Dans le Bocage ornais, du côté de la commune d’Athis-Val-de-Rouvre, de nombreux projets collectifs d’associations et de tiers-lieux ont éclos. Sur ce territoire rural marqué par une nature préservée, ces démarches citoyennes s’inscrivent toutes dans une dynamique de transition écologique et sociale. Récit de quelques jours passés aux côtés de ceux qui transforment doucement, mais sûrement, leur territoire.
Été comme hiver, à El Capitan, le jeudi matin, c’est atelier jardin. En cette fin février, les pelouses et les haies du village des Tourailles (Orne) subissent encore quelques gelées. Seuls deux courageux ont chaussé les bottes et revêtu les polaires. Pour Elsa et Corentin, il s’agit pour l’instant moins de mettre les mains dans la terre que de bricolage et de maintenance avant l’arrivée du printemps. Volontaire en service civique depuis décembre dans ce tiers-lieu, Elsa apprécie de s’atteler à ce genre de travaux manuels, même en petit comité. «C’est souvent le rendez-vous pour les nouveaux arrivants, avant qu’ils s’investissent dans de nouveaux projets.», explique-t-elle.
Ce terrain de jeu convient pour l’instant très bien à Corentin, qui, après avoir travaillé une dizaine d’années dans le e-commerce, «n’y arrive plus avec les écrans». Aujourd’hui, Corentin a un projet, qui nécessite des bras, au moins une dizaine de personnes. Il veut déplacer la structure en bois d’une serre en construction d’un bout à l’autre du jardin, vers un endroit mieux exposé. Heureusement pour lui, ce jour-là, l’auberge participative grouille d’activité. Une session immersive «CAP sur des réseaux sociaux locaux, libres et conviviaux» réunit plusieurs passionnés d’informatique. Et un temps de rencontre à destination des voisins va rassembler encore plus de monde en début de soirée. Au déjeuner, le mot est lancé à la cantonade, puis relayé sur le groupe Signal «Les voisins du bocage». Une équipe de dix volontaires est constituée en début de soirée, prête à suivre les directives de Corentin pour déplacer ensemble la serre.
Une force de mobilisation
Deux jours plus tard, un chantier collectif de plus grande ampleur se déroule cette fois dans le jardin d’Anne-Laure. Co-présidente d’El Capitan, Anne-Laure a acheté une maison un an auparavant à une dizaine de minutes de route du tiers-lieu. Ce samedi après-midi, des amis et des connaissances viennent l’aider à abattre une mini-forêt de thuyas qui obscurcit son jardin. Pour cette spécialiste des dynamiques de groupe, ce chantier illustre bien la «force de mobilisationdes capiens», comme on les appelle ici,l’un des atouts majeurs d’El Capitan et de sa communauté. Un déménagement d’une recyclerie basée à côté de Flers nécessite de la main d’oeuvre? «Sur une quarantaine de personnes, une bonne partie d’entre nous sera prête à prendre quelques jours et à mettre ses forces pour aider.»
Anne-Laure est arrivée du côté des Tourailles début 2020, pour une semaine de coliving à El Capitan. «Je cherchais ce genre de dynamique et j’ai trouvé ça par hasard. J’ai eu un très bon feeling avec Igor, Adrien et ce qu’ils portaient. C’était encore beaucoup dans leurs têtes mais ça m’a inspiré.» Durant quelques jours, elle a séjourné dans cette grande auberge participative, expérimentant le vivre-ensemble avec une dizaine d’autres personnes de tous horizons. De fil en aiguille, celle qui veut quitter Paris revient en coliving, puis s’installe en colocation dans les environs au moment du premier confinement. El Capitan est alors ouvert depuis deux ans, dans cette longère de 400m2 louée à un propriétaire parti vivre à Grenoble, avec cuisine toute équipée, espace de coworking, dortoirs et même piscine chauffée l’été. Le lieu est présenté comme «une porte d’entrée sur un territoire rural et dynamique». À la genèse de ce projet, Igor, issu du secteur de l’aide au développement international. Établi dans l’Orne depuis 2016, il souhaite expérimenter le concept d’archipel citoyen :«un regroupement d’acteurs travaillant de concert pour construire les territoires de demain.»
