Une cohabitation pour vaincre la solitude
Publié le 14 décembre 2021Ambrine Aubard et Marie-Thérèse Hardit vivent en colocation depuis un mois. L’une a 20 ans, l’autre 81 ans. Ce mélange de génération est un moyen de créer du lien et de lutter contre la solitude. Néanmoins, dans leur entourage, elles sont les seules à s’être lancées.
Un feu de cheminée crépite dans une véranda mal éclairée. La nuit est venue avaler une partie de la lumière, restent les ampoules du plafond. Derrière les vitres de cette maison en pierre, dotée d’une sonnette qui ne sonne plus, on peut imaginer le jardin: une herbe proprement tondue, un potager et des arbres fruitiers. «Ici, on peut manger des pommes, des figues…», lâche Marie-Thérèse Hardy, la propriétaire. «Et des abricots en été! La liste est longue», ajoute du tac-au-tac Ambrine Aubard, jeune locataire de 20 ans. C’est à Sartilly, dans la Manche, en bordure de la départementale D973, reliant Avranches à Granville, que vivent les deux femmes. À elles deux, elles forment une colocation intergénérationnelle. Elles ont été mises en relation par le biais d’une association qui porte bien son nom: l’association Lien, pour «Logement Inter-génération en Normandie». Créée en 2006, elle a pour but de «prévenir l’isolement des personnes âgées et de répondre au problème de pénurie de petits logements», en mettant en lien des «seniors disposant d’une chambre libre et des jeunes», explique Caroline Leblanc, la coordinatrice de l’association. L’organisme est présent dans l’Orne, le Calvados et la Manche et comptait 29 cohabitations en 2020.
En 2016, Marie-Thérèse Hardy, âgée aujourd’hui de 81 ans, prend connaissance de l’association par le biais d’un vieux journal, conservé au placard depuis près de quatre ans. «Je venais de me retrouver seule, j’ai ressorti le journal et j’ai appelé l’association. L’adresse était à Lyon mais on m’a indiqué l’existence d’une antenne en Normandie», explique-t-elle. Chaque année, elle accueille désormais des étudiants dans sa maison trop vaste pour une personne. Depuis ce mois de novembre, c’est Ambrine Aubard qui est venue la rejoindre. Cette dernière est en alternance d’ingénierie à Avranches. Elle donne un peu de présence à la maison un mois sur deux, car le reste du temps, elle étudie dans les Vosges, dans la région Grand-Est.
«Les gens que je connais n’osent pas»
Le choix de la colocation intergénérationnelle, c’est une cohabitation riche en découvertes: «On découvre une personne qu’on aurait jamais rencontrée sinon. Ça permet d’apprendre plein de choses, ça apporte de la culture sur tout type de sujets. On discute beaucoup ensemble», détaille la jeune colocataire. Elle ne connaissait personne quand elle est arrivée dans la Manche. C’était alors un moyen de créer du lien en dehors de ses heures de travail. Pourtant, si Ambrine et Marie-Thérèse décrivent un mode de cohabitation idéal, elles ne connaissent personne dans leur entourage ayant fait la même démarche. Ce n’est pas sans avoir essayé d’en parler ou de convaincre les amis: «Ils n’osent pas. Ils pensent qu’ils ne sauront pas quoi dire à l’autre personne ou n’ont pas confiance.» La retraitée a tout de même fait plusieurs tentatives et est allée coller des affiches dans le bourg de sa commune. «À la pharmacie et chez le médecin, là où beaucoup de personnes âgées peuvent se rendre. Ça n’a pas du tout marché», se souvient-elle.
