Avril 2024

Écoterroristes

Guy Pichard, Laura Bayoumy, Simon Gouin - illustrations : Antoine Perus

Publié le 26 avril 2024

Le 10 décembre dernier, au sud de Rouen, 70 militants écologistes ont envahi une centrale à béton de l’entreprise Lafarge, afin de dénoncer l’impact de ses activités sur le climat. Ailleurs en France, des actions similaires ont été menées, impulsées par les Soulèvements de la terre. En Seine-Maritime, les activistes ont tagué des bâtiments, éventré des sacs de ciment et de sable, et rempli de mousse expansive une toupie.

La préfecture a qualifié l’action de « violente attaque de militants cagoulés » destinée à « détruire l’outil industriel », provoquant des centaines de milliers d’euros de dégâts. Selon l’État, les militants auraient aussi « séquestré le gardien et occupé les lieux », ce que démentent les Soulèvements de la terre.

Lundi 8 avril, au matin, 17 personnes ont été interpellées par les policiers de la Sous-direction anti-terroriste (Sdat) pour leur participation présumée à cette action. Elles risquent jusqu’à 10 ans de prison.

Grand-Format en a rencontré sept. Ils ne s’expriment pas sur les faits qui leur sont reprochés, mais ils racontent leur arrestation, leur détention et leur indignation.

Christine, 65 ans, Alençon. Militante du NPA, ancienne conseillère municipale.

« J’ai compris que les policiers savaient presque tout de ma vie.»

« Les policiers de la Sdat ont débarqué à un peu plus de 6h du matin, en tambourinant à la porte. Il y avait quatre personnes cagoulées. Elles m’ont demandé de rester calme, ce que j’ai fait. Elles m’ont signifié ma garde à vue, m’ont lu les motifs d’inculpation dont une prise d’otage… Ils ont commencé à me poser des questions : quels sont mes revenus ? Suis-je propriétaire de mon appartement ? Sur ma famille […]

Ils m’ont demandé de voir mon téléphone portable et mon ordinateur. Pour mon ordinateur, il fallait un code. Je ne voulais pas leur donner. Ils m’ont expliqué que si je refusais, il serait mis sous scellés et que de toute façon, ils parviendraient à l’ouvrir. J’ai donné mon code. L’ordinateur était vieux. Il ramait. Cela les agaçait. Ils ont regardé mes dossiers : des photos de montagne, de trek …, des trucs militants : féminisme, écologie.

Toute mon activité est publique, cela fait 45 ans que je milite. Ils m’ont demandé sur quels réseaux sociaux j’allais. Ils ont retrouvé mon précédent portable et un très ancien. Ils ont tout mis sous scellés.

Ils ont regardé dans ma bibliothèque, cherché partout dans l’appartement, ont fouillé ma cave, ma voiture, mon garage. J’avais un peu partout du matériel du NPA, des autocollants, des banderoles qu’on trouve sur les réseaux sociaux. Et un masque blanc qui a servi pour des travaux, avec des traces rouges. J’ai expliqué que ce n’était pas du sang mais du papier crépon collé dessus.

J’ai préparé quelques affaires. Puis nous sommes partis en voiture, jusqu’à 185 km/h, vers le commissariat d’Évreux. Dans la voiture, j’ai pu appeler ma fille pour la prévenir et la rassurer.


En arrivant au commissariat, les policiers voulaient que j’enlève mes chaussures. J’ai demandé à les garder mais à enlever les lacets. Heureusement, parce que dans la cellule où je me suis retrouvée, cela sentait l’urine, il y avait des toilettes très très sales, à la turc, derrière la cloison avec la couchette.

J’ai été interrogée quatre fois. Au départ, c’était des questions politiques. Ils m’ont demandé si je connaissais Andreas Malm, auteur de « Comment saboter un pipeline ». Ils voulaient savoir ce que je pensais des actions violentes en faveur de l’écologie.

« Je leur ai dit que, moi qui suis une militante féministe, j’aimerais qu’il y ait autant de moyens financiers pour les féminicides, car les écologistes n’ont pas tué. »

Entre les policiers qui nous ont interpellés (entre 4 et 10 policiers par personne) et ceux qui ont travaillé sur notre dossier pendant des semaines, il y avait des moyens disproportionnés qui ont été alloués à cette affaire. A un moment, je leur ai dit que, moi qui suis une militante féministe, j’aimerais qu’il y ait autant de moyens financiers pour les féminicides, car les écologistes n’ont pas tué.

