La voix des habitants du Calvados, comme de l’Orne, va-t-elle enfin trouver écho ? Depuis le 29 avril dernier, les cahiers de doléances ont connu le sort qui leur avait été promis : celui d’être publics. Les archives s’ouvrent, comme une boîte noire longtemps scellée. Et derrière cette ouverture, un combat mené sans relâche : celui de Fabrice Dalongeville, maire d’Auger-Saint-Vincent, mais aussi celui de Marie Pochon, députée écologiste de la 3ème circonscription de la Drôme, qui a porté la proposition de résolution transpartisane visant à rendre publiques ces doléances. Arthur Delaporte, député socialiste de la 2ème circonscription du Calvados, y a apposé sa signature.
Janvier 2025, Juliette Toquet entame son stage au sein de la permanence parlementaire d’Arthur Delaporte. Très vite, une idée s’impose : plonger dans les 365 contributions déposées en 2019 par les habitants de la circonscription. À la main, patiemment, elle trie, analyse, classe. De ce travail minutieux émergent les grandes lignes des préoccupations locales.
Pour Arthur Delaporte, l’enjeu est clair : « On entend souvent une grande défiance à l’égard des élus. L’idée que les élus n’écoutent pas, ne sont pas à l’image des préoccupations populaires au sens large. Donc se plonger dans les cahiers de doléances, c’est donner une parole. C’est aussi respecter cette démarche de 2019. Respecter ceux qui avaient déposé leurs confidences, leurs écrits au président de la République en leur montrant, qu’au moins une fois, ils ont été lus. »
« En préambule, je tiens à dire que je ne crois en aucun cas à l’utilité de ces cahiers de doléances; le foisonnement des revendications et/ou des propositions, se contredisant les unes les autres, permettra au président de la République de poursuivre le programme de politique néolibérale qu’il déroule avec ses ministres depuis son élection. Néanmoins. le profite de cette opération nationale de grand enfumage pour exprimer quelques demandes générales ou plus locales. »
« MACRON REMET L’ISF QUI FAISAIT PARTI
DE L’ECOMOMIE FRANÇAISE, TU N’ECOUTE PAS
TON PEUPLE. POURRAIS TU VIVRE AVEC UNE
PENSION D’ INVALIDITE DE 650E/MOIS
DONNE NOUS LE RIC ON VEUT PARTICIPER POUR TOUT CHANGEMENT DE LA FRANCE
MACRON ARRETE TA DICTATURE ET DE DENIGRER LES FRANÇAIS, TON PEUPLE »
Extraits des cahiers de doléances. Les textes n’ont pas été corrigés.
« Pour les habitants, c’est d’abord le pouvoir d’achat et la santé. »
Pour le député de 33 ans, c’est plus qu’un simple exercice de mémoire : c’est un levier d’action. Il entame du porte-à-porte, organise des rencontres autour du documentaire « Les doléances ». Il pose des questions, cherche à comprendre ce qui a changé. « Aujourd’hui ce qu’on voit très souvent, et beaucoup plus que ce qui avait été déclaré en 2019, c’est la question de la santé, la question de l’accès aux soins et des déserts médicaux », observe Arthur Delaporte. Même s’il admet avoir abordé cette démarche « dans une logique post-dissolution plutôt que pré-présidentielle », il en tire une ligne politique claire. « Sur la question de la santé, par exemple, j’ai voté d’autant plus la question de la régulation des installations médicales, tout en sachant que ce n’est pas la solution ultime, mais en me disant qu’il y avait une demande très forte du territoire dans ce sens », illustre-t-il.
Derrière ce retour aux textes, il y a aussi la volonté de recentrer le débat sur les véritables inquiétudes des habitants : « Sur la question migratoire, on voit bien que ce n’est pas une préoccupation massive. Pour les habitants, c’est d’abord le pouvoir d’achat et la santé. »

Nourrir des programmes
Ce constat, Guillaume Sacriste le partage. Candidat malheureux aux dernières élections dans la 2ème circonscription de l’Orne, co-référent pour la région Normandie du parti Place publique, il s’est lui aussi plongé dans les archives départementales pour en exhumer les cahiers de doléances. « Ce qui m’a fasciné dans ces cahiers, c’est que la hiérarchisation des problèmes est complètement différente de celle de l’agenda politique et de l’espace public. Très peu de doléances font référence à l’insécurité et à l’immigration. C’est un épiphénomène », observe-t-il, encore étonné de la dissonance.