De son côté, quand Ambrine en a parlé à des jeunes de son âge, les retours étaient plutôt positifs, ils y voient un beau projet. «Mais dans les faits, les gens que je connais n’osent pas se lancer», annonce-t-elle. «Ils ont peur alors que c’est le contraire, c’est rassurant», précise Marie-Thérèse. Pour elle, pas de raisons de s’inquiéter, il faut simplement savoir être un peu accueillante et «être à l’écoute». Chaque personne qui s’engage dans une colocation intergénérationnelle peut aussi faire marche arrière si les conditions sont inconfortables ou si la relation entre les deux personnes se passe mal. «Comme quoi, pas d’excuses pour ne pas se lancer», souligne Ambrine.
Une lutte contre la solitude
Selon le baromètre 2021 de la solitude, réalisé par la Fondation des Petits Pères des Pauvres, 530 000 personnes âgées sont en situation de «mort sociale». Une nette augmentation depuis 2017, où le nombre de personnes dans cette situation était de 300 000. L’isolement est déterminé en fonction de la «fréquence des contacts physiques avec quatre grands cercles de sociabilité»: la famille, les amis, les voisins et le réseau associatif. Une personne en situation de mort sociale est une personne sans ou presque sans contact avec ces grands cercles de sociabilité. C’est pour éviter ce type de situation que Marie-Thérèse Hardit s’est tournée vers la colocation intergénérationnelle: «Je fais ça tous les ans pour avoir de la compagnie, éviter d’être seule et puis pour faire vivre la maison». Pour Ambrine Aubard, c’est aussi l’idéal: «Moi aussi, ça me permet de ne pas être seule le soir. Et financièrement c’est avantageux car le loyer est à 140 euros par mois. Comme je suis en alternance, je suis à Sartilly seulement un mois sur deux. Dans les Vosges, je loge en cité U, ça me fait un deuxième loyer à payer».
De Paris, par les Vosges à Sartilly
«Sartilly, c’est un petit village vivant, avec tous les commerces nécessaires», avance Marie-Thérèse. «Et il y a le Mont-Saint-Michel à trente minutes et la vue à cinq minutes», ajoute Ambrine, qui découvre la région depuis cette année. Sa mère est née à 37 kilomètres de là, à Coutances. Elle a souvent entendu parler de ce territoire mais a vécu en région Centre-Val de Loire, avant de débuter ses études à Lille, puis de les continuer dans les Vosges. Quand à Marie-Thérèse, elle est originaire de la région, y a grandi et même passé une partie de sa jeunesse. En 1960, elle a quitté le territoire: «Je suis partie à Paris pour chercher du travail avec mon mari». Là elle est embauchée à la RATP, est hébergée chez la famille de son conjoint, avant d’acheter un appartement à Drancy. Elle y restera une grande partie de sa vie.
«En 1987, mon mari étant tout juste à la retraite, on a finalement acheté à Sartilly. Moi, j’ai pris ma retraite en 1992», poursuit Marie-Thérèse. Ambrine l’interrompt, curieuse de ce parcours qu’elle ne semble pas connaître précisément. «Mais vous travailliez encore à Paris quand vous avez acheté cette maison?», interroge-t-elle, en la vouvoyant, signe de politesse ou distance pudique. «Oui, je faisais des aller-retours entre ici et la région parisienne». Une situation peu évidente qui la pousse à prendre sa retraite avant l’heure, pour s’installer définitivement en Normandie. «Voilà… et puis vous connaissez la suite: en 2015 je me suis retrouvée seule alors j’ai choisi la colocation!», complète la retraitée.