Dans une des cellules où j’ai été détenue, je me suis retrouvée avec une jeune femme enceinte qui pleurait. Elle avait été frappée par son compagnon et la police les avait arrêtés tous les deux, et séparés dans deux cellules différentes. On a discuté, je lui ai conseillé de porter plainte.

J’ai compris que les policiers savaient presque tout de ma vie, ils avaient les données de mon portable, sa géolocalisation, mes messages sur des groupes de partage. Ce qu’ils voulaient savoir, c’était l’organisation locale des Soulèvements de la terre : où se réunit-on, qui sont les personnes qui sont derrière les pseudos. Ils vous montrent des photos. On vous dit qu’un interpellé vient de vous incriminer, ce qui n’est pas vrai.

J’ai peut-être été la mieux traitée au cours de ces interpellations. Mais les conditions de détention sont très dures : plus de 70 h dans des cellules où vous ne pouvez pas dormir, car cela circule tout le temps, il y a du bruit. J’ai très peu dormi.

Aujourd’hui, quand je me promène dans la rue, je reçois beaucoup de marques de solidarité de personnes qui me reconnaissent, comme de la part de camarades de mon organisation politique.

Ils ne nous feront pas taire. »

Paul, Rouen

« Il me traîne par les cheveux pour que je m’assoie… J’ai cru que c’était un gang qui était dans ma chambre. »

« D’abord la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention, ndlr) s’est trompée d’adresse et a défoncé un appartement voisin, un Airbnb vide…. Puis c’est ma porte qui a été défoncée à 6h15. Aveuglé dans mon lit avec une lumière, ils m’ont lancé leur bouclier d’intervention et une voix de femme hurle pour que je me retourne. Un agent monte sur moi, effectue une clef de bras et me menotte. Un autre m’ordonne alors de me lever, je m’exécute et il me colle une tarte qui me recouche sur le lit. Il me redemande ensuite de recommencer et je reprends un coup puis il me traîne par les cheveux pour que je m’assoie… J’ai cru que c’était un gang qui était dans ma chambre. Dans le même temps, ils me hurlaient dessus pour savoir s’il y avait dans mon appartement de la drogue, des armes, de l’argent liquide.

Ma brosse à dents a été saisie pour l’ADN, de force donc, tout cela au prétexte d’une nouvelle loi leur permettant d’agir ainsi. Chaque page de mon journal intime a été photographiée par exemple et ils ont pris beaucoup de clichés d’autres choses.

J’ai été emmené jusqu’à Paris, les yeux bandés. Au bout d’un moment, j’ai voulu aller uriner. Quelqu’un m’a alors demandé de confirmer cette demande, et c’était reparti en voiture à toute allure, et là on me sort du véhicule. A ma grande surprise, je me retrouve alors dans un champ de colza avec trois voitures de policiers cagoulés qui bloquent les quelques tracteurs des paysans du coin. C’était surréaliste, comme dans un film d’auteurs scandinave. Les agents donnaient l’impression d’avoir peur que je m’évade ou laissaient penser que j’étais un individu dangereux. C’est quand même délirant de mobiliser trois voitures pour aller faire pisser quelqu’un à la campagne.

« Quand j’ai vu leur logo antiterroriste sur les uniformes, je me voyais aller en prison et j’ai eu peur. »

Quand j’ai vu leur logo antiterroriste sur les uniformes, je me voyais aller en prison et j’ai eu peur. Les conditions de Gardes A Vue (GAV) étaient bonnes et cela rendait les choses plus dures, paradoxalement. Il n’y avait pas un bruit dans le bâtiment, c’était très troublant. Cela m’a même davantage perturbé que les claques au réveil. L’officier de Police Judiciaire m’a fait croire que j’allais aller « au goulag », soit en prison. Au final, ils m’ont libéré ensuite et cela a été classé sans suite. J’ai eu du mal à y croire au début et j’ai alors demandé si j’allais recevoir quelque chose par la suite. Ils m’ont dit que non mais que s’ils voulaient me voir, ils savaient où j’habitais maintenant. « Cette fois-ci, on se trompera pas de porte ».

