Octobre 2021

« Je ne peux rien apprendre à personne. Mais seulement faire réfléchir. »

Simon Gouin (texte et sons), Hélène Balcer (illustrations)

« C’est trop facile de mourir parce qu’on retire le remord« 

Au fil des séances auxquelles je participe, je suis frappé par l’ouverture des jeunes sur certains sujets. Égalité hommes/femmes, violences policières. Ils sont au courant et engagés. Cela leur paraît normal. Je ne me rappelle pas que ces sujets étaient au cœur de nos discussions il y a 15 ans, quand j’étais ado. Une révolution dans les têtes a eu lieu. « Ils se sentent tous concernés par ces questions là», constate Juliette dans l’extrait ci-dessous.

Mais je tombe presque de ma chaise quand je les entends parler de peine de mort. Pour beaucoup d’entre eux, il faudrait qu’elle soit rétablie. Au moins pour les violeurs, les pédophiles, les meurtriers. Ce serait mieux pour les condamnés qui éviteraient ainsi des années de prison. Mieux pour la société, car ils ne peuvent pas changer. «Mais tout le monde peut changer, c’est bien notre cas, nous, à l’E2C», a lancé Philippe lors d’un débat. Sans convaincre ses camarades, qui ont trouvé sa remarque totalement déplacée.

Pour parler du sujet, l’équipe du dispositif Socrate organise un pendu. Sur le tableau, Julien écrit une phrase : « La peine de mort est le signe éternel de la barbarie. » Aux participants de trouver qui l’a prononcée, et de se positionner à droite du tableau – s’ils ne sont pas d’accord avec -, ou à gauche – s’ils sont d’accord.

Voilà quelques-unes des réflexions que l’on entend ce jour-là :

– C’est trop facile de mourir parce qu’on retire le remord.

– Il n’est pas puni et n’a pas besoin de vivre avec ça toute sa vie.

– La prison fait plus réfléchir.

– Un mec qui viole une fois violera toute sa vie.

Maadi, qui participe à l’atelier, pèse le pour et le contre:

Juliette, l’éducatrice, a été surprise, elle aussi, par les positions des jeunes. Mais elle les perçoit aussi comme une demande de justice, face à un système judiciaire qui ne serait pas totalement juste.

Souvent, l’adulte qui participe aux cotés de l’animateur à l’atelier (le participant complice) amène de la complexité aux discussions. Sur la peine de mort, Julien indique un jour qu’il n’est pas d’accord avec les points de vue donnés par les jeunes qui l’ont précédés. Il s’interroge sur le droit de tuer que les juges s’arrogent avec la peine de mort. Est-ce moral de tuer quelqu’un qui a tué? Il aborde aussi les erreurs de la justice et ces innocents qui peuvent être tués.

Cet argument apparaît dans la bouche des élèves troisièmes lors d’une autre séance. Un jeune vient de raconter l’histoire de Christian Ranucci, guillotiné en 1976 pour le meurtre d’une petite fille âgée de 8 ans. L’homme au pull over rouge n’était peut-être pas coupable, explique le jeune. Les propos du groupe, au départ très tranchés sur la peine de mort, s’adoucissent. Grâce au dialogue, la complexité des situations apparaît.

Harcèlement

Le dispositif Socrate est parfois appelé par les établissements quand ils rencontrent un problème particulier de «vivre ensemble». Au Collège lycée expérimental d’Hérouville, ce sont des situations de harcèlement qui ont poussé les profs à faire appel à l’équipe de Socrate.

Le cycle des séances est orienté vers ces questions de harcèlement et de tolérance. Juliette propose une situation concrète:

En petits groupes, les jeunes sont chargés de dire ce qu’ils feraient s’ils étaient confrontés à cette situation. Pierre donne la solution de son groupe: parler des harceleurs aux professeurs ; puis soutenir la personne qui est victime.

A ses côtés, Léa, qui vient d’arriver dans l’établissement, prend la parole timidement. C’est elle qui a été victime de harcèlement. Quand elle lâche ça, au milieu de la séance, Léa se redresse soudain, puis enlève son manteau qu’elle portait depuis le début. «Comment cela s’est résolu?» demande Juliette. «J’en ai parlé, et j’ai été soutenue.»

Mais les élèves peuvent avoir peur des représailles si le problème est évoqué auprès d’un adulte. Et cela ne semble pas toujours évident d’en parler aux professeurs. «Sans vouloir offenser qui que ce soit, les profs ne servent à rien!», affirme Antoine. « Ils vont aller voir la personne et ils vont lui dire, attention, la prochaine fois, je vais te punir. Au final, si la personne recommence, ils vont dire : allez porter plainte. Pour moi, dans cette situation, il n’y a que la violence qui peut résoudre. Ce n’est qu’en faisant peur que ça peut faire avancer les choses. »

La violence, c’est aussi la solution qu’avance Joachim si un de ses amis fait partie des harceleurs. «Je le cogne», dit-il. Beaucoup semblent convaincus de l’impact de la force pour résoudre ces problèmes de harcèlement ou convaincre quelqu’un que l’homosexualité n’est pas un péché. Laure n’est pas de cet avis :

Cela ne sert à rien de le frapper. Ce en quoi il croit, tu ne peux pas le changer.

Mais sous la peur, tu ne parleras plus, lui rétorque Antoine.