«C’est spontané entre nous»
Entre les deux femmes, le feeling semble passer: elles ne se connaissent que depuis un mois mais partagent une complicité. «C’est spontané entre nous. Ambrine peut bien sûr utiliser la cuisine et les parties communes quand elle le souhaite. Je ne suis pas trop sur son dos, je veux qu’il y ait une grande liberté», sourit la retraitée. La condition de leur cohabitation: essayer de partager au moins un repas ensemble par jour. Marie-Thérèse Hardit détaille: «Et on ne regarde pas la télé… Ah ça non, pas quand on mange. On fait la télévision à toutes les deux! Ça coule de source entre nous». Pour cette dernière, la colocation mélangeant des générations est un véritable choix. Elle n’aurait pas souhaité ni apprécié une colocation avec une personne de son âge. Cela aurait été «trop risqué» selon elle ; «parfois, c’est difficile de se plier aux vieilles habitudes des personnes âgées, alors imaginez si ça ne colle pas», souligne-t-elle. « Et puis c’est plus gai de vivre avec une jeune». Du côté d’Ambrine, sa seule crainte était de tomber sur «une retraitée aigrie et morose». Heureusement pour elle, ça n’a pas été le cas et elle compte bien rester encore quelques mois dans cette vieille maison.
À huit dans une maison du Perche
Publié le 30 décembre 2021En janvier 2021, huit jeunes, tous attachés aux questions écologiques, achètent ensemble une maison dans le Perche et prennent le pari de la vie collective. Entre tentative d’autonomie alimentaire, lien avec le territoire et rencontres des voisins, les journées sont riches, bien que la vie à huit ne soit pas toujours rose.
Tout au bout d’un chemin noyé par les feuilles orangées d’automne, dans la campagne de la Chapelle-Montligeon, un panneau jaune se mêle au paysage. On peut y lire: «Ici, habitent 8 joyeureuses luron.nes en chemin vers un modèle plus résilient. Nous construisons un laboratoire d’expérimentations collectives à travers un habitat partagé. N’hésitez pas à passer la porte!». La porte, c’est celle d’une grande maison couleur ocre, entourée d’un terrain d’un hectare, bordé par la forêt. Un chat roux, baptisé Sirocco cohabite avec six poules qui se baladent à leur guise, entre les courges et les arbres fruitiers. C’est il y a bientôt un an que Jonas, Coline, Antonin, Marlène, Victoria, Marion et les deux Guillaumes, surnommés «Yom» et «Gui», se sont installés ici, aux Quatre Vents, au cœur du Parc régional du Perche (Orne). Ici, chaque habitant a sa chambre et le reste des espaces est collectif: la cuisine, le salon, les deux salles de bains, le cellier pour la conservation des aliments sont donc communs. Régulièrement, les habitants partagent leurs repas et font des parties (parfois interminables) de jeux de société au coin du feu.
Le petit groupe de huit s’est formé en deux semaines et en distanciel à cause de la crise du Covid. Ils et elles ont autour de la trentaine, ont fait des études universitaires et souhaitent tendre vers une vie plus résiliente. Certains étaient amis avant de vivre ensemble, se connaissaient par le biais de l’Altertour (le tour des alternatives en vélo), tandis que d’autres ne s’étaient jamais rencontrés. «J’ai vu Coline et Antonin pour la première fois au moment de la signature chez le notaire», se souvient amusé Guillaume Gracieux, alias Gui. Avant de démissionner de son poste de consultant en cybersécurité pour faire du woofing et des chantiers participatifs, il habitait Paris. Rapidement, les réunions s’enchaînent. Les notions d’écologie, d’accueil et d’autonomie émergent. «Il y avait déjà des choses qui nous liaient comme le vivre ensemble, l’autogestion et la volonté de faire du lien avec le territoire», annonce Coline Verhaeghe, 28 ans, originaire de Belgique. Elle vient de finir un contrat chez Médecins Sans Frontières après avoir fait un master en logistique et informatique. Pour le moment, elle a décidé de ne pas reprendre de travail, expérimenter des choses en dehors du salariat. Son frère, Jonas, infographiste et dessinateur habite aussi aux Quatre Vents. Il a quitté la Belgique il y a six ans, lorsqu’il a trouvé un job en Haute-Savoie pour être entraîneur de tennis de table. Après avoir tenté un projet collectif avec le mouvement Colibri qui n’a pas abouti, il est arrivé aux Quatre Vents. «J’étais à Bratislava et j’ai vu l’annonce sur internet. J’ai prévenu deux amis Llaume et Marion qui font partie aujourd’hui du projet. Ma sœur nous a ensuite rejoint et petit à petit, via les connaissances de chacun, on a constitué le groupe», annonce-t-il.