A ma libération, j’avais encore les yeux bandés quand on m’a déposé à Levallois-Perret dans une rue quelconque. Nous étions quelques-uns dans mon cas et par chance déposés dans la même zone. Une serveuse d’un restaurant nous est venue en aide et elle a contacté nos proches, c’était chouette. »

Publié le 26 avril 2024

Mathilde, en campagne près de Rouen

« Étant mère de deux enfants de 4 et 8 ans, j’ai demandé qu’ils ne rentrent pas armés et cagoulés devant eux. Bien évidemment, ils l’ont fait quand même…»

« Ils ont débarqué chez moi à 7h car il y avait erreur de maison. La famille voisine est traumatisée car la BRI a notamment plaqué la femme au sol ! En fait, cette pauvre famille a pris la déflagration à ma place avec cette erreur, et en plus ils n’avaient de fait pas l’autorisation de défoncer ma porte. Ils m’ont demandé de venir sans rentrer chez moi et j’ai même entendu l’un des policiers se faire engueuler au téléphone. Étant mère de deux enfants de 4 et 8 ans, j’ai demandé qu’ils ne rentrent pas armés et cagoulés devant eux. Bien évidemment, ils l’ont fait quand même… Mais j’ai tout de même évité les hurlements dans la maison. C’était moins violent que prévu, mais ça reste choquant de voir sa maman se faire arrêter par 15 policiers armés. Mon compagnon a pu s’isoler avec mes enfants et trouver les mots, en expliquant que leur maman se faisait arrêter car « elle cherche à protéger la planète ».

Une fois les yeux couverts, nous nous sommes rendus à Levallois-Perret en roulant à 180 km/h. On m’a seulement débandé les yeux une fois dans la salle de fouilles. J’ai terminé en culotte afin que mes vêtements soient palpés puis c’était la cellule pour trois jours. Ce fut moins long que pour d’autres car au final, on n’avait rien à se dire !

Beaucoup de mes livres ont été photographiés et ils ont gardé un recueil de textes politiques et On ne dissout pas un soulèvement. 40 voix pour les Soulèvements de la Terre. Ils ont aussi saisi beaucoup d’affiches, comme celle de Tarnac, de la ZAD et des Soulèvements de la Terre.

« Je sentais que j’allais péter un câble (…) Personne ne vous donne jamais l’heure. »

Étant classé sans suite, je vais demander à tout récupérer et que mon ADN soit effacé. La Garde à Vue a été un isolement total. Vous ne croisez pas les autres dans le même cas. C’est très aseptisé et au bout de trois jours, je sentais que j’allais péter un câble. Personne ne vous donne jamais l’heure et les seuls échanges sont avec le médecin et lors des interrogatoires. Des sénateurs m’ont rendu visite le deuxième jour, cela m’a vraiment aidée à tenir.

À la fin des trois jours, on me stipule que c’est terminé et je pense aller au tribunal mais on me rebande les yeux. A nouveau, les véhicules roulent à grande vitesse et là, le mien s’arrête. Un fonctionnaire me demande si je comprends ce qui se passe. « Tu es sans suite » On m’a alors relâchée dans la rue avec mes affaires. Dans mon sac, j’avais un sachet avec ma petite culotte à l’intérieur. Ils l’avaient gardée pour prélever mon ADN.

On m’a quand même accusée d’avoir séquestré un otage et au final, c’était moi qui avait les yeux bandés et qui était menottée dans une voiture. Tout a été fait pour nous briser. Lors de la perquisition, ils ont cherché à construire un personnage, une figure monstrueuse. Cette volonté de nous isoler a totalement échoué car pendant que l’on croupissait en prison, un grand élan de solidarité s’est créé. Un soutien psy s’est monté, nos proches ont été contactés et on a même gardé mes enfants. Aujourd’hui c’est donc tout le contraire, j’en ressors renforcée et je me suis fait de nouveaux amis. »

Dimitri

« Ils ont pris en photo et saisi des fresques du climat en me questionnant sur ce que c’était. »

« Je suis en colère. Certains interpellés ont été tabassés et une dame s’est retrouvée à moitié nue avec la BRI chez elle. Nous sommes là dans la torture physique et psychologique et c’est inadmissible. Il faut que les gens se rendent compte de la violence de l’État. À titre personnel, la violence était psychologique car j’ai été privé de liberté pendant 72 heures de garde à vue à l’isolement, avec une lumière continue tout en dépendant des geôliers pour aller aux toilettes. Selon moi, les WC en cellule, cela doit être encore pire car demander à aller faire ses besoins et y être accompagné, c’est malgré tout une interaction avec un humain. Tout est fait pour mettre la pression, autoriser à garder des gens pendant si longtemps sans preuve c’est hallucinant.