«Est-ce qu’on garde le lieu ? A-t-on suffisamment de personnes motivées pour cela ?»
Déjà passée par l’univers des tiers-lieux et des espaces de coworking à Paris mais aussi au Vietnam, Anne-Laure se «jette à pieds-joints» dans la gestion d’El Capitan. «Il y avait un épuisement de l’équipe fondatrice, et l’envie que de simples utilisateurs deviennent co-porteurs du projet.» Depuis la rentrée de septembre 2022, une nouvelle dynamique est enclenchée, avec une programmation annuelle du lieu, et une équipe de co-gestion passée à une vingtaine de personnes. La co-présidente d’El Cap anticipe la question qui va inévitablement se reposer avant l’été : «Est-ce qu’on garde le lieu ? A-t-on suffisamment de personnes motivées pour cela ?» Selon elle, et à condition d’avoir des «relais d’énergie», il faut «garder cette passerelle, pour continuer à accueillir de nouvelles personnes sur le territoire, et continuer à gérer ensemble ce commun».
Gagner en autonomie
Ce même samedi d’hiver ensoleillé, le salon d’El Capitan accueille la deuxième session de la «Bubuche Academy». Contrairement à la plupart des capiens, Bubuche est originaire du territoire. Cet infatigable bricoleur s’est rapproché du tiers-lieu et a vite pris la main sur plusieurs tâches d’entretien (pelouse, piscines, réparations diverses…). À son arrivée en service civique, Elsa a eu pour mission de mettre en place des temps de formation avec lui : «À travers ces ateliers, on veut à la fois valoriser ses savoirs, et gagner en autonomie.» En janvier, la première édition, consacrée à la taille d’hiver des arbres fruitiers, a fait le plein de participants. Aujourd’hui c’est un sujet plus ardu, l’électricité, qui attire surtout ceux ayant déjà quelques notions.
« On est plutôt des intellos. Au départ je n’avais pas le temps de m’occuper de mon jardin »
Au sein de la quarantaine de personnes qui se sont installées sur le territoire suite à un séjour à El Capitan, beaucoup ont fait de longues études et vécu plusieurs années dans de grandes villes. Ils sont à l’aise avec les réunions, les appels à projets et les outils informatiques, mais moins quand il s’agit de mettre les mains dans la terre. «Que ce soit Igor ou moi, on est plutôt des intellos», reconnaît Anne-Laure. « Ce n’est pas que ça ne m’intéressait pas, mais au départ je n’avais pas le temps de m’occuper de mon jardin». Maintenant qu’ils sont plusieurs à avoir acheté une maison, quelques propriétaires organisent tous les mois une session avec un maraîcher, afin de cultiver leurs propres légumes. D’autres se lancent dans de grands chantiers de réhabilitation, comme Guillaume et Alice, qui souhaitent transformer leur vieille maison en bâtiment basse consommation, dans un cadre participatif.
Le «bocaverse»
Pour l’instant, le couple se mobilise pour une semaine à El Cap autour des réseaux sociaux. Une session immersive, qui fait se rencontrer personnes du Bocage ornais et personnes extérieures autour d’un sujet commun. Pendant quatre jours, un petit groupe de férus du logiciel libre alterne lignes de code et discussions passionnées. C’est l’occasion d’avancer sur le projet répondant au nom de code «Toc toc», mené par Alice. Elle cherche à inventer «un nouvel outil de circulation de l’information». Jusqu’à présent, le bouche à oreilles est le«premier canal de communication» en milieu rural. Il est amplifié par le groupe «Les voisins du bocage» sur l’application de messagerie sécurisée Signal. Sauf qu’aujourd’hui, avec plus de 200 membres sur le groupe, «on a atteint les limites». La discussion virtuelle entre voisins n’échappe ainsi plus à la cacophonie et au démarchage commercial.