Pour lui, ces écrits bruts ont une portée politique singulière, presque inédite. « Les classes populaires prennent très peu la parole sur les questions politiques. Là, elles l’ont fait. Et dans ces cahiers, sont inscrites des revendications qui ne varient pas au gré des derniers faits divers. Aujourd’hui, la première revendication reste le pouvoir d’achat », assure celui qui est également maître de conférences en science politique à l’université Paris I.
Guillaume Sacriste ne s’en cache pas, derrière cette démarche, il compte bien nourrir le premier programme présidentiel de son parti. « Chez Place Publique, on co-construit le programme avec les adhérents. Mais la réalité, c’est que ce sont presque tous des personnes des classes moyennes supérieures. Donc dans le premier programme du parti, je travaillerai à ce qu’il y ait des mentions directes à ces cahiers de doléances », admet-il, lucide sur la portée encore limitée de son influence.
« Pour une véritable justice sociale, il faut revoir les conditions de redistribution des richesses. Il relève de l’indécence que dans notre pays les huit milliardaires qui monopolisent les organes d’information et de production possèdent un patrimoine équivalent à celui de 22 millions de nos concitoyens. Rétablir l’ISF participerait de cette mesure de justice fiscale. »
« A quand l’indexation des retraites sur l’inflation ? Nous les petites retraites vivont au jour le jour. Quand on a pas de retrait de CSG on nous donne quoi en compensation ? Il faut toujours compter, faire attention à notre porte-monnaie !
Les jours à venir ne vont pas être drôles ! »
Se montrer plus proche des habitants
Ailleurs encore, un collectif baptisé « La gauche du coin » s’affaire, lui aussi, à faire vivre la mémoire des cahiers de doléances. Installé dans la 5ᵉ circonscription du Calvados, ce groupe né en 2022, avant les législatives, a choisi de rouvrir ces pages oubliées pour bâtir un programme local. Philippe Chotteau, membre actif, l’annonce sans détour : « Pour les municipales de 2026, là où se monteront des équipes pour faire campagne, on va repartir de ces cahiers de doléances. »
Dans un café-librairie à l’atmosphère chaleureuse, à Douvres-la-Délivrande, Philippe Chotteau insiste : même si bon nombre des revendications exprimées sont d’envergure nationale, elles peuvent nourrir une action de terrain. « Quand c’est sur la fiscalité, on peut se poser la question. La suppression de la taxe d’habitation, l’augmentation de la taxe foncière, les difficultés de financement des communes, par exemple. Ou la démocratie : est-ce que le maire décide tout seul ? Est-ce qu’il écoute largement ? Sur toutes ces thématiques-là, on peut rebondir localement, je crois », détaille le retraité, entre deux gorgées de café.
« Nous, la gauche du coin, on va voir les cahiers de doléances du coin »
Sur la banquette en face, Véronique Sauvage hoche la tête avec conviction. Elle aussi fait partie du collectif. En creux, ce qui la meut, « c‘est la lutte contre l’extrême droite ». Et la volonté de restaurer une image plus ancrée, de la gauche. Instinctivement, elle résume la démarche : « Le message qu’on veut faire passer, c’est que nous, la gauche du coin, on va voir les cahiers de doléances du coin, pour comprendre ce que les gens pensaient à un moment donné. C’est un message d’écoute et de respect vis-à-vis des personnes qui ont exprimé par écrit leurs préoccupations et leurs propositions. »
Six ans après leur rédaction, ces fragments d’opinion citoyenne que l’on croyait tombés dans l’oubli trouvent, peu à peu, une oreille attentive.