Les policiers ont débarqué à l’appartement à 6h30. Ils ont pris en photo et saisi des fresques du climat en me questionnant sur ce que c’était, et même plus tard en audition. Encore en audition, on m’a demandé pourquoi je possédais un livre de recettes végan. C’est quoi le message ? Manger des légumes vous enverra bientôt en cellule ? Je suis resté 70 heures en garde à vue. Pour une fresque du climat et un livre sur le véganisme, ça fait quand même beaucoup. On vous donne de quoi à peine vous nourrir et la nourriture est mauvaise.

« On a trouvé un livre de cuisine végan chez vous, pourquoi ? »

Nous avons été interrogés trois fois : d’abord du type profilage très général. Qu’est-ce qu’un militant ? Que pensez-vous de l’écologie radicale ? Ensuite, le deuxième interrogatoire est plus personnel : « On a trouvé un livre de cuisine végan chez vous, pourquoi ? ». Enfin le dernier c’était pour faire avancer l’enquête, trouver des réseaux et demander si on connaît telle ou telle personne.

Ma porte n’a pas été défoncée et j’étais apparemment moins visé par les renseignements. Ce qu’incarne mon histoire, c’est qu’on peut aller en prison 70 heures car l’on porte juste des messages climatiques. Plusieurs fois, on a voulu prendre mon ADN et j’ai refusé mais il faut savoir qu’ils ont saisi des boucles d’oreilles ou des taies d’oreiller pour, selon moi, le faire sans l’accord des concernés.

On a dépensé des centaines de milliers d’euros pour enfermer des gens qui ont une fresque du climat chez eux au lieu de rénover des écoles. On vise à criminaliser, pressuriser et faire peur, en traumatisant consciemment des gens sur rien, juste pour éviter de se poser les bonnes questions. Le coupable dans cette histoire, c’est Lafarge. Pourquoi c’est nous que l’on a enfermés alors que c’est Lafarge qui a traité avec Daesh ?

Finalement, cette histoire me motive à continuer de faire des fresques du climat et de parler des migrations ou des sécheresses. Je vais aussi continuer de cuisiner végan. »

Jean

« On me tabasse pendant 30 secondes à une minute. Le médecin a constaté une quinzaine de coups qui ont été assénés dans mon ventre, les côtes et au visage. »

« Lundi, très tôt, j’entends des bruits de bottes dans le couloir. Tout à coup, ça part très vite et je comprends que ce sont des coups de bélier dans une porte, elle se brise et cela fait beaucoup de bruit dans tout l’immeuble. C’est celle du voisin. On entend de nombreux cris qui disent que c’est la police. Je pense alors à une opération antidrogue ou liée au terrorisme mais je ne fais aucun lien possible avec moi. C’est alors que j’entends cette phrase : « c’est pas lui ! ». Ça frappe à la porte d’un autre voisin, on ne lui laisse pas le temps d’ouvrir et j’entends à nouveau crier, on lui ordonne de se mettre à terre. Cela se rapproche de moi mais ma porte est blindée, ce sera plus difficile de la forcer.

Après les deux erreurs, quelqu’un frappe chez moi. Je leur ouvre et là, il y a la BRI sur mon palier, la même qui est intervenue à l’Hyper Cacher (la prise d’otages à Paris le 9 janvier 2015, NDLR) et des opérations anti-terroristes. Ils sont face à moi, avec tout leur équipement et me pointent leur fusil d’assaut. On m’ordonne de me mettre à terre, évidemment je m’exécute alors que je suis en caleçon et en T-shirt. il n’y a pas de menace. Je sens alors une botte qui appuie sur ma cage thoracique. Une autre personne est assise sur mes jambes et on me passe les menottes. C’est alors qu’on me tabasse pendant 30 secondes à une minute. Le médecin a constaté une quinzaine de coups qui ont été assénés dans mon ventre, les côtes et au visage. Quatre jours après, les coups restent très visibles. Je compte déposer plainte. Heureusement, un médecin a pu dresser un constat médical et même 10 jours après, c’est encore là.

La perquisition s’est déroulée avec des officiers de la police judiciaire qui jouaient au « good cop », en blaguant par exemple sur ce qu’il trouvait chez moi. Personnellement j’étais tellement hébété que ça ne prenait pas. La perquisition fut dense mais il ne recherchait pas grand-chose, à part mon téléphone.

