« Le grand dilemme, c'est de choisir entre déserter et changer les choses de l'intérieur »
Publié le 16 janvier 2024À 27 ans, Inès Forquin avait une carrière toute tracée dans l’industrie agroalimentaire. En 2020, diplôme d’ingénieur en poche, elle est embauchée en CDI comme cheffe de projet dans un grand groupe de surgelés normand. Un travail qui lui plaît beaucoup, mais qu’elle décide de quitter au bout de deux ans seulement. Pour embrasser une tout autre voie: l’ouverture d’une fromagerie à la ferme à Commes (Calvados).
«Quand chez toi tu vis zéro déchet, que tu te déplaces en vélo et qu’au boulot tu fais tout l’inverse, petit à petit l’écart se creuse… Si tu veux vraiment avoir un impact pour l’environnement, logiquement tu dois aussi le faire dans ton travail. Le grand dilemme, c’est de choisir entre déserter et changer les choses de l’intérieur. À Frial, je n’avais pas l’impression de pouvoir faire évoluer les mentalités, alors j’ai préféré agir à petite échelle. C’est comme ça que j’ai rejoint le monde agricole.» […]
«Dans l’industrie, j’étais dans mon élément»
«À la base, je ne connaissais rien à l’agriculture. J’ai grandi à Caluire-et-Cuire, tout près de Lyon. Mes parents travaillent tous les deux dans le tertiaire. C’est pendant mes études à l’ISARA (Institut supérieur d’agriculture de Rhône-Alpes) que j’ai approché le monde agricole. En troisième année, j’ai fait un stage en élevage caprin dans la Drôme qui m’a beaucoup marquée. C’était la première fois que je travaillais avec des animaux, dans les montagnes. Il y avait un truc euphorisant, c’était un peu la caricature d’Heidi (personnage de roman, de cinéma et de télévision, ndlr) (rires). Ça m’a fait rêver de m’installer un jour comme éleveuse de chèvres, pour travailler avec le vivant, faire émerger quelque chose de mon travail, mais je n’ai rien mis de concret derrière.
À la fin de mes études, je n’ai pas embrayé sur l’agriculture parce que ça me semblait un trop grand pas à franchir. Je voulais plutôt me diriger vers l’agroalimentaire pour, d’une certaine manière, nourrir le monde. Je m’intéressais à la R&D (recherche et développement), la gestion de projet, la formulation de process, l’innovation… Idéalement, j’aurais voulu travailler dans une petite entreprise. En attendant de trouver un poste, j’ai travaillé dans un Biocoop qui venait d’ouvrir près de chez moi. C’était en plein covid, je me suis sentie utile, mais je voulais quand même valoriser mes compétences d’ingénieure pour être dans la transformation alimentaire.
Au bout de neuf mois à Biocoop, j’ai fini par être embauchée par un industriel du surgelé (Frial) à Saint-Martin-des-Entrées, près de Bayeux. Je suis venue m’installer en Normandie, et j’ai trouvé le boulot super intéressant. Je cuisinais beaucoup pour élaborer les recettes – le labo, c’était une grande cuisine. Je m’occupais du pôle Europe, on développait pas mal de produits pour l’Allemagne, l’Espagne, et d’autres pays. On bossait aussi pour la grande et moyenne distribution, et surtout pour des magasins spécialisés dans le surgelé. J’étais dans mon élément pour ce qui était de la gestion de projet. Je développais des recettes en suivant le cahier des charges. Il fallait respecter les timings, collaborer avec d’autres services, évaluer les coûts, faire des demandes de matières premières, s’assurer que le produit soit bon, et aller jusqu’à l’industrialisation. Je suivais vraiment tout de A à Z. Ce job, j’aurais pu y rester longtemps s’il n’y avait pas le côté éthique qui prenait le dessus…
«Au boulot, je servais une industrie qui faisait tout ce que je m’interdisais en privé»
Dans l’industrie agroalimentaire, on travaille des quantités de produits tellement énormes qu’on est obligés de les faire venir de loin et de les envoyer aussi loin. On peut faire tous les efforts qu’on veut, ça reste l’industrie. Le terrain de jeu, ce n’est pas l’échelle régionale ou nationale, mais le monde entier. À mon poste, j’avais connaissance de toutes les étapes de la chaîne. Les matières premières, elles viennent des quatre coins du monde. Le poisson peut être pêché à un endroit, découpé dans un autre pays et surgelé encore ailleurs. Les pignons de pin, par exemple, ne sont produits qu’en Chine et en Russie. L’origine France transparaît très peu dans tout ça. Et une fois transformés, les produits sont envoyés à l’autre bout du monde, y compris dans des pays comme les États-Unis qui pourraient transformer leurs propres aliments. C’est quand même ballot de déployer autant d’énergie, sans parler du suremballage, pour fabriquer des produits qui ne nourriront pas les personnes juste à côté de l’usine, ou bien seulement après avoir fait trois fois le tour du monde. Tout ça manquait de sens.
