Depuis dix ans, à bord de son camping-car, Olivier Desheulles fait la classe à ceux qui ne vont pas à l’école, les enfants des derniers voyageurs en roulottes hippomobiles de France, en Normandie.
Les deux frères, Poney et Vittel, sont fiers de montrer leur roulotte toute neuve. Avec celle des parents à côté, la maison qui voyage a désormais deux chambres. La famille vit toute l’année en roulottes, jamais plus de quinze jours au même endroit, « à cause de l’herbe pour les chevaux ». Le Calvados et la Manche sont les derniers départements français à recevoir des voyageurs en hippomobile : une trentaine de roulottes, soit douze familles, dont 42 enfants âgés de 3 à 18 ans. Quelques communes rurales ou en périphérie mettent encore à disposition un terrain et un champ. Poney et Vittel voyagent dans un périmètre d’une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Caen. Ils ont quatre ou cinq aires de stationnement, en zone artisanale ou à côté d’un stade, jamais très loin d’un centre commercial, mais pas tout près de l’école. Les Manouches n’y vont pas.
«On n’a pas de moyens de déplacement à part les chevaux. L’école, c’est pour les caravanes, pas les roulottes. Et puis on bouge tous les quinze jours», expliquent Shogun et Craben, les parents, sans faire état d’une supposée méfiance à l’égard de l’institution scolaire. Eux-mêmes ne sont jamais allés à l’école, ne savent ni lire, ni écrire. La génération d’avant, celle des grands-parents, l’a pourtant fréquentée. C’était l’époque de la classe unique dans les communes de France. Les gens du voyage posaient leurs roulottes au village.
La périurbanisation, les regroupements scolaires, la complexité administrative ont rendu l’accès des roulottes à l’école plus difficile, même si le droit à la scolarisation s’applique théoriquement à tous. Toute une génération a déserté les bancs. Olivier Deshuelles, à bord de son camion-école, tente de changer la donne pour la nouvelle génération. Aujourd’hui, le maître a une quarantaine d’élèves, âgés de trois à dix-huit ans, à qui il enseigne les rudiments: lire, écrire, compter. Chaque jour de la semaine, il stationne son école sur roues sur un campement différent.
37 antennes scolaires mobiles en France
Professeur à l’école privée Notre-Dame à Carentan (Manche), il est le seul à candidater, en 2009, au poste d’enseignant détaché auprès des gens du voyage. Il a enseigné dix ans en classe ordinaire et l’expérience le tente. Ses collègues s’étonnent; les parents croient à une sanction disciplinaire. Profitant des crédits du plan «Espoir Banlieues» du président Sarkozy, le poste est créé à l’initiative de l’ASET, association d’aide à la scolarisation des enfants tsiganes, et de l’enseignement privé sous contrat, l’école publique ayant toujours privilégié l’inclusion scolaire (tous les enfants doivent avoir leur place à l’école). En parallèle, l’ASET achète et aménage un camping-car. «L’école du voyage» est née, à l’instar des 37 antennes scolaires mobiles créées en France, toutes rattachées à l’enseignement privé.
Commune de Thaon, près du stade de foot. Quelques poules picorent autour des deux roulottes où s’affairent les parents. Un groupe électrogène ronfle. Un voisin en caravane fabrique des paniers auprès d’un feu de camp. Vittel et Poney, les deux garçons de huit et neuf ans, s’empressent de monter à bord du camping-car. Olivier vient ici une fois par semaine depuis six ans. Les dessins d’enfants, les cartes et les livres rappellent l’école. Olivier garde dans un tiroir les cahiers de tous ses élèves. Il les appelle par leurs surnoms, selon l’habitude des gens du voyage, mais leur apprend à écrire leurs prénoms: Shiny pour Poney, et Jango pour Vittel, que les garçons écrivent en lettres majuscules avec application.
«Une demi-journée d’école par semaine, ce n’est pas beaucoup pour apprendre à lire et à écrire, explique l’instituteur. Au début, je me suis demandé comment faire. Maintenant, je me dis que c’est déjà bien. Avant, il n’y avait rien pour eux.» Justement, les enfants s’emparent d’un grand livre sur les «écoles du monde». «On veut apprendre à lire, Olivier!».
Vittel se montre très intéressé par les Etats-Unis, «qu’on pourrait rejoindreen roulotte-bateau ». Il rêve de devenir «cow-boy solitaire comme Lucky Luke et d’élever des mustangs». Vittel veut savoir lire pour «comprendre les panneaux sur le bord de la routeet conduire une voiture ». À l’extérieur, les parents confient leurs espoirs. «Ils pourront choisir un métier, passer le permis. Ils décideront de leur avenir. Peut-être qu’ils voudront vivre en maison.»
«Ces gosses sont exceptionnels, spontanés, curieux de tout. Bien sûr, tout prend plus de temps, mais c’est aussi un luxe.
Victoires et désillusions
Les débuts de l’école du voyage ont été chaotiques. Olivier a dû s’adapter aux déménagements impromptus des roulottes et rappeler aux administrations du pays le caractère officiel de son école. Aujourd’hui, il ne regrette pas d’avoir quitté l’école ordinaire. «Je jouis ici d’un respect et d’une liberté pédagogique sans comparaison. Ces gosses sont exceptionnels. Ils ont envie de tout, sont toujours motivés. Certes, tout prend plus de temps, mais c’est aussi un luxe. Les tenir assis deux heures est déjà une réussite. »
Il y a les petites victoires du professeur, comme la sortie de trois jours en fin d’année. «On m’a dit que ça ne marcherait jamais. J’en ai parlé aux parents pendant un an. Je voulais emmener les enfants dans une base de loisirs. Le jour du départ, un seul manquait à l’appel. »
L’an dernier, deux de ses anciens élèves ont intégré l’école publique de Sainte-Mère-Eglise, dans la Manche. Il a fallu que les conditions soient réunies pour y parvenir: une mairie et une directrice d’école conciliantes, une mère convaincue du bien-fondé de l’école et confiante, et tout le travail de médiation d’Olivier. «Au bout d’une semaine, les enfants qui n’étaient inscrits que le matin ont souhaité rester à l’école toute la journée, sourit Olivier. Même la sortie à la piscine a été possible.» Il a affiché une photo du jour où il leur a rendu visite avec le camion «pour que les enfants montrent à leurs camardes leur ancienne école». Depuis, la directrice lui envoie des textos chaque semaine. «L’arrivée d’Engie et Louna fait du bien à tout le monde. Ils apportent de la fraîcheur et des sourires.»
Il y a aussi les désillusions, quand les enfants grandissent et sont déjà considérés, à quinze ans, comme des adultes prêts à se marier ou à aider leurs pères. Olivier se souvient de ses deux adolescentes à qui il avait dégoté un stage d’assistantes maternelles. «Les filles savaient s’y prendre avec les marmots. Elles ont adoré la première journée. Mais quand je suis revenu les chercher le lendemain, les parents m’ont dit qu’elles étaient malades. J’ai reçu un texto de mes élèves le soir-même : «Excuse nous Olivier. Ce n’est pas de notre faute.» Les parents ont-ils eu peur que leurs filles leur échappent? Est ce que ce n’était pas davantage mon projet de gadjé que le leur?Je sais que je ne peux pas faire l’impossible, mais chaque petite graine que tu plantes finit par germer…»
Ce reportage a été publié dans la revue normande Michel, n°3 «Les médiations». Une exposition photographique et sonore de Grand-Format, intitulée L’école du voyage, est disponible sur demande.