Une solidarité de voisinage
Dès leur installation, faire du lien avec le territoire est un élément important pour les nouveaux et nouvelles habitantes. Coup de chance, les anciens propriétaires leur font rencontrer les gens du coin. «Là on a vraiment été bien accueillis», souligne Marlène Blaise, une des habitantes, originaire du département de la Manche. Elle est actuellement sans emploi salarié, vit au RSA et donne son énergie à la vie locale. Il y a quelques mois, elle a organisé la fête de la courge à Courgeon. Et puis, au jardin, des événements festifs ont rapidement été organisés, et les premières têtes inconnues mais curieuses se sont pointées. Toutes les semaines, les Vendredi au jardin ont été lancés, pour jardiner et partager un repas avec les personnes des alentours. «Assez vite, les locaux, même si on vient du milieu universitaire, ont compris que nous ne sommes pas là pour imposer nos visions mais découvrir les autres», explique Coline.
Une forme de solidarité s’est vite mise en place par le biais d’échanges de coups de mains et de troc. «La voisine nous a aidés à faire de la transformation pour de la mise en bocal car elle avait les outils, se souvient Antonin Adolphe. Ça illustre bien la solidarité paysanne qui peut exister et à quel point elle est solide.» Et puis régulièrement, les huit jeunes vont nettoyer les boxes du centre équestre voisin, en échange d’un peu de fumier. George, habitant du coin, passe de temps en temps déposer des pommes et en profite pour se fait couper les cheveux par Antonin. Celle que tout le monde surnomme ici «Mimi», a pris l’habitude de traverser le jardin en rentrant de ses balades en forêt. On ne la voit jamais sans son bâton de marche en bois torsadé et marqué par le lierre et surtout, jamais sans Milord, son petit chien. Elle habite ici depuis une trentaine d’années, voisine de ceux qu’elle appelle «Les huit des Quatre Vents». Sa maison est une maison «sans frontières», sans barrières, avec la forêt tout autour. «Je n’aime pas les frontières», glisse-t-elle doucement. Puis, elle sourit et avance: «Je sais qu’ils sont là et cette présence voisine rassure aussi ma famille. Puis j’aime bien leur projet, autour de l’écologie, même si c’est pas facile la vie à huit.»
Tendre vers l’autonomie en expérimentant
«Le jardin, c’est quelque chose qui nous touche tous un peu, confie Coline. Pour le moment, on expérimente et pour moi c’est un premier pas pour se former.» Les anciens propriétaires planchaient déjà au jardin pour faire de la permaculture quand la colocation s’est formée. Les nouveaux arrivants n’ont donc pas eu à reprendre de zéro. Rapidement, des semis ont été plantés, les premiers fruits et légumes récoltés.
Au delà de l’autonomie alimentaire, les habitants et habitantes des Quatre Vents tentent d’aller vers l’autonomie énergétique. Ça, c’est plutôt le domaine de Gui. «Avant de se couper du réseau traditionnel, il est nécessaire de savoir combien on consomme. Cela permet ensuite de pouvoir dimensionner les réseaux qu’on pourrait installer», souligne-t-il. Les panneaux solaires installés sur leur terrain n’ont pas encore de batteries, ce qui nécessite de les utiliser de manière instantanée. «On a aussi un système de récupération d’eau, continue Gui. Pour le moment, on n’a pas encore trouvé les filtres assez efficaces. On les utilise seulement pour la machine à laver et l’arrosage, mais cela devrait évoluer à terme.»
Jonas a réalisé une bande dessinée sur cette colocation dans le Perche. Des planches sont disposées un peu partout dans le jardin, dans des bouteilles en verre.