« Quel paradoxe d’avoir affaire à une police antiterroriste qui, selon moi, a une utilité mais est utilisée ainsi pour une répression politique contre sa propre population et un ennemi intérieur fantasmé. »

J’ai donc été amené à Levallois à 150 km/h sur le périphérique, ce qui était un peu effrayant malgré mes yeux mal bandés par un masque pour dormir dans les avions.

Pendant les interrogatoires, on m’a par exemple questionné pour savoir si je connaissais les fresques du climat. J’ai trouvé ça totalement aberrant, car au fond, c’est un outil pédagogique. Il y a des questions auxquelles j’ai refusé de répondre parce que je suis contre le fait que l’on érige des profils politiques contre des gens qui élaborent des fresques du climat.

Pendant deux jours après l’intervention, j’ai gardé des migraines liées aux coups portés au visage. Je n’ai pas dormi la première nuit en y repensant. Entre cette violence et la torture psychologique de la garde à vue, l’effet est double. J’ai un sentiment de grande colère suite à tout cela.

Pendant ces trois jours, un officier de police judiciaire m’a avoué à demi-mots qu’il travaille normalement sur l’islam radical ou les attentats. De plus, il a ajouté que malgré que nous nous en étions pris à Lafarge, cette entreprise n’était pas son alliée. Il m’a rappelé que Lafarge avait financé à hauteur de 6 millions d’euros Daesh et qu’ils avaient leur part de responsabilité dans le terrorisme actuel. Quel paradoxe d’avoir affaire à une police antiterroriste qui, selon moi, a une utilité mais est utilisée ainsi pour une répression politique contre sa propre population et un ennemi intérieur fantasmé. »

Publié le 26 avril 2024

Alain, Orne

« Tout est fait pour qu’on se sente un grand criminel, pour nous faire craquer.»

« Les policiers de la Sous-direction anti-terroriste (Sdat) sont venus à quatre cow-boys chez moi à 6h du matin, avec un chien. Heureusement, ma compagne les a entendus et leur a ouvert la porte avant qu’ils ne tentent de la défoncer. J’ai été emmené pour une garde à vue qui a duré 76h.

On n’a aucune info à l’intérieur, on est dans un tunnel. Tout est fait pour qu’on se sente un grand criminel, pour nous faire craquer. Pas de violences physiques apparentes, mais de nombreuses violences sourdes. Des humiliations, des brimades.

C’est sans compter les conditions de garde à vue déplorables, la difficulté d’accéder à l’eau, aux toilettes. J’ai été contraint de rester dans une cellule pleine de gobelets remplis d’urine. D’anciens plats d’où gesticulaient pleins d’asticots et de mouches jonchaient le sol.

Il y avait une odeur insupportable, de la saleté, de la moisissure, aucun moyen de se laver, un seul toilette, immonde et sans papier.

La lumière toute la nuit, le bruit, les gens qui hurlent dans les cellules voisines, toute la misère du monde enfermée dans un cinquième sous-sol d’hôtel de police m’empêchait de fermer l’œil. On n’a plus conscience de l’heure qu’il est. Il faut dire que certains policiers geôliers profitent de la situation pour se lâcher et nous humilier.”

Selon moi, la garde à vue est clairement punitive et veut revêtir un caractère dissuasif. Dans le même temps, je me suis également rendu compte qu’on a la chance d’être dans un état de droit, et que ces droits élémentaires sont une grande bouffée d’oxygène, qu’ils doivent être défendus et étendus quoi qu’il en coûte.

« On est là pour la vie, pour le vivant, soit l’exact opposé du terrorisme. »

Même si l’expérience que je viens de vivre est incomparable et dérisoire, on pense immanquablement à toutes celles et ceux qui se sont battus et ont connu de longues périodes d’enfermement pour faire advenir leurs idées d’émancipation. Et on peut à peine envisager la force d’esprit qu’il a fallu à ces résistants en tous lieux et en toutes époques lorsqu’au bout de quatre jours on est épuisé moralement. Puis on pense aussi à ce pour quoi on est là. Ce pour quoi on est accusé, et qui dirige l’enquête. Et on se dit que c’est un comble.

Un comble que ce soit la Sous-direction anti-terroriste qui mène les opérations, d’abord parce qu’on est là pour la vie, pour le vivant, soit l’exact opposé du terrorisme. Pour moi, le terrorisme, c’est le parti de la mort. C’est aussi un comble que cette même Sdat se mette au service d’une société qui a soutenu activement le terrorisme de Daesh.

