Janvier 2024

Touché mais pas coulé

Simon Gouin - Emmanuel Blivet - Lucie Mach

Quiberville, Seine-Maritime

Sur la photo, seuls les toits des bungalows dépassent. Le camping est sous l’eau. C’était en 1999, une tempête venait de dévaster la France. A Quiberville, l’accumulation des précipitations et une mer déchaînée provoquaient des inondations historiques. En plein hiver, le camping était fermé, personne n’avait été touché. Des habitations étaient restées plusieurs jours les pieds dans l’eau. Une sorte de déclic pour Jean-François Bloc, le maire de la petite ville, qui jusque là était plutôt un résistant. «Je pensais qu’on pouvait montrer à la nature ce qu’on savait faire! Bétonner la plage, faire des enrochements, déposer des galets… et comme ça, consolider le trait de côte.»

Quiberville, c’est 500 habitants l’hiver, 2500 l’été. Un petit village adossé à une de ces immenses falaises de craie du Pays de Caux, au sud de Dieppe. Dont Jean-François Bloc est maire depuis 36 ans. Celui qui est né ici a vu la mer avancer et déboulonner les falaises: «A certains endroits, elles ont reculé de 60 à 70 mètres. On ne peut pas bétonner tout le trait de côte, comme cela a été fait au pied de certaines falaises », lance l’élu qui doit aussi gérer la destruction de maisons, sur le haut des falaises, menacées par l’érosion.

La tempête de 99 a poussé Jean-François Bloc à agir: la préfecture menace de fermer administrativement le camping, situé dans une vallée où les eaux ruissellent des terres aux alentours. Ici aussi, la concordance d’une grande marée et de fortes précipitations conduisent à des inondations. Mais le tourisme fait vivre la commune de bord de mer. Comment sauvegarder cette ressource économique?

Déplacer le camping

Les années ont passé et l’élu s’est retrouvé dans un projet unique en Normandie, de renaturation d’une basse vallée. Ce jour de novembre 2023, le roulis des galets emportés par les vagues rappelle combien la mer creuse le littoral. Au nord de Dieppe, à Criel-sur-Mer, un pan d’une falaise s’est effondré il y a quelques semaines. A Quiberville, le camping a fermé depuis le 31 octobre. Il ne reste que les sanitaires et le bâtiment d’accueil, les numéros des emplacements. Les mobil-homes qui étaient là depuis longtemps ont été déplacés ou détruits. Un autre camping a ouvert ses portes durant l’été, dans les terres. En hauteur, à l’abri de la mer et des inondations. Des places pour les camping-cars et des bungalows, une piscine. 4 étoiles plutôt que 3. Changement de standing. Et la mer non pas derrière la digue, mais à 10 minutes à pied, par une voie verte qui va bientôt voir le jour. « Il a fallu convaincre les propriétaires… et assumer financièrement la destruction des mobil-homes. Certains avaient appris à marcher ici », indique Jean-François Bloc. « Il y a des gens qui l’ont très amer. »

«L’impératif, pour nous, c’est de sauvegarder le tourisme, car c’est notre ressource!»

L’élu a dû faire face à une pression juridique: les assurances ne prendraient plus en charge le risque d’une submersion marine en cas de nouvelles catastrophes. Le projet ne fut pas une mince affaire pour la petite ville de Quiberville. Il a fallu acheter du terrain, engager d’importants financements – 9 millions d’euros pour la relocalisation du camping – , convaincre les banques de prêter de l’argent avant de recevoir des subventions européennes, modifier les règles d’urbanisme. «L’impératif, pour nous, c’est de sauvegarder le tourisme, car c’est notre ressource!», rappelle l’élu. Le camping sera ensuite «renaturé», pour laisser la mer entrer dans les terres.

Le nouveau camping de Quiberville, relocalisé dans les terres.

«Renaturé», parce que jusqu’au Moyen-Âge, la mer rentrait jusqu’au village de Longueil, à cinq kilomètres dans les terres. «Il y avait un port là-bas, une route de la pêcherie, raconte un habitant de Quiberville.Mais les marécages étaient accusés de provoquer la peste et le choléra.» Petit à petit, la mer va être repoussée. Le lit de la Saâne, le fleuve qui serpente la vallée, est dévié. Au 19e siècle, une route-digue est construite face à la mer sur 400 mètres de long, et seule une buse de 2 mètres de diamètre environ permet à la Saâne de s’évacuer.

Jusqu’à quand tiendra la digue ?

Mais les ouvrages de l’Homme vont vite être tourmentés par la nature. En 1977, la mer détruit la route, le mur de soutènement doit être reconstruit. Tout au long des années 1990, le camping subit des dégâts causés par des crues. Quand la mer est haute, avec un très fort coefficient de marée, et que les pluies sont abondantes, l’eau de la Saâne ne s’évacue plus. La vallée est inondée. Des habitations se retrouvent les pieds dans l’eau. Aujourd’hui, la digue souffre sous la pression de la mer qui avance. Jusqu’à quand tiendra-t-elle?

Après avoir rejeté un premier projet dit de «ré-estuarisation» de la vallée de la Saâne, en 2010, les élus des trois communes concernées vont travailler à un nouveau projet coordonné par le Conservatoire du littoral. Faut-il ne rien faire et courir le risque d’une nouvelle inondation, statistiquement plus probable étant donné l’élévation du niveau de la mer? Supprimer la route côtière pour laisser entrer totalement la mer dans les terres? Mais imposer un détour aux touristes, c’était priver Quiberville d’une ressource économique.

Ouvrir la digue

Finalement, il a été décidé d’ouvrir la digue sur dix mètres de large: assez pour que l’eau de la vallée s’évacue en cas de trop plein, et que le mer puisse elle aussi rentrer dans les terres en cas de tempête. Les travaux de renaturation du camping devraient commencer au printemps 2024, avant les travaux de reconnexion à la mer en fin d’année 2024. C’est le Syndicat Mixte des Bassins Versants Saâne Vienne Scie qui les assumera. Sur la digue, son président, Nicolas Leforestier se réjouit: «Aujourd’hui, on met en sécurité des biens et des personnes, on renature et on redonne à la nature ses droits. De mon point de vue, c’est une première étape. Entre 2050 et 2100, il faudra y revenir.» Jean-François Bloc en est également persuadé: «Cette route là, moi je ne vous dis pas qu’en 2050 ou 2060 elle sera toujours là. Parce qu’elle va être chahutée par le recul du trait de cote. A un moment donné, ce sera plus simple pour nos successeurs d’ouvrir encore plus.»

Mais faire rentrer la mer a provoqué des inquiétudes: y-aura-t-il plus de moustiques, demandaient les riverains