Si tu es forcé à dire quelque chose, ce n’est pas de la volonté, répond Laure.

-D’accord, tu peux dire que tu changes d’avis, mais au fond de ton cœur, tu ne changes pas d’avis?, résume Juliette.

Je pense qu’on peut être tenté effectivement de mettre des coups. Il y a plein de choses dans la vie qui peuvent nous tenter de faire ça. Mais je crois plutôt au dialogue, là. Pas forcément pour essayer de le convaincre. Quoique, on peut tous changer d’avis, tente Nadia, l’éducatrice, en tant que participante complice de cet atelier.

Quelques semaines plus tard, elle revient sur cette séance :

Laisser parler les gens

Parler du harcèlement, de l’homosexualité, de la laïcité, des théories du complot… Socrate fait feu de tout bois. Pendant les séances que j’ai suivies, la thématique des attentats a été évoquée une seule fois; le départ pour le djihad et les revendications «religieuses» n’ont pas fait l’objet de discussion. C’est pourtant le cas dans d’autres séances. Mais le dispositif Socrate ne se focalise pas uniquement sur ces thématiques directement liées à la radicalisation.

Comment expliquer ces choix? Comment prévenir la radicalisation, sans parfois l’évoquer directement?

Pour monter ces ateliers, l’équipe de Socrate s’est interrogé sur le terme « radicalisation ». Le prendre au sérieux, mais faire un pas de côté. « La base du phénomène, c’est bien des attentats djihadistes », raconte Julien. « Mais on ne se met pas à focaliser dessus comme s’il n’existait plus que ça en France. Ce serait absurde. En tout cas, on estime que c’est un vrai sujet de société. Ce n’est pas anecdotique, pas un fait-divers. Certains amis, quand j’ai dit que je venais travailler sur la prévention de la radicalisation, m’ont dit, c’est un sujet de droite. Mais je me disais : non, je ne suis pas d’accord. C’est plus complexe que ça. Le terrorisme, c’est une logique qui fait que tout le monde est coupable, y compris un gamin de deux ans parce qu’il appartient à un groupe. Lutter contre ça, ce n’est pas un sujet de droite. »

Le dispositif Socrate entend s’opposer à deux logiques: le djihadisme et les crispations identitaires nationalistes.

Face à ces phénomènes, le but des ateliers est de faire avancer l’égalité réelle dans les têtes.

Avant Socrate, Julien a mené de nombreux ateliers en prison. Il se rappelle d’une situation bien particulière qui l’a convaincu d’une stratégie: il faut laisser parler les gens si l’on veut lutter contre la radicalisation.

Nadia, elle, met l’accent sur les failles des adolescents exploitées par les rabatteurs. Le défi, pour elle: écouter, être présente, attentive, en tant qu’adulte. Et ne pas laisser les jeunes en manque « de rêves, de perspectives », s’engouffrer dans les offres djihadistes.

Écouter les jeunes, leurs préoccupations, leurs passions. Y compris quand la discussion arrive sur la religion. Nadia se rappelle d’une collègue éducatrice qui ne voulait pas écouter les considérations religieuses d’une jeune du foyer où elle travaillait.

« Quand on met les gens de côté, forcément ils s’éloignent », rappe le chanteur Yousoufa. Pour Nadia, l’essentiel est de redonner du pouvoir d’agir sur la société.

« Le but est de faire expérimenter un débat d’idées, sans violence »

Plus de 600 jeunes du territoire hérouvillais ont participé aux ateliers Socrate au cours des trois dernières années. Avec quel bilan? Impossible de le dire.

Trois séances peut sembler court, note Juliette. « Le but est de faire expérimenter un débat d’idées, sans violence », et avec cet objectif, Socrate «sème des graines», pense l’éducatrice.

«Ce que nous faisons, c’est court, c’est frustrant, mais cela a quand même le temps de marquer certains esprits», estime Nadia en racontant les retours qu’elle peut avoir, ensuite, des jeunes qu’elle croise quelques semaines après les séances Socrate.

Mais rien ne pourra réellement changer sans moyens pour les associations, les éducateurs, les psychologues, estime Nadia. Et plus d’amour. «Dans tous les gens que j’ai accompagnés, s’ils avaient eu plus d’amour dans leur vie, s’ils s’étaient sentis plus respectés, considérés, écoutés… vous pouvez me dire ce que vous voulez, je pense qu’il y a plein de situations où l’on ne serait pas arrivé là. »

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Hélène Balcer

Née en 1981, j’ai fait des études de design à Paris puis je suis venue m’installer à Caen où je partage mon activité entre l’enseignement et la création graphique. Je mets mon savoir-faire au service de structures associatives normandes mais aussi des institutions culturelles. J’illustre des pochettes de disque, des romans, des textes poétiques, des reportages, des affiches en sérigraphie. Je dessine des carnets de voyage et je fais de la BD (Le Ksar, éditions Warum 2018).

Simon Gouin

Journaliste et co-fondateur de Grand-Format, je suis passionné par l’enquête et le reportage au long court. Pour écrire cet article, j’ai passé de nombreuses heures aux côtés de l’équipe du dispositif Socrate et des jeunes présents dans ces ateliers. Ce travail a été financé par une résidence de journalisme, soutenue par la Drac Normandie.

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