En arrivant à Bayeux, je ne connaissais personne à part Guillaume (Haelewyn), que j’avais rencontré trois ans plus tôt lors d’un stage dans le coin. Je l’ai recontacté pour me faire des potes, il m’a présenté le tiers-lieu L’arbre (Commes), qui en était à ses tout débuts, et on est tombés amoureux. Ensemble, on s’est renforcés dans la vision écologique qu’on voulait vivre. Tous les matins, je faisais 40 minutes de vélo pour aller au travail parce que j’étais convaincue d’avoir un impact dans mes déplacements. Et puis arrivée au boulot, je me retrouvais à ne pas faire le tri, et à servir une industrie qui faisait tout ce que je m’interdisais en privé. Au bout de deux ans, je me suis dit que je ne voulais pas passer ma vie dans l’industrie. J’ai décidé de quitter Frial.
L’arbre, tiers-lieu « agri-culturel »
À Commes, entre Bayeux et Port-en-Bessin-Huppain, L’arbre pratique une écologie conviviale, mêlant alimentation et culture. Situé à la ferme d’Escures, à deux kilomètres de la mer, le tiers-lieu «agri-culturel» s’est d’abord construit autour du Jardin de deux’main de Guillaume Haelewyn et son magasin fermier. Après avoir fait ses armes aux Pays-Bas et en Inde, cet ingénieur dans l’agro-industrie a bifurqué vers un tout autre modèle alimentaire. En 2017, il décide de s’installer dans la ferme laitière de ses parents pour y faire pousser des fruits et légumes bio. Lorsqu’il se fracture les deux chevilles l’année suivante, ses clients se relaient par dizaines pour récolter à sa place. Aidé de ses proches et amis, il organise, pour les remercier, une grande fête à la ferme sur le thème de l’agro-écologie, qui deviendra le festival Soyons demain. Un collectif est né, et avec lui l’idée de faire de l’endroit un tiers-lieu. L’association L’arbre voit le jour en 2020. Progressivement, ses membres transforment le corps de ferme familial pour pouvoir y héberger les voyageurs dans le «coliving », accueillir des concerts et pièces de théâtre dans la salle de spectacles, et organiser toutes sortes d’événements, d’ateliers et de conférences. Cet écosystème fécond suscite des vocations. Après le local de Love Bio Bayeux, la ferme d’Escures abrite désormais les laboratoires des Tambouilles du Jardin et de la Fromagerie de deux’main. Leurs produits viennent étoffer l’offre alimentaire du magasin fermier.
«Vendre beaucoup et pas loin»
À ce moment-là, j’ai reçu une offre d’emploi à Dax pour une petite entreprise qui transformait du chanvre. Ils cherchaient quelqu’un pour créer la partie alimentaire de A à Z, un poste hyper polyvalent. C’était ce dont je rêvais, ça cochait vraiment toutes les cases. J’ai passé tous les entretiens, mais comme on voulait une relation durable avec Guillaume, j’ai dit non au poste. En contrepartie, je voulais monter autre chose. J’ai réfléchi à ce que je voulais faire, j’avais trois idées autour de l’alimentaire à la ferme. Finalement, j’ai choisi de transformer le lait du GAEC de Gilles et Florence, les parents de Guillaume. C’est une exploitation de 92 vaches qui produit environ 700000 litres par an. Le lait est livré à l’usine Danone du Molay-Littry pour produire des yaourts. Ça se passe très bien avec Danone, on va continuer à travailler avec eux, mais à partir de mars 2024, on va aussi utiliser une petite partie de notre lait – 50000 litres d’ici trois ans, soit moins de 10 % du volume total – pour le transformer à la ferme.