Pour concevoir le «bocaverse» – surnom qu’il donne à ce réseau social de proximité en construction – Guillaume a fait appel à l’Assemblée virtuelle. Cette association, qu’il a créée en 2011, œuvre à développer «l’outillage numérique pour faciliter la mise en réseau des acteurs de la transition». Ces solutions sont portées via des logiciels centrés sur l’autonomie, la décentralisation des données, et leur échange de pair à pair. Chaque soir de la session de travail, un temps de rencontre est organisé pour présenter un projet lié à ces enjeux. Après le réseau du bocage le lundi et les open badges (outil alternatif de reconnaissance des compétences) le mardi, le mercredi est consacré à une plateforme de réemploi de matériaux. Devant la quinzaine de personnes rassemblées devant le vidéo-projecteur et au coin du feu, la présentation est réalisée par Pascal, co-fondateur de ce projet et militant de longue date de l’économie solidaire. Il s’enthousiasme de la création «d’un commun numérique pour renforcer les échanges non-marchands» et se réjouit de travailler avec des geeks, mais «en dehors de la startup nation».
«Créer un commun numérique pour renforcer les échanges non-marchands»
Temps de convivialité au quotidien
Le lendemain, c’est au tour de Sébastien de proposer un retour d’expérience. Ce développeur picard a créé en 2021 un réseau social à Compiègne, favorisant «l’accueil, la confiance et l’entraide», animé aujourd’hui par plus de 400 personnes sur le territoire. C’est un modèle qui inspire beaucoup les participants, notamment Guillaume, qui imagine déjà un archipel de communautés numériques «reliées entre elles par un méta-réseau». Les liens se font aussi de manière très concrète, lors de l’apéro dînatoire qui ponctue la rencontre. Tartinades, soupe et dessert préparés à plusieurs mains sont accompagnés de quelques verres d’Entourloupe, une bière artisanale en circuit ultra-court. Autour du grand îlot central de la cuisine, on croise des voisins et des geeks, mais aussi quelques curieux de passage : par exemple Damien, qui se forme au design circulaire et s’intéresse particulièrement au réemploi, ou encore Phil, porteur du tiers-lieu ami La Caserne Bascule en Bourgogne.
Apéro, goûter, repas… ces temps de convivialité du quotidien sont des moments incontournables de la vie d’El Capitan. Ici, «la cuisine est le lieu où on apprend le plus le vivre-ensemble», considère même Manon. Avant de devenir co-présidente de l’auberge, elle s’est d’abord investie dans l’auto-gestion de la cuisine. «On voit forcément les autres cuisiner de grandes quantités, et on se sent obligé de donner un coup de main. Alors on se retrouve à choisir le menu, apprendre le zéro-déchet, à discuter d’équilibre alimentaire. J’ai assisté ici aux plus belles conversations d’El Cap.» Emplacement des ustensiles, utilisation du four, liste de courses, le fonctionnement en autonomie nécessite tout de même un temps d’apprentissage. Il faut donc savoir «partir de l’existant et ne pas changer tout le temps, pour donner des repères, même si les habitudes sont pourries».
« La cuisine est le lieu où on apprend le plus le vivre-ensemble »
Cinq lieux de coopération associatifs
Autour d’El Capitan, et dans un rayon de dix kilomètres, pas moins de cinq lieux de coopération associatifs co-existent. Trois d’entre eux sont rassemblés au sein de La Fabrique du Bocage, réseau d’entraide inter tiers-lieux. En plus d’El Capitan, on y retrouve le K-Rabo, café culturel et commerce de proximité à Rabodanges. Et également Familles rurales de Briouze, association qui propose de nombreuses activités et porte un projet de tiers-lieu dans la gare de la commune. Manon travaille pour ce réseau et explique que «les derniers mois ont servi à consolider le modèle et le fonctionnement des différents lieux», le sujet du moment étant de «mutualiser le maximum de choses» : réseau de traiteurs, matériel audiovisuel, outils de communication… Deux autres structures œuvrent plus discrètement à côté de ce réseau formel. À Bréel, La Menuise est un collectif de travailleurs installés dans une ancienne menuiserie. À Sainte-Honorine-la-Guillaume, le café associatif des Sonorines organise une soirée un vendredi sur deux.