Toute cette dynamique s’inscrit dans une logique de décroissance. «Peut-être qu’il faut revenir à une certaine forme de simplicité et essayer de subvenir nous-mêmes à nos besoins», se questionne Marlène. Pour Antonin, il y a une dimension pratique mais aussi politique derrière l’autonomie. «Cela fait écho à mon parcours de personne privilégiée, qui a accès à plein de types de boulots potentiellement bien rémunérés et valorisés socialement, explique-t-il, le chat Sirocco sur les genoux. On déserte les métiers valorisés d’ingénierie pour être à l’opposé de là où on nous attend.»
«Un déséquilibre de charge mentale»
Au jardin, l’année a été malgré tout difficile. Si l’objectif était de s’organiser de manière horizontale, les connaissances de chacun et chacune étaient plutôt inégales. «C’est difficile à huit, soupire Coline. Il y a eu un déséquilibre de charge mentale, elle a été concentrée sur une seule personne. Ça bloque l’expérimentation des autres.» Effectivement, l’idée était que chaque personne puisse s’investir, mais cela n’a pas été réellement le cas. Jonas Verhaeghe, le frère de Coline, aussi habitant des Quatre Vents, appuie ce point de vue. «Tout le monde n’y a pas trouvé sa place», explique-t-il. Ce constat, personne ne semble le nier, ce qui permettrait de pouvoir, à l’avenir, faire évoluer l’organisation. «Je n’avais pas réalisé que j’avais autant de connaissances sur le potager et j’ai rapidement été identifié comme chef, référent, ayant plus d’informations que les autres», annonce Antonin. Cette situation a amené de la frustration, à la fois du côté du groupe et de son côté personnel. «Parfois, j’avais l’impression d’être le seul à œuvrer pour le potager, quand les autres étaient en télétravail, alors que c’est le potager qui donnait notamment du sens au groupe et au projet collectif», précise-t-il. En effet aux Quatre Vents, certains travaillent à distance, comme Gui en informatique, Jonas pour les infographies, ou encore Victoria qui écrit un livre.
Se confronter aux obstacles
La vie à huit, c’est de l’expérimentation au quotidien sur les manières de vivre ensemble et de cohabiter. Régulièrement, les habitants se réunissent, discutent, débattent, prennent des décisions. Au cours de ces temps collectifs, des outils sont mis en place pour que tout le monde puisse faire entendre sa voix, comme des tours de parole. Pourtant, tout ne fonctionne pas aussi bien que dans la théorie. Depuis quelques semaines, les Quatre Vents traversent une période difficile. Les réunions ne sont plus hebdomadaires, comme lors des premiers mois: «On a du mal à trouver des créneaux ensemble alors qu’on a besoin de discuter de problèmes. Finalement, on repousse et les tensions restent, voire prennent de l’ampleur», explique Gui. Selon lui, l’aspect humain a été mis de côté au profit de l’efficacité pour faire avancer le projet. «C’est pourtant insuffisant pour aborder les problèmes émotionnels quand on vit ensemble», complète Coline. Parce que les locataires se sont installés sans se connaitre, les problèmes relationnels sont apparus tard et la frustration a finalement pointé le bout de son nez. «J’ai l’impression qu’on est plus dans une dynamique de projet et de start-up, déplore Antonin. De mon côté, j’ai le sentiment d’être à la périphérie du groupe et c’est difficile de se sentir légitime pour apporter des modifications.» Avant d’arriver ici, il a milité dans des milieux anti-autoritaires et anarchistes où une attention forte est portée aux dynamiques de groupe et «avec pour liant, la solidarité car il y a de la galère matérielle et psychique. Ici, on a des cultures différentes du vivre ensemble».
Dans l’entrée, la multitude de paires de chaussures annonce le grand nombre de personnes qui vit aux Quatre Vents. Dans l’entrée de la maison, un panneau d’organisation et de répartition des tâches.