Le projet, c’est de proposer une grande variété de produits laitiers aux clients du Jardin de deux’main. À la Fromagerie de deux’main, il y aura des yaourts, de la crème, du fromage blanc, très probablement du beurre, peut-être des crèmes dessert, et aussi du fromage – on va commencer par de la tomme, et pourquoi pas développer un petit reblochon et un bleu par la suite. L’idée, c’est de vendre en ultra-local, à 10 km à la ronde, pour compléter l’offre du magasin, augmenter le panier moyen, et mutualiser les circuits de distribution. Ce qui pêche beaucoup en fermier, c’est souvent la commercialisation. En général, plus tu fais du volume, plus tu dois aller loin et plus tu perds du temps. Pour être rentable, l’idéal est de vendre beaucoup et pas loin. Au Jardin de deux’main, on a l’outil pour faire ça. On propose déjà des fruits et légumes, des bocaux, du pain, de l’épicerie (huile, farine, pâtes, légumes secs, savons, etc.) et bientôt des produits laitiers. Demain, les gens pourront y faire leurs courses sur l’essentiel.
«Je ne passe plus des après-midis entières à attendre 17 h avec impatience»
Après mon départ de Frial en septembre 2022, j’ai fait cinq stages dans des fermes de la région pour me former et voir le plus de modèles possibles. Et depuis janvier 2023, je suis en contrat de parrainage avec le GAEC pour mettre petit à petit le nez dans la production laitière. Ici, on a la chance d’avoir des robots de traite, donc on n’a pas à se lever à 5h du matin pour traire les 92 vaches. Le matin, je viens à la ferme à 8h pour nourrir les veaux, nettoyer les robots de traite et lieux de passage des vaches. Vers 9h30-10h, je passe à une autre tâche. Il y a des périodes où il faut débroussailler autour des clôtures, d’autres où il faut faire du bois, démonter une benne, ensiler… Ça change tous les jours, je ne sais jamais ce que je vais faire le matin. Ensuite, après la pause du midi, je vais m’occuper un peu des vaches, et l’après-midi, je bosse sur le projet de fromagerie, sauf quand il y a un impératif à la ferme. En ce moment, on construit le labo. C’est un bâtiment de 140 m2 qui sera conforme à toutes les exigences réglementaires. Il est co-créé par le GAEC et L’arbre, qui a reçu une importante subvention pour investir dans tout l’équipement. Ça permet d’avoir un outil performant que je n’aurais pas eu si j’avais été seule. J’ai aussi la chance de pouvoir compter sur la force du collectif qui agit comme un tremplin pour mon projet.
En général, ma journée se termine vers 18-19h, après avoir nourri les veaux. J’ai un peu le beau rôle parce que je travaille tous les jours de la semaine, sauf le samedi et le dimanche. Quand je ne pars pas en week-end, je seconde Gilles sur les astreintes du matin et soir le samedi, mais c’est important pour moi de couper le dimanche. J’avais peur de rentrer tard le soir et d’être allergique au mélange vie perso/vie pro, mais au final ça se passe super bien! Bon, certains jours, je me dis que la semaine est passée super vite, que j’ai pas eu beaucoup de soirées de libres, mais c’est parce qu’on fait plein d’autres choses à côté. Je n’ai plus le même rapport au travail qu’avant. Quand j’étais salariée, je passais des après-midis entières à attendre 17h avec impatience, alors qu’aujourd’hui je suis parfois fatiguée à 19h, mais je suis contente d’être là. Je sais qu’il faudra prendre un peu plus de temps pour nous quand on aura une vie de famille. En tout cas, je n’ai jamais regretté d’être partie de chez Frial.»
—
La suite de cette série sera publiée dans une semaine, sur Grand-Format.
« Impossible de replonger dans un système pyramidal ! »
Publié le 15 février 2024Pendant neuf ans, Marie Yvon a travaillé comme cheffe de projet à l’usine Nestlé de Creully (Calvados). En 2018, elle quitte son poste confortable pour se lancer dans la production de fruits et légumes en bocaux. L’ingénieure de 38 ans raconte sa bifurcation de l’industrie agroalimentaire vers une production bio, locale et à taille humaine.
