Pendant l’hiver 2019, lors du Grand débat national, des cahiers ont été déposés sur les comptoirs des mairies et des stylos laissés à la disposition des habitants. Dans l’Orne et dans le Calvados, en trois mois, plusieurs centaines de voix ont été couchées sur le papier. Ces mots racontaient la vie chère, la fatigue, le mépris, l’urgence. Colère ou espoir griffonnés parfois à la va-vite, parfois avec soin. Et puis le silence. Pourtant, six ans plus tard, ces pages parlent encore.
« Ça suffit de nous prendre pour des sous-hommes corvéables à merci, payer des clopinettes. » L’écriture est rageuse, l’encre est verte. Dans une mairie du Calvados, un habitant vide son sac. C’était pendant l’hiver 2019, au cœur du Grand débat national lancé par Emmanuel Macron pour répondre à la crise des Gilets jaunes. Après des mois de blocages sur les ronds-points et de tensions sociales inédites, l’exécutif promet d’écouter. Des cahiers de doléances sont déposés dans toutes les mairies, une plateforme en ligne est ouverte, des débats locaux sont organisés.
De janvier à mars, dans les campagnes ornaises et calvadosiennes, comme ailleurs, les citoyens se sont déplacés, ont pris le temps d’écrire ou de coller leur lettre tapuscrite pour témoigner de ce qu’ils vivaient. Dans des cahiers d’écoliers à petits ou grands carreaux, dans des carnets ornés d’un gilet jaune, dans des cahiers institutionnels ou bien sur une feuille volante, les habitants ont consigné leurs attentes, leur colère, leur souffrance et parfois même leurs espoirs.
Mais en avril, Notre-Dame brûle. L’allocution que devait donner Emmanuel Macron pour clôturer le Grand débat national est annulée. Et les cahiers, eux, sont restés là, rangés dans des cartons, oubliés dans les archives départementales. Pour beaucoup, le sentiment d’une promesse non tenue.
Jusqu’au 29 avril dernier. Grâce à la mobilisation de collectifs militants et d’élus, un arrêté est publié, officialisant leur ouverture au public. Mais dans le Calvados et dans l’Orne, certains n’ont pas attendu ce feu vert administratif. Conscients de l’enjeu autour de ces cahiers de doléances, ils ont demandé une dérogation pour y accéder. Pour les lire. Pour les faire parler.
« Arrêtez votre solidarité, on n’est pas des mendiants, ni ramasseurs de poubelles ; juste avoir ce qui doit être reconnu, la dignité d’avoir travailler et reconnu de notre travail ; pas nous donner la misère »
« Monsieur Macron, Pour un retraité ayant travaillé toute sa vie, ayant une retraite de 800 euros par mois. Celui-ci étant dépendant donc maison de retraite oblige. 2000 euros par mois, devinez qui paie la différence ? Les enfants que vous mettez dans la précarité. »
« Bonjour, Tout va mal, ce qu’il faudrait c’est changer de président de gouvernement pour une plus belle FRANCE et redonner le moral aux Français et aux Françaises. Pour moi dans mon cas personnel, revoir à la baisse le coût de la vie en général et les frais bancaires »
Extraits des cahiers de doléances consultés dans le cadre de cette enquête.
Entendre la parole des invisibles
« C’est quelque chose de se plonger dans les cahiers. C’est vraiment un moment très fort », exprime Anne, enseignante à la retraite avant de poursuivre : « On a été surpris, quelquefois bouleversés, quelquefois un peu affolés par autant de ressentis, autant de convergences dans les demandes qu’on voyait s’exprimer. La demande de justice sociale notamment. Le sentiment d’un manque de considération.On sentait une détresse ». Abasourdie par le « découragement des citoyens » et « la perte de confiance dans la politique et le fonctionnement démocratique », Anne, accompagnée par trois amis retraités, Jean-Jacques, Marie-Odile et Éric, veut « faire entendre la parole des invisibles ». L’idée d’ouvrir les cahiers de doléances naît alors en juin 2024, dans un contexte politique épineux, à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale.
Les quatre amis créent le collectif « Réveillez les doléances » et se rendent aux archives départementales du Calvados pour y découvrir les cahiers de doléances. Ils lisent, s’imprègnent, absorbent. L’objectif : organiser des lectures publiques dans les villages du département. Faire circuler cette parole, là où elle est née.« On n’a pas grand pouvoir, on n’est pas des politiques, on n’est pas des gens connus. Mais, en tant qu’êtres humains qui vivent dans la même société, on veut redonner un tout petit peu de valeur, de sens à ce que les gens ont écrit », souligne Anne.
« Dans ces témoignages, on sent des drames »
Affectée par le poids des maux, la voix tremblante, elle se remémore un témoignage qui l’a bouleversée : « C’était une dame handicapée à qui on avait retiré sa carte de stationnement. Ça lui posait des problèmes énormes. Dans sa doléance, elle disait : « J’espère cette fois-ci, monsieur le Président, que vous allez me répondre. Je compte sur vous. » Il y avait vraiment une attente exprimée qui m’a secouée. » Face à elle, Jean-Jacques, son compagnon, revient sur une autre contribution qui l’a ému. Celle d’un père qui détaillait tout : son salaire, son loyer, le peu qu’il lui restait à la fin du mois. « Il demandait comment il pouvait faire avec sa fille. Dans ces témoignages, on sent des drames », soutient Jean-Jacques.