Ce jour-là, les Sonorines tiennent la buvette à la salle des fêtes du village. Ce n’est pas leur lieu de rendez-vous habituel, mais ce soir on attend du monde. Un collectif d’habitants organise une rencontre avec l’auteur d’un livre sur l’autogestion. Alors qu’au même moment il y a une soirée théâtre au K-Rabo, cela n’empêche pas une bonne cinquantaine de personnes de venir écouter Guillaume Davranche, chercheur indépendant en histoire sociale. L’idée d’autogestion est abordée à travers sa «contribution à la transformation sociale» et sa nécessité dans «tout projet émancipateur anti-capitaliste». La discussion est nourrie, autour des exemples historiques et des limites du concept. De petites expériences locales concrètes sont également citées, comme l’organisation tous les ans à Sainte-Honorine d’un marché utilisant la Ğ1 (June), une crypto-monnaie libre développée en France depuis quelques années.
Les échanges sur le sujet du soir continuent autour d’un verre d’Entourloupe, tandis que les chaises sont rangées pour laisser place à la piste de danse, animée par DJ Mickael. Camille– un des organisateurs de la rencontre – distribue des badges I love Seb, référence ironique au maire de Putanges-le-Lac, commune voisine qui souhaite installer des caméras de surveillance. On retrouve ici des habitués des manifestations contre ce projet, ou des membres du collectif 924, qui s’oppose à la construction d’une 2×2 voies envisagée du côté de Briouze. Certains lancent même l’idée d’une ZAD pour empêcher l’arrivée des bulldozers (on n’en est pas encore là). Une soirée particulièrement politisée, pas une exception avec Les Sonorines.
« Le but des Sonorines, c’est de mutualiser et mettre à disposition notre savoir-faire sur la fête et les animations»
« Le but des Sonorines, c’est de mutualiser et mettre à disposition notre savoir-faire sur la fête et les animations», explique Clément, occupé à servir des bières. Membre du conseil collégial de l’association, il raconte sa création en 2016 : «Au départ on était une bande d’amis, avec l’envie de proposer des soirées dans la grange d’une maison en coloc». Ce lieu de vie et de sociabilité s’est depuis déporté dans un local mis à disposition par la mairie, qui apprécie beaucoup l’action du collectif. En juin, à l’occasion des feux de la Saint-Jean, leur soirée rassemble habituellement une bonne partie des habitants de la commune, sauf les plus conservateurs. Ils se croiseront en revanche sûrement bientôt au tournoi de pétanque, auquel Les Sonorines ont malicieusement inscrit plusieurs équipes.
« Le rôle des tiers-lieux est central sur le territoire »
En 2022, Camille de Gaulmyn et Boris Fillon ont passé plusieurs semaines dans les Gorges de la Rouvre pour une résidence d’architectes. Dans ce site naturel au cœur du Bocage ornais, ils ont réfléchi avec les acteurs et habitants du territoire aux manières d’habiter et de vivre ensemble face au changement climatique. Ils donnent leur regard sur la dynamique portée par les projets collectifs racontés dans ce reportage.
Quels éléments rendent le Bocage ornais si intéressant comme territoire d’étude et d’action autour de la transition écologique?
Camille —Historiquement, c’est un territoire où il y a eu un projet d’enfouissement des déchets radioactifs. Il était à l’étude car c’est unendroit avec un sol granitique dur une une faible densité de population. C’est dans le Bocage une des basesdes mouvements écologistes dans les années 2000. Les habitants se sont fortement mobilisés contre le projet et ont voulu aller plus loin en développant d’autres formes d’énergie et de résilience.