Les criminels ne sont pas ceux que l’État, les médias, les policiers et les magistrats montrent du doigt. C’est une manipulation sémantique, un truc orwellien.

Je savoure ma liberté depuis que je suis sorti, mais je suis un peu anxieux pour la suite. Le domicile de ma compagne a été violé, en quelque sorte. On ne se sent plus vraiment chez soi et le cœur s’emballe vite au moindre bruit. Il y a des appréhensions.”

Michel, Eure

« Le temps devient alors quelque chose de relatif et c’est ce qui va être le plus dur à encaisser psychologiquement.»

« Contrairement à beaucoup d’autres, c’est la Sdat (la Sous-direction anti-terroriste de la direction nationale de la police judiciaire, ndlr) qui est venue chez moi et ma compagne. Et nous n’avons subi aucune violence. Ils ont pris en photo tout ce qui pouvait paraître de gauche dans mon appartement. Un exemple : Coup d’État de Juan Branco a été saisi mais pas la très belle édition de De L’Esprit des Lois, de Montesquieu. Ils ont aussi perquisitionné notre véhicule et ma femme s’est donc retrouvée menottée dehors au petit matin entourée de policiers anti-terroristes cagoulés… moyen vis-à-vis du voisinage. Cela a duré 1h30. Je n’étais pas menotté car les policiers ont vite compris que je n’avais pas un profil agressif. Ça a été différent pour ma compagne qui a eu un coup de pression rapidement de la part des deux enquêtrices chargées d’elle.

On me bande alors les yeux et nous partons en voiture, sans que je n’obtienne de réponse à mes questions sur la destination. Je n’ai pas eu peur mais j’ai tout de suite trouvé ridicule ce cirque des proportions des moyens employés… À l’arrivée, je devine que l’on s’enfonce dans un sous-sol de 4 étages. Je suis alors mis en caleçon pour être fouillé. C’est alors que l’on me présente ma cellule, avec une pointe de fierté des policiers car elle est individuelle et relativement propre.

Le temps devient alors quelque chose de relatif et c’est ce qui va être le plus dur à encaisser psychologiquement. Moi et ma compagne, nous avons vraiment ressenti cela comme un kidnapping.

Les repas tiennent du running gag. Le premier, on me propose « riz méditerranéen ou couscous légumes ». C’est une bonne surprise sur le coup mais cela s’avère en fait une sorte de harcèlement. C’était très mauvais et surtout, ces deux choix-là étaient proposés à chaque repas pendant les trois jours.

« J’ai vite compris que ma compagne passait après moi et j’ai réussi à lui faire un cœur en papier mâché sur le mur de la douche… elle m’a dit après l’avoir trouvé !»

Chaque matin et chaque soir, un nouvel agent nous fouillait à nouveau, ainsi que la cellule. Au réveil, le petit-déjeuner était constitué de deux biscuits puis c’est l’attente. J’ai par exemple entrepris de récupérer une chaussette supplémentaire pour tenter de jongler avec en cellule. L’avocat était la seule interaction bienveillante de la journée.

La douche quotidienne pouvait durer entre 5 à 10 minutes et constituait le seul instant de liberté possible. On y était emmené selon l’ordre des numéros de cellule. J’ai vite compris que ma compagne passait après moi et j’ai réussi à lui faire un cœur en papier mâché sur le mur de la douche… elle m’a dit après l’avoir trouvé !

J’ai toujours essayé de blaguer et de parler avec les matons. Ainsi le matin par exemple, quand la porte s’ouvrait je demandais un double expresso et des œufs brouillés. Au bout de quelques jours, certains d’entre nous auraient préféré aller carrément en prison car là-bas, il y a au moins de la lumière, des humains, de la lecture, etc. Tout plutôt que le trou où l’on était.


J’ai seulement pu appeler ma mère au bout du troisième jour afin de la rassurer. Avec le recul, j’ai le sentiment d’avoir été plus libre dans ma cellule que eux pouvaient l’être dans leur uniforme. Le sentiment d’être totalement extérieur à ce qui s’y passait m’a aidé à tenir, ma compagne a même pensé cela comme un reportage, voire une immersion.»

Une partie des militants interpellés seront jugés le 27 juin, à Évreux.

Propos recueillis par Guy Pichard, Laura Bayoumy et Simon Gouin.
Un récit illustré par Antoine Pérus.