«Avant, quand j’étais ingénieure, je faisais faire des choses aux autres mais je ne faisais pas moi-même. Maintenant, je fais les deux. Je vois les légumes de la graine au bocal, et même jusqu’au client. C’est vraiment la chaîne ultime. Tu sais que la moindre erreur peut être fatale, mais au moins t’es en maîtrise, et c’est éminemment satisfaisant. » […]
« Je suis rentrée dans le moule, et ça m’a convenu pendant un certain temps »
« Au départ, ce qui me portait, c’était de comprendre les processus et les optimiser. Avec mon diplôme en formulation et développement industriel, j’étais vraiment orientée vers l’industrie. En début de carrière, j’ai fait du développement de produits dans différentes usines. Chez Nestlé, j’ai intégré une énorme structure pyramidale, même si à Creully, on était sur un marché de niche. On faisait de la nutrition clinique, des produits hyper-spécifiques vendus uniquement en hôpitaux, EHPADs et pharmacies, comme de l’eau gélifiée pour ceux qui ne peuvent plus déglutir. Ça m’a stimulée, j’ai vraiment fait appel à mes compétences et profité des bénéfices du groupe. J’ai pu prendre mes deux congés parentaux, partir six mois en mission en Australie… Je suis rentrée dans le moule, dans le système, et ça m’a convenu pendant un certain temps. Sauf qu’à un moment, avec mon mari, on a eu envie de mouvement, de voyages…
Je sortais de congé parental, je voulais voir autre chose. On a décidé de déménager dans le Sud de la France. J’ai trouvé un super job dans le Gard, chez un producteur d’épices et d’aromates bio. J’ai donné ma démission à Nestlé, on a mis la maison en vente, mais en allant là-bas, on a fait demi-tour direct. On s’est rendus compte que c’était super loin, que le climat avait l’air plus rude pour de jeunes enfants. Mon mari a ses attaches en Normandie. Il est sculpteur sur pierre, et son réseau commençait à se développer pile à ce moment-là. J’ai donc renoncé à ce poste qui m’emballait tant. Mais dans ma tête, j’avais quitté Nestlé. Je n’étais plus capable d’y retourner. Il a fallu retrouver autre chose, ici, me réinventer, avec mes compétences et un ancrage local.
« Dès que j’avais un peu de temps libre, je venais aider au jardin »
À l’époque, en 2018, ma sensibilité à l’écologie augmentait de plus en plus, aidée par des lectures de Pablo Servigne, Alain Damasio, etc. Je me demandais quoi faire de mes compétences et de mon temps. Je m’interrogeais plus particulièrement sur les surplus des maraîchers, mais je ne savais pas s’il y avait un potentiel. Un jour, Olivier, un collègue de Creully qui venait aussi de quitter Nestlé, m’a parlé de Guillaume, jeune maraîcher au Jardin de deux’main, à Commes, près de chez moi. Il m’a dit qu’il pouvait avoir des surplus, alors je suis allée le rencontrer. Il se trouve qu’il n’en avait pas, mais je suis devenue cliente et j’ai inscrit mes enfants au jardin pédagogique (Graines de deux’main).
Dans un premier temps, je me suis mise en consultante indépendante pour faire de l’amélioration de produits, si possible bio, avec des TPE normandes, mais ça n’a jamais vraiment pris. Puis l’été suivant, en 2019, Guillaume a eu des surplus de concombres et de courgettes. Il voulait faire des pickles, alors il m’a demandé si on pouvait réaliser une étude de faisabilité ensemble. On a commencé à imaginer un espace dédié, à chiffrer, etc. Pendant ce temps-là, je donnais de plus en plus de coups de main au jardin, notamment à Olivier, qui venait de créer son entreprise de vente de produits bio. Pendant les confinements de 2020, ils ont eu un gros pic d’activité avec Guillaume. Dès que j’avais un peu de temps libre, je venais les aider. Ça m’a permis de resserrer les liens, de voir qu’humainement on pouvait travailler ensemble et que, techniquement, ça m’intéressait aussi, parce que je ne suis pas du tout issue du monde agricole. Au début, c’était seulement de la préparation de commandes, mais après j’ai commencé à faire aussi des récoltes et d’autres activités de maraîchage. Même si le pic d’activité est redescendu assez vite, l’émulation n’a jamais cessé ici. Quand ça a été possible de faire de la transformation de surplus, on a affiné l’idée jusqu’au lancement de l’activité.