C’est un territoire qui a plusieurs strates de luttes et de sensibilité écologiques, on l’a senti assez vite. Ce terreau permet la mise en place de nombreuses actions, facilitées par des citoyens qui se sont portés en politique. Ainsi, la commune de Sainte-Honorine-la-Guillaume a été pionnière dans l’installation de panneaux photovoltaïques sur les bâtiments publics.
Boris— En Normandie, les gros risques identifiés en lien avec le changement climatique sont par rapport au littoral. On pourrait donc croire que le Bocage n’est pas concerné, mais il fait bien l’objet de pressions indirectes. I
ll est intéressant de noter aussi l’écoulement particulier du cours d’eau de la Rouvre. Cette rivière commence avec des pentes assez douces, dans des endroits avec beaucoup d’agriculture intensive et donc de pollutions diverses. Ensuite les pentes s’accélèrent dans les Gorges, où se situent des zones protégées, mais directement impactées par l’agriculture en amont.
Peut-on dire que l’attrait d’acteurs de la transition pour ce territoire est aussi lié à son cadre environnemental préservé ?
Boris — La question de l’eau est centrale. Elle n’est pas en bon état, mais ce n’est pas spécifique à cette région. Qui plus est, l’amélioration de la qualité de l’eau est transversale et demande des actions dans de nombreux domaines : agriculture, logement, mobilité… Les gens prennent rapidement conscience du changement climatique à travers le thème de l’eau. On voit les cours d’eau à sec, des plantes desséchées dans les jardins, des cuves d’eau vides. Et puis le réchauffement global réchauffe les cours d’eau, entraîne la disparition d’espèces et l’évolution des écosystèmes. C’est la porte d’entrée pour traiter de plein d’autres sujets.
Camille — Un autre marqueur du territoire, c’est la haie bocagère, d’ailleurs souvent objet de tensions. On est sur un territoire protégé via plusieurs dispositifs, mais ce sont des protections qui restent relatives, et on quand on descend vers Briouze on sort vite du paysage bocager. Il y a un côté préservé aussi lié à la topographie, avec beaucoup de collines : ça a moins évolué qu’ailleurs et rendu plus difficile le remembrement agricole.
Boris — En réalité c’est un paysage préservé par défaut. En raison de sa topographie particulière, on a plutôt développé l’agriculture intensive dans la plaine de Caen. Aujourd’hui c’est un territoire qui se retrouve avec des atouts naturels, parce qu’on y a pas prêté attention avant. Mais il n’y a pas d’effort de préservation particulier. Le grignotage des kilomètres de haies ne s’arrête pas.
Dans la transition de ce territoire, quel rôle jouent les tiers-lieux et autre dynamiques coopératives ?
Camille — C’est un rôle à la fois nécessaire, mais pas suffisant. Ils permettent d’ouvrir un débat public sur les enjeux de transition écologique et sociale. C’est extrêmement sain, parce qu’onne peut pas se baser que sur une somme d’actions individuelles.Les tiers-lieux, les associations, les projets culturels et festifs, ce sont également des opportunités de faire-ensemble, de sentir le pouvoir ducollectif, d’avoir des temps d’échange.
En revanche là où ces dynamiques ne sont pas suffisantes, c’est qu’on a un risque de l’entre-soi. Ces lieux sont porté par des personnes physiques, ce n’est pas public, la question de l’ouverture à tous peut se poser. Il faut que ces acteurs interagissent avec les institutions. Il faut explorer des alternatives et aussi négocier avec ceux qui peuvent les mettre en œuvre sinon on va créer desîlotsautonomes peut-être parfaits, mais on est tous sur la mêmeautoroute.