Pour autant, aucun des huit des Quatre Vents ne semble regretter son engagement. «Habiter là, c’est un moyen de reprendre du pouvoir sur nos vies, d’éprouver des réalités paysannes», détaille Antonin. «Même si ce n’est pas facile, la vie collective permet plein de choses et rend plus facile la prise d’initiative», poursuit Marlène. «On reste dans un cadre très bienveillant et c’est incroyable tout ce qu’on a pu faire en quelques mois», lâche Coline. Ils et elles veulent continuer de convaincre que le schéma dominant n’est pas le meilleur. Pour Jonas, c’est déjà une grande réussite d’avoir emménagé, de s’être lancé dans cette aventure, d’essayer des choses. «C’est important de montrer que d’autres manières de s’organiser et de vivre ensemble sont possibles, en créant d’autres modèles pour sortir de l’individualisme», conclut-t-il.
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Le dernier épisode de cette série, à Louvigny, dans le Calvados, sera publié au cours du mois de janvier!
Aux Z’écobâtisseurs, la cohabitation de 13 familles
Publié le 19 janvier 2022Il y a maintenant 10 ans, plusieurs familles se sont installées, après avoir construit leurs maisons, dans un éco-quartier à Louvigny, à côté de Caen. Elles expérimentent depuis la vie en collectif, tout en gardant leur espace privé et expriment les limites d’un tel projet.
Des petits tas d’épluchures de châtaignes grossissent un peu partout sur les tables, disposées en cercle, au fur et à mesure que les discussions se poursuivent. Le récipient est passé de main en main et se vide progressivement. Ce dimanche de novembre, les habitants et habitantes de l’éco-lieu les Z’écobâtisseurs se réunissent, comme toutes les trois semaines. Cette fois-ci, ils et elles sont douze autour de la table, pour discuter de l’achat d’une tronçonneuse ou encore de la rédaction d’une charte collective. «En théorie, au moins une personne des treize maisons essaye d’être présente», explique Pascal Gourdeau, habitant de 65 ans. Cheveux en pétard et lunettes sur le nez, c’est un ancien du lieu. Il est de ceux qui ont lancé le projet en 2006, avant l’installation dans les maisons en 2011. Ce lieu, ce sont deux rangées de maisons en paille, face à face, situées derrière l’Intermarché de Louvigny à quelques minutes de Caen, dans un quartier résidentiel et plutôt calme. Le jardin, entre les deux rangées de maison est commun et chaque année des chantiers collectifs y sont organisés.
En plus des maisons individuelles, la maison collective sert de lieu d’accueil pour les visiteurs ou de salle pour les réunions. Parfois, ce sont des associations extérieures au lieu qui s’en servent pour s’y réunir mais la maison collective peut aussi servir de logement pour des proches, grâce à deux chambres à l’étage. Accrochés sur les murs blancs: des affiches sur les animaux et des photos de groupe. Quelques livres sont posés sur le rebord d’une fenêtre et une boule à facettes trône sur une étagère.
Une organisation «bienveillante»
Les réunions toutes les trois semaines structurent la vie des Z’écobâtisseurs. C’est là que sont prises les décisions importantes, toujours au consensus. «Au fil des années, on a fait maturer notre système de gouvernance», explique Pascal Gourdeau. Il rapporte une organisation assez codifiée et de plus en plus formelle et structurée. «On rigole moins qu’il y a dix ans mais on avance beaucoup plus», s’amuse-t-il. Avant les réunions, les ordres du jour sont préparés par deux personnes. «C’est une équipe tournante qui est chargée de passer dans les maisons et voir quels sont les points importants pour la prochaine réunion», explique Annie Bons, habitante de 72 ans. Et lorsque des points de désaccord sont mis en évidence en réunion, le problème est déplacé à la réunion suivante, ce qui évite les prises de décisions hâtives. «On la possibilité de réfléchir à nouveau au point de blocage. C’est une culture d’organisation à apprendre et c’est souvent bienveillant et constructif», précise Pascal Gourdeau. Ce rapport au temps n’est pas anodin pour Annie Bons: «C’est quelque chose qui nous manque dans la vie contemporaine. Il faut savoir ralentir, même si ce n’est pas toujours facile!»