« C’est pas encore complètement rentable, mais ça me plaît carrément ! »
Les Tambouilles du Jardin ont vu le jour au printemps 2022, quatre ans après ma rencontre avec Guillaume et trois ans après avoir imaginé le projet. Il a fallu le temps de tout mettre en place, de construire le labo nous-mêmes pour limiter les coûts et l’empreinte écologique, de tester des recettes, etc. Mes compétences en hygiène, en étiquetage, tout ce que j’ai appris avant me sert aujourd’hui. Ce n’est pas vraiment une reconversion, mais plutôt un changement total d’environnement professionnel. Je travaille un jour par semaine au labo, et le reste au jardin. Avec Guillaume, on a créé le GAEC des Voyages. On est gérants-associés, et on intègre actuellement notre troisième associé, Valentin, qui travaille déjà au jardin. J’ai apporté un capital, et Guillaume la valeur du jardin. De cette manière, mon salaire ne dépend pas que de mon activité pure. On n’a pas chiffré exactement, mais on sait bien que le jardin le finance davantage pour le moment. Il faut laisser le temps aux Tambouilles de se faire connaître et de construire une gamme de recettes qui fonctionnent bien.
Tous mes ingrédients, je les prends ici. Les surplus de fruits et légumes bien sûr, mais aussi le vinaigre de cidre pour faire les pickles et le sucre de betterave pour éviter le sucre de canne, à l’impact carbone largement supérieur. Je vends mes bocaux (soupes, sauces, lactofermentés, compotes et tartinades) au magasin du jardin deux soirs par semaine, et aussi sur la boutique en ligne. On a bien compris que notre clientèle avait l’habitude de faire ses soupes et ses compotes elle-même, donc il a fallu trouver d’autres débouchés. Je vends aussi à la Biocoop de Bayeux, à plusieurs AMAPs et à des épiceries zéro déchet autour de Caen. Et même si c’est peut-être pas encore complètement rentable, ça me plaît carrément, ce que je fais! Certes, c’est dur physiquement, et la charge mentale est plus forte que quand j’étais salariée et que je ne ramenais pas de boulot à la maison, mais mon implication est beaucoup plus grande parce que mon travail est vachement plus stimulant.
« En travaillant dehors, plus besoin de faire du sport en salle ! »
Les métiers qui ont du sens, je suis en plein dedans! Ça a du sens pour moi, pour la planète, pour le collectif, pour mes enfants. J’aime d’être aux commandes de mon labo, et aussi de pouvoir travailler au jardin où je suis moins en maîtrise technique. Avant, quand j’étais dans un bureau, j’avais l’impression qu’il pleuvait tout le temps en Normandie, qu’il faisait tout le temps gris. Maintenant, en travaillant dehors, je me rends compte que non, qu’il y a souvent des rayons de soleil. Là, par exemple, il ne pleut pas vraiment, en tout cas pas assez pour mouiller la terre et les légumes. Et quand t’es bien équipée, t’as pas froid. Bon, tu as parfois des gerçures aux mains, mais tu ressens ton propre corps, tu sais à quoi il sert et tu en prends soin. Je n’ai plus besoin de faire de sport en salle de fitness, c’est fini ça!
Au niveau personnel, j’arrive à garder un équilibre et des horaires compatibles avec la vie de famille. Je ne travaille pas ou peu le mercredi pour m’occuper des enfants. Des fois, pour eux, il y a quand même quelques frustrations… À la garderie, c’est les seuls à ne pas avoir de goûter emballé dans du plastique! (rires) Forcément, mon changement de métier influence notre famille et notre vie au quotidien, mais j’avais déjà commencé à m’informer différemment et à m’intéresser à d’autres façons de voir les choses. En changeant de travail, j’ai pris conscience à quel point le système ultra-pyramidal de grands groupes comme Nestlé était néfaste. D’ailleurs, j’ai encore du mal à comprendre comment les gens peuvent rester dedans. Ce serait impossible pour moi d’y replonger! Pourtant, je n’ai jamais subi directement de management agressif ou toxique, mais quand t’entends que d’autres services sont en burn-out ou que tu stresses avant une visite du N+4, ce n’est pas sain. Ici, on n’a pas tous les mêmes compétences, on n’est pas toujours d’accord, mais on arrive à avancer sans faire de grands tableaux de qui fait quoi, avec un nom, une date, etc. À la place, on se réunit une fois par semaine, on mange en équipe tous les midis, on cuisine à tour de rôle, on se soutient, on échange des conseils… C’est une vie à part entière dans un écosystème à taille humaine.»