« Pouvoir vivre décemment »
En 2019, la préoccupation majeure saute aux yeux : le pouvoir d’achat. On réclame le retour de l’impôt sur la fortune, l’augmentation des salaires, la baisse de la contribution sociale généralisée ou encore la réduction des taxes. Des revendications économiques, concrètes, ancrées dans le quotidien. « Il y a une misère.Une misère avec ce qu’elle fait au corps et aux têtes », résume Jean-Jacques. Anne le complète : « La question de la dignité, c’est important. Pouvoir vivre décemment, ce sont des choses qu’on a lues des dizaines de fois. Et puis, se faire entendre. Être considéré. »
Derrière les doléances, le malaise est plus diffus : l’impression que le lien est rompu entre les citoyens et ceux qui gouvernent. Beaucoup expriment « un sentiment de coupure entre les élites et le peuple », rapporte Anne avant d’ajouter : « Et ça, je ne vois pas comment ça se serait soigné. » L’enseignante à la retraite se souvient de contributions où l’espoir vacille dès les premières lignes : « Certains commencent leur texte en disant « peut-être que ça ne servira à rien », « peut-être que ça ne sera jamais lu », ou « j’espère que ce n’est pas de la carabistouille ». Ce sont des expressions qui nous ont frappées. Parce qu’ils ont écrit quand même. »
« Profitons de l’ouverture de ces cahiers de doléances dans les mairies de France pour exprimer toutes nos utopies. Et d’abord l’utopie première d’éradiquer la misère et la pauvreté. Le mot “doléance” comme le mot « douleur” est issu au latin “dolere” qui signifie « souffrir”. Dans le septième pays le plus riche de la planète, il est inadmissible qu’un SDF puisse côtoyer un multi-milliardaire. Aucun argument ne peut justifier cette injustice criante ! Pour qu’advienne cette première utopie, il faut dans un premier temps, réclamer le retour de l’Impôt sur la fortune. »
« Pour en venir à des sujets plus terre à terre il me semble que l’augmentation des salaires serait une bonne chose en commençant par ceux qui gagnent le moins ainsi que l’indexation des retraites sur l’inflation. J’avoue que je ne suis pas compétent en matières financières mais quand les industries et les sociétés commerciales produisent des marges conséquentes il serait juste que ceux qui à la base en sont les artisans en retirent plus d’avantages, il faudrait accepter aussi que dans certains cas pour parvenir à une meilleure rémunération de ceux qui travaillent nous payons plus cher certains services ou certains produits. Ce sont ces sujets dont j’aimerais que les hommes politiques s’occupent publiquement. »
Extraits des cahiers de doléances consultés dans le cadre de cette enquête.
Le poids du silence
Six ans se sont écoulés depuis que les cahiers de doléances ont été ouverts dans les mairies. Dans l’Orne, c’est une autre figure qui monte au créneau : Laurent Beauvais, ancien président du conseil régional de Basse-Normandie, qui s’inquiète de la mise au placard de ces témoignages. « Je trouve que le président de la République et les différents gouvernements ont totalement ou presque ignoré ce qui a été consigné. Ce qui me préoccupe, c’est à quoi ils ont servi. Et six ans après, j’ai plutôt l’impression qu’ils n’ont servi à rien, parce qu’il n’y a pas de réponses qui me paraissent clairement apportées sur ces sujets », s’indigne celui qui a passé plusieurs journées à décortiquer les cahiers dans les archives de l’Orne.
Dans l’ombre, un autre travail s’opère. Des chercheurs s’attellent, patiemment, à comprendre ce que disent ces pages manuscrites. Étienne Walker, maître de conférences en géographie sociale à l’université de Caen, est de ceux-là. L’année dernière, il a co-encadré le stage d’Elsa Pachoud-Janody, étudiante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), avec qui il a commencé à explorer les doléances de l’Orne, à les trier et à les thématiser.
« Si c’est juste un exutoire, s’il n’y a pas de conséquences, de débouchés concrets, je crois que ça alimente la crise de la représentation politique »
Depuis, il poursuit ce travail seul, cahier après cahier, transcription après transcription. 670 au total. Il relève des mots bruts et tente d’en extraire les lignes de force. Et en creux, il entend le poids du silence. « Aujourd’hui, la question, c’est qu’est-ce qu’on en fait ? C’est-à-dire que si c’est juste un exutoire, s’il n’y a pas de conséquences, de débouchés concrets, je crois que ça alimente la crise de la représentation politique », déplore le géographe. Il étaye son propos : « Dans ces cahiers, il y a beaucoup de revendications. Mais vous avez aussi des contestations très fortes. Vous avez aussi des doléances qui relèvent du témoignage. Quelquefois, ça remue. Rien que pour ça, on doit faire quelque chose de ce matériau. Et pas seulement scientifiquement. »
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Le prochain épisode sera diffusé la semaine prochaine dans Grand-Format.
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