Pourtant, tout ne se passe pas toujours comme prévu. En cette réunion de novembre, le ton monte autour d’une histoire de chantier mal rangé pour l’un, mais assez bien rangé pour d’autres. Un problème qui met en évidence les différences de références de chacun et chacune: «Pour moi le chantier n’était pas terminé, ni rangé. Il y a en a que ça heurte, d’autres pas du tout», avance Pascal Mezier, au lendemain de cette réunion. Assis dans son fauteuil, celui qui préfère se dire «actif libéré» plutôt que «retraité» explique: «Vivre ici est un véritable exercice pour apprendre la prise en compte des points de vue des autres. Ici, mes convictions sont bousculées et je dois faire face à ça.» Sophie Raous, également présente ce soir là avance à son tour:«On a tous des approches différentes, le nœud du problème, c’est d’arriver à se dire les choses avec bienveillance, ce qui n’est pas toujours évident.»
Une volonté d’entraide et de solidarité
La solidarité entre voisins semble être le liant qui fait tenir le lieu depuis dix ans. Ici, on peut compter les uns sur les autres. On peut sonner à la porte d’à côté pour demander un service ou simplement boire le café. «On est convaincus que le vivre ensemble, c’est aussi du partage de ressources, le soutien et la présence humaine», annonce Pascal Mezier. «L’entraide et la solidarité, c’est aussi une manière de dépasser la solitude», poursuit Pascal Gourdeau. La solitude, Annie Bons l’a surmontée récemment. Ancienne professeure de français, elle habite ici depuis dix ans. Pendant le confinement, chaque jour, à l’heure du goûter, la retraitée a raconté des histoires aux enfants voisins. «Ça m’a donné une utilité dans le groupe. Je pense que les voisins ont perçu ma solitude. Ici, il y a une solidarité toujours là et sincère», sourit-elle. Ces temps ont été précieux pour Sophie Raous, voisine d’Annie Bons. Elle décrit un cadre de vie idéal pour des enfants, car ils ont la liberté d’évoluer dans un cadre collectif: «Ils peuvent avoir d’autres repères que les nôtres, de parents, et c’est quelque chose de précieux.»
Alors parfois, il est difficile de définir les relations que les habitants entretiennent. «Est-ce qu’on est comme une famille? Des voisins? Des amis?, s’interroge Pascal Gourdeau. Parfois, tout se mélange.» Il évoque une grande variation des relations sociales. Il a des bons voisins, des personnes plus ou moins proches, de la famille… mais l’idée de partage reste fondamentale. Cette idée se matérialise dans les chantiers collectifs: construction d’un abri à vélo, entretien du jardin, organisation de spectacles ou encore cueillette de pommes. «Cette année, on a fait 276 litres de jus de pomme», se souvient Jocelyn Parot, habitant du lieu depuis janvier 2017. Assis à la table ronde de sa terrasse, à l’ombre d’une vigne qui serpente sur une structure en bois, il poursuit: «Ces moments ensemble, ce sont aussi des moments d’intégration. Pour moi, ce projet est une expérience de tous les jours.»
