghewy. Cet ancien agriculteur laitier habite en périphérie de Vire dans un lotissement résidentiel. Il a vendu son exploitation lorsqu’il s’est rendu compte, bien qu’étant au «top» de sa production, qu’au moindre pépin, tout pouvait s’effondrer: «Je n’avais aucune marge de manœuvre. Les prêts, c’est tout le temps. Pourtant le prix du lait ne suit pas.»

Selon lui, les nécessités d’investir et les obligations de se mettre aux normes produisent des situations où les agriculteurs sont dans l’impasse. «Quand tout va bien dans une ferme laitière c’est déjà pas facile. On a toujours le nez dans le guidon, avec 70 heures par semaine. Au moindre grain de sable, tout explose.» Rapidement, il y a un effet boule de neige et les problèmes s’accumulent: «Comment on fait quand il y a un tas de factures qui s’entassent au coin de la table et qu’en même temps, on doit produire toujours plus?»

Le bio également touché

Les producteurs en agriculture biologique n’échappent pas non plus aux difficultés. Pierre Osmont a repris la ferme de ses parents en 2015, après quelques années en tant que journaliste sportif, spécialisé dans le vélo. Lorsqu’il se lance, il calcule: «Mes parents gagnaient quatre euros de l’heure, souligne-t-il. Quand en plus on paye un salarié 15 euros de l’heure, on perd tout simplement de l’argent.» Pierre Osmont a converti la ferme de ses parents au bio, en production de lait et en viande. Une transition qui a nécessité des investissements, des travaux. Les premières années, les finances suivent. Jusqu’à fin 2019. «Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas continuer avec un compte bancaire à moins 20 000 euros», déclare l’éleveur.

Le confinement est arrivé et les consommateurs se sont beaucoup tournés vers la vente directe et le local. Une aubaine, de courte durée pour Christophe Osmont, car au sortir du confinement, les ventes sont reparties à la baisse. Aujourd’hui, la hausse du prix de l’énergie est aussi un obstacle, puisqu’il faut alimenter la salle de traite en électricité et consommer du pétrole pour la production de céréales, qui serviront ensuite à nourrir les vaches. «Là, j’ai perdu 15 000 par mois pendant 6 mois, avance-t-il. Ce n’est pas facile psychologiquement de se demander comment on va faire pour payer nos charges.»

Un manque d’indépendance

En Normandie, dans la filière du lait, il y a une douzaine d’entreprises de collecte reparties sur 48 sites. Lactalis, entreprise à capitaux privés de taille internationale, est le groupe qui collecte le plus de lait dans la région (33% de la production). Vient ensuite un groupe national, Agrial-Eurial, qui récolte 28 % de la production de lait normand. Dans un métier où le droit à l’erreur semble être proscrit depuis un bon nombre d’années, d’après Raphaël Ghewy les agriculteurs ne décident jamais, dès lors qu’ils travaillent avec un industriel. « Il y a un contrat d’exclusivité et on est dépendant. Le lait, une fois qu’on l’a produit, il faut qu’il parte, on ne peut pas le stocker car la traite c’est deux fois par jour. Alors on a encore moins la capacité à négocier à cause de l’urgence », explique-t-il.

Ce manque d’indépendance est un constat partagé par Annie Pasquier, bénévole au sein de Solidarité Paysans, dans la Manche, une association d’entraide vouée à accompagner et aider les agriculteurs en difficulté. «C’est devenu presque impossible de changer de laiterie. Aujourd’hui, avec les contrats d’exclusivité, les agriculteurs ne sont plus libres. La laiterie fait son prix, il n’y a plus de négociation possible», explique la bénévole.

Pour Raphaël Ghewy, la structure du monde agricole s’inscrit dans une continuité historique. Après la seconde guerre mondiale, il a fallu reconstruire le pays. La France a bénéficié du plan Marshall pour repartir. «Ça a marché, on a produit plus, on a eu à manger. Sauf que ça a continué. Aujourd’hui il faut produire toujours plus. Tout ça, c’est un business et derrière, les agriculteurs ne sont toujours pas bien rémunérés», souligne-t-il. Les financements du plan Marshall ont permis à la France de se moderniser, en échange de plus de libéralisme, de libre-échange et de productivité. La France se dirige vers une augmentation des rendements. Le nombre de tracteurs explose: on passe d’environ 100 000 à plus d’un million de tracteurs en 20 ans (lire là). Il faut de l’espace pour ces machines: les haies sont arrachées, les champs agrandis. On parle alors de remembrement agricole: entre 1945 et 1985, 835 000 kilomètres de talus et de haies disparaissent.

«À quoi ça sert de travailler ?»

Plus récemment, la volonté politique de rendement plus conséquent a été confirmée en 2015, par la suppression des quotas laitiers par la commission européenne, dans le but clair de favoriser la compétitivité. Les quotas avaient été mis en place en 1986 lors d’une crise du lait liée à la surproduction. Ainsi, les agriculteurs ne dépassaient pas une certaine production, pour réguler le marché. «Après 2015, beaucoup ont agrandi leurs exploitations. Or la production de lait s’inscrit sur un marché de l’offre et de la demande. Quand il y a une surproduction, par rapport à la demande, les prix s’effondrent», explique Annie Pasquier. Voyant désormais de nombreux laitiers abandonner le métier, la retraitée se questionne: «À quoi ça sert de travailler, quand tu vois que pour produire 1 million de litres de lait, en grossissant l’exploitation, il n’y a toujours pas de revenus?».

Les agriculteurs sont davantage exposés à la pauvreté que le reste de la population: 18% des membres des ménages agricoles vivent sous le seuil de pauvreté, avec 13 000 euros par ans pour une personne. Plus globalement, le revenu disponible moyen annuel des ménages agricole est de 52 400 euros en 2018, mais seulement un tiers de ces revenus provient d’une activité agricole. Souvent, les familles d’agriculteurs trouvent des compléments de rentrée d’argent. Ce complément d’un secteur extérieur est par ailleurs rare dans le secteur du lait, car le temps consacré aux bêtes est particulièrement élevé. Ainsi, le revenu total y est plus faible (lire ici).

Sur une brique de lait de 1L à 93 centimes d’euros (tout lait confondu, bio et conventionnel), c’est 0,46 centimes qui revient dans la poche des producteurs en moyenne en France (source). On observe une augmentation du prix du lait ces derniers mois (lire ici). «Le prix du lait a un peu augmenté ces derniers mois, détaille Annie Pasquier. Mais finalement, les charges à payer pour les agriculteurs sont toujours là, voire augmentent. Au final, ce qui reste dans la poche n’est pas tellement plus élevé.»

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