—
Le dernier témoignage de cette série sera publié la semaine prochaine dans Grand-Format
« Le signal déclencheur, c'est la famille »
Publié le 22 février 2024Passé par plusieurs grosses usines du Bessin, Olivier Meslet a quitté l’industrie agroalimentaire en 2018 pour se lancer dans la vente de produits bio et locaux. S’il a dû fermer son entreprise au bout de trois ans, l’ancien ouvrier ne regrette pas son virage professionnel. À 44 ans, il poursuit son engagement écologique de manière plus diffuse.
«J’ai perdu beaucoup d’illusions dès mon premier stage en usine. On avait un produit excellent, dont on maîtrisait complètement la fabrication, et là on me demandait de mettre un maximum d’eau dedans au détriment de la qualité. Sur le moment, je ne comprenais pas pourquoi, mais par la suite j’ai vu que tous les autres groupes faisaient pareil… » […]
Biberonné à l’agro-industrie
« Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’industrie agroalimentaire, j’ai trouvé ça passionnant, tout ce qu’on pouvait faire avec un produit comme le lait cru. C’est vraiment un produit super pour nourrir l’humain, mais aussi le soigner. Il y a plus d’un siècle, on faisait des cures de lait cru pour guérir les allergies. Moi, au départ, j’avais envie d’apprendre à le transformer pour l’améliorer. Je trouvais ça novateur de pouvoir fabriquer, à partir du lait, de nouvelles composantes qui elles-mêmes enrichissent d’autres produits. À la base, je ne suis pas issu du monde agricole, mais j’ai grandi à la campagne, à Saonnet, près de Trévières. Après mon bac scientifique au lycée Chartier de Bayeux, j’étais un peu perdu, alors j’ai choisi de faire un BTS agroalimentaire à Saint-Lô Thère avec une spécialisation dans le lait, parce qu’on est dans une région principalement en laitier. J’ai poursuivi en licence, et après un stage chez Danone, je suis parti travailler dans les grands groupes du coin: Isigny-Sainte-Mère, Lactalis et Nestlé. Mais les choses ont commencé à vriller dès mon premier emploi…
Après ma licence, je suis entré à Isigny-Sainte-Mère comme adjoint au directeur technique. Peu après mon arrivée, la direction de l’entreprise a décidé de vider le service technique et de m’envoyer en production. J’ai démissionné, et c’était le début de l’escalade. Après ça, je n’ai trouvé que des postes d’ouvrier. J’ai bossé un an dans une usine de transformation du lait comme conducteur de ligne, mais là aussi, on utilise les propriétés du lait surtout pour la com’ ! On pousse à fond les limites des normes pour faire croire qu’une crème fraîche à 4 %, ça existe, alors qu’en réalité, ce n’est que du lait gélifié. Le lait cru, on casse les globules gras, on le décompose en toutes petites portions et on l’homogénéise jusqu’à ce qu’il devienne tout blanc. Les gens sont contents parce qu’il n’y a pas de dépôt de gras au-dessus, mais ce qu’on ne leur dit pas, c’est que nos intestins ne sont plus capables d’ingérer correctement ce lait homogénéisé qu’on consomme en trop grandes quantités. C’est pareil avec le pain : on utilise tellement de gluten que les gens développent des intolérances. Même chose avec la maltodextrine et tous les dérivés du sucre. C’est très bien pour des applications spécifiques, mais pas pour une alimentation en continu, au quotidien. Et le pire, c’est que certains industriels vendent des produits hyper sucrés et derrière, se mettent à en fabriquer d’autres pour les personnes rendues malades par la malbouffe. La boucle est bouclée, et c’est super rentable pour eux !