Boris — Il y aussi dans ces dynamiques un aspect économique crucial. Ce sont des modèles intéressants, pas assez pris en compte par les élus, considérés comme anecdotiques. Çavaudrait le coup de regarder précisément ce que génèrent les tiers-lieux, par rapport àd’autrestypes d’activités économiques.Les décideurs considèrent en effet que ça reste anecdotique, associatif, pas bien évalué. Il faudrait plus de croisements entre les tiers-lieux et les activités de production industrielle ou de transformation alimentaire.
Méfiance puis complémentarité
Au démarrage d’El Capitan, les membres des Sonorines étaient plutôt méfiants à l’égard de ce nouveau tiers-lieu et de ses méthodes pro-actives. Les tensions se sont apaisées aujourd’hui. La capienne Anne-Laure ne croit ainsi pas «à la concurrence entre les assos» et trouve plutôt des «complémentarités» entre les deux structures. Si les valeurs sont proches, les méthodes et la sociologie diffèrent. Cela n’empêche pas les croisements entre collectifs, et entre personnes. Il y a même des couples qui se forment. Un point de divergence fondamental reste celui de l’attractivité du Bocage. Tandis que chez Les Sonorines, on se questionne sur le besoin d’accueillir de nouvelles personnes, cette intégration est la raison d’être d’El Capitan. Pour le tiers-lieu des Tourailles, l’enjeu est de combler certains besoins du territoire, notamment sur la question agricole.
Mettre en relation des collectifs de jeunes souhaitant s’installer et des agriculteurs désirant transmettre leur ferme, c’est l’objectif d’Alterfixe. Financé par des fonds européens, Alterfixe est l’un des projets les plus ambitieux menés par la Coop des territoires, le bureau d’études connexe à El Capitan. « Il y a un double enjeu de faciliter l’accueil de personnes non-issues du milieu agricole, et d’aider à préserver les exploitations vertueuses de l’agrandissement», explique Karine, coordinatrice du projet depuis quelques mois. Les fermes tendent en effet à se concentrer lorsque les agriculteurs partent à la retraite. Le projet a été initié à l’été 2022 lors d’un camp auto-géré, au cours duquel les participants ont pu visiter de nombreuses fermes du coin et prêter main-forte sur des chantiers participatifs. Un premier groupe de quatre jeunes a franchi le pas de reprendre la ferme du Haut-Chêne à Putanges-le-Lac dans la foulée du camp, et continue de bénéficier d’un accompagnement renforcé de l’équipe d’Alterfixe.
« Il y a tous les jours quelque chose à faire dans le coin. »
Se retrouver à la tête d’une exploitation agricole est une grande marche à franchir, que ce soit sur le plan financier ou celui de la force de travail à déployer. D’autant plus que, dans le Bocage, « il y a beaucoup d’élevages laitiers, dont les contraintes quotidiennes font particulièrement peur», précise Karine. Alterfixe accompagne aussi l’Altertribu des candidats à la reprise qui s’est formée l’été dernier. La communauté reste en contact à distance, et des week-end réguliers sont organisés à El Capitan pour aider les collectifs à concrétiser leurs projets. «Certains ont beaucoup avancé, d’autres arrêtent, d’autres encore s’installent mais ailleurs.» Pour le prochain camp d’été 2023, Karine commence déjà à cibler «des profils plus solides, moins dans le rêve».
En attendant de peut-être un jour elle aussi reprendre une ferme (elle a passé en 2020 un diplôme en maraîchage), Karine «s’éclate dans son travail» et «ne s’ennuie pas» sur son temps libre : «Il y a tous les jours quelque chose à faire dans le coin». Par exemple, ce week-end, comme tous les derniers samedis du mois, c’est apéro pour les capiens. Manon est à la manœuvre aujourd’hui, avec une soirée italienne : lasagnes maison puis dancefloor italo-disco. «On manque de soleil l’hiver en Normandie», aime-t-elle à rappeler. Il faut bien une soirée de ce genre pour réchauffer les cœurs.