Un manque de mixité sociale
S’il existe plusieurs lieux de ce type en France ou à l’étranger, ils ne sont pas nécessairement accessibles à tous. Au Z’écobatisseurs, les habitants sont propriétaires d’une maison à environ 200 000 euros. «Ça élimine beaucoup de gens, souligne Pascal Gourdeau. Quand des personnes partent, le coût des maisons est indexé sur le marché. On aurait pu fonctionner avec des bailleurs sociaux mais ça n’a pas été le cas à l’époque du lancement. Donc on est toujours sur un fonctionnement ancien qui induit de la sur-enchère immobilière.» Sociologiquement, le tableau est plutôt homogène aux Z’écobâtisseurs. «Ce sont des gens habitués à faire des réunions, il faut aimer et y être à l’aise car c’est souvent long. Il faut les codes et c’est plus facile quand on arrive avec ces codes. En terme de classe sociale c’est homogène», souligne Pascal Gourdeau.
Les familles installées ici sont majoritairement proches du réseau de l’économie sociale et solidaire, impliquées dans la vie locale. Sur les 13 familles, trois personnes sont conseillères municipales. «On est une dominante à venir du monde associatif écolo. Et pas mal de fonctionnaires aussi. C’est vrai que la mixité sociale est compliquée, reconnaît Jocelyn Parot. Je pense que l’aspect réussi, c’est la dimension intergénérationnelle. Il n’y a pas uniquement des jeunes cadres dynamiques». Par ailleurs, les habitants et habitantes ne semblent pas se reconnaître derrière le terme «Oasis», affilié au mouvement Colibri, dans lequel fut investi Pierre Rabhi. «C’est gênant pour nous car l’oasis sous entendrait que tout le reste, c’est le désert. On essaye de garder une ouverture avec le voisinage, avec la maison collective, avec la boulangerie», détaille Jocelyn Parot. Une petite boulangerie bio a en effet été construite en 2013, sur le terrain de la co-propriété.
2020, une année charnière
L’année 2020 a été particulièrement difficile et a marqué les Z’écobâtisseurs. Les habitants ont du faire face à deux décès et des tensions ont émergé, en lien avec le confinement. Elles se sont cristallisées autour de la question de l’utilisation d’outils informatique pour communiquer. «Les plus jeunes étaient à l’aise et les plus âgés plus réticents. Il y avait aussi des dissensions sur la manière de gérer la crise collectivement», annonce Pascal Gourdeau. Pour lui, c’était une année charnière qui a montré des limites car les tensions n’ont pas réellement été dépassées. «On a du mal se relever de cette année, ajoute Sophie Raous. Je crois que cette période nous a blessés collectivement. Il y a des non-dits dans les conflits et peut-être qu’on n’a pas encore les outils pour gérer ça.»
Hélène Ardit, qui vit avec Pascal Gourdeau, est l’une des personnes qui a eu du mal à s’adapter aux outils informatiques pendant le confinement. «Je ne vais plus aux réunions depuis cette période, lâche-t-elle. Je me demande si ce lieu a la capacité d’accueillir des personnes plus âgées.» Pour elle, les outils mis en place pendant le confinement ont été «excluants» pour celles et ceux qui n’ont pas cette aisance numérique. Elle poursuit: «J’ai le sentiment que la dimension intergénérationnelle s’efface peu à peu. Honnêtement, il y a un malaise ici depuis le confinement». Une question émerge alors dans la bouche de Pascal Gourdeau: est-ce que tout cet investissement collectif vaut le coup, dans une société individualiste? Après un court silence, il y répond: «oui, ça vaut le coup, malgré les difficultés, j’ai appris une nouvelle façon de vivre. Et au bout de dix ans, on ne vit pas sur nos lauriers, on continue de dire qu’on pourrait bonifier les questions sociales et écologiques.» Pour lui, il serait possible de faire mieux à la fois au sujet de l’impact sur l’environnement mais également à propos de mixité sociale et d’accessibilité à l’immobilier. Alors si les habitants et habitantes des Z’écobâtisseurs semblent s’exercer facilement à l’auto-critique de leur lieu de vie, ils relatent une expérience chargée en découvertes qu’ils sont loin de regretter: «Si c’était à refaire? Je le referais!», lâche sans hésitation Pascal Gourdeau.
Noan Ecerly