«Être le lien physique entre le producteur et le consommateur»
En 2009, je suis parti à l’usine Nestlé de Creully, qui fabrique des compléments alimentaires pour personnes dénutries, justement. Je suis resté neuf ans sur les chaînes de fabrication, aux trois-huit. On utilisait mes compétences de licence pour conduire des lignes et faire de l’amélioration continue, mais avec un salaire qui n’était pas à la hauteur et sans perspectives d’évolution. Pour passer chef d’équipe, il fallait un diplôme d’ingénieur, ou s’investir à 300 %, ce que je me refusais à faire. J’ai profité d’un plan de licenciement chez Nestlé pour partir. L’argent du licenciement, je m’en suis servi pour démarrer Love Bio Bayeux.
Le bio, je m’y intéressais depuis 2005, après mes premières expériences ratées dans l’industrie. Je me disais qu’on était passés d’un mode d’alimentation ancestral qui ne causait pas de problèmes de santé, à un modèle qui fait tout l’inverse uniquement pour générer de la croissance. Avant, les gens s’attachaient au produit brut, à la nature, alors que là, il y avait quelque chose de pas logique à construire ces grandes unités. C’est le modèle industriel qui veut ça: on oublie la qualité et on pense uniquement à la rentabilité, peu importe la manière. Les entreprises n’ont pas d’éthique, elles font juste ce qu’on leur demande. Tant que les gens ne changent pas leurs comportements alimentaires, les usines ne changeront pas. Depuis une décennie environ, à force d’entendre les scientifiques alerter sur le changement climatique, les comportements commencent à changer, et celui des entreprises aussi. Moi, pendant tout ce temps, j’attendais l’opportunité pour me lancer. Avant, il y avait les enfants en bas âge, la maison à acheter, un niveau de revenus à maintenir. Je voulais aussi faire passer la carrière de ma femme avant la mienne. Quand j’ai fini par me lancer, ça faisait cinq ans que je réfléchissais au projet.
En 2018, autour de Bayeux, il n’y avait quatre ou cinq producteurs bio qui n’étaient pas forcément très bien connus. Pourtant, ils étaient présents sur le marché, mais pour moi il leur manquait un canal de distribution pour mieux valoriser leurs produits. Au départ, je voulais créer un drive, un peu comme les grandes surfaces, et finalement j’ai choisi d’emmener le panier chez les gens pour être le lien physique entre le producteur et le consommateur. Je trouvais ça important d’expliquer la démarche du producteur, comment il travaille, pourquoi la courge est comme ça, etc.. Ça permet aussi aux gens de se concentrer sur autre chose que de faire les courses, pour avoir le temps de cuisiner par exemple. À côté, je proposais un catalogue de produits bruts ou de base: farine, sucre, pâtes, céréales, légumes secs, fruits à coques, etc. Si on arrive à les utiliser, on mange mieux, on tombe moins malade et on diminue énormément son budget. Et comme je voulais minimiser mon impact, j’ai voulu faire les livraisons en vélo triporteur. Pour me rassurer dans mon projet, j’ai lancé un financement participatif pour l’achat du vélo. Ça a bien fonctionné, et j’ai pu démarrer comme prévu. Les gens commandaient sur le site la veille, je récupérais les légumes cueillis du matin et je leur livrais chez eux le soir, après 17 h. J’ai rapidement atteint une moyenne de dix paniers par jour, cinq jours par semaine. Ça marchait nickel, mais ce n’était pas suffisant en termes de revenus.
«Pas la peine de vendre la maison pour un avenir dont les gens ne veulent pas»
Pour moi, les particuliers, c’était surtout mon côté militant écolo, pour essayer de convaincre un maximum de monde. Plus ça allait grossir, plus j’allais investir en main d’œuvre pour préparer les commandes. Le plus rentable, c’était d’être semi-grossiste, de vendre aux petites coopératives d’achat comme Cap Bio à Bayeux, la Coop 5 % à Caen, Bio Nacre à Douvres-la-Délivrande, Bio Seulles à Courseulles-sur-Mer. C’était une manière de maîtriser toute la filière. Cette activité-là devait représenter les trois-quarts de mon chiffre d’affaires. Le problème, c’est que les coopératives n’avaient pas l’ambition de progresser avec moi. J’avais les producteurs qui suivaient, mais la demande n’était pas suffisante. Au final, ça n’a tenu que six mois. J’ai préféré arrêter et me concentrer à 100 % sur le consommateur. On était fin 2019. J’ai voulu me diversifier en vendant sur le marché et au Jardin de deux’main, où était mon local. J’ai un peu tout testé, puis il y a eu le covid. Au moment du premier confinement, les gens ne pouvaient pas sortir, et là, d’un coup, mes ventes ont explosé. Chaque jour, à midi, j’avais déjà 50 ou 60 commandes de paniers. Ça envoyait du lourd! J’avais jusqu’à huit personnes pour m’aider à préparer les paniers. Et puis à la sortie du confinement, tout s’est arrêté du jour au lendemain. En juin, je n’avais plus aucune commande ou presque. J’ai senti assez tôt que le comportement des gens changeait, que le bio baissait un peu partout. J’ai compris que c’était fini. J’ai dit stop.
Le signal déclencheur, c’est la famille. Quand elle vous dit: « c’est nous ou l’entreprise… » Moi, j’étais parti sur d’autres développements, je ne voulais pas lâcher comme ça. Et puis mon vélo, c’était mon troisième enfant. Ça m’avait demandé tellement de temps, de vie familiale, d’efforts, pour rien au final. Il aurait fallu rebondir sur les particuliers, mais je n’avais plus trop d’espoir. C’était pas la peine de vendre la maison pour un avenir dont les gens ne veulent pas. J’ai vivoté les six derniers mois de l’année 2020, et en 2021 j’ai essayé de liquider l’entreprise, de vendre le matériel, le stock, le vélo, tout ce que je pouvais. Aujourd’hui, je suis toujours endetté, j’en ai encore pour cinq ans à rembourser toutes les pertes. Il ne faut jamais liquider, en tout cas pas dans l’alimentaire. C’est un vrai gouffre financier.
Conduire des bus, un acte écologique et social
En 2022, j’ai voulu me reconvertir dans quelque chose de nouveau, mais je ne voulais pas retourner travailler dans n’importe quelle entreprise. J’ai vu une annonce pour devenir conducteur de bus scolaire, la formation était payée… Ce boulot m’intéresse parce que c’est un transport en commun. Au niveau écologique, après la marche à pied et le vélo, il n’y a pas mieux que le bus. Ensuite, c’est proche de chez moi et à temps partiel. Je fais juste assez d’heures pour rembourser mon prêt, ça me laisse du temps pour mes travaux personnels sur le zéro déchet, la mobilité, au tiers-lieu ou à la maison. J’aime aussi le côté social du bus. Je suis heureux d’emmener les enfants le matin et le soir, et de pouvoir distiller un peu de mes passions pour le bio et la mobilité douce. Mais surtout, le rôle du conducteur de bus, c’est d’accueillir les passagers avec un sourire, pour démarrer la journée du bon pied ou décompresser avant de rentrer chez soi.
Je crois à l’écologie de l’intérieur, avec des projets qui fonctionnent dans l’état actuel et qui donnent envie de changer, pas à l’écologie politique
Malgré la liquidation, j’ai gardé la marque Love Bio Bayeux et le site internet pour pouvoir un jour relancer quelque chose sous la forme associative ou autre. Je ne sais pas encore quoi, mais je veux que ce soit utile pour les autres et aussi pour moi. Je reçois encore beaucoup d’appels, des personnes qui me demandent où trouver tel ou tel produit sur Bayeux, d’autres qui se souviennent de mon triporteur. J’aimerais travailler sur des projets avec des gens qui veulent avancer ensemble, comme on fait au tiers-lieu. L’autre jour, on a pressé 500 litres de jus de pommes à cinq. Ça revient à beaucoup moins cher qu’en grande surface, et c’est bien meilleur, évidemment! Je voudrais créer un collectif autour de ce genre d’actions locales, concrètes et accessibles, et les montrer via un média. Je crois à l’écologie de l’intérieur, avec des projets qui fonctionnent dans l’état actuel et qui donnent envie de changer, pas à l’écologie politique, aux actions radicales qui seront toujours mal interprétées. L’effort n’est pas si énorme, mais ce serait bien de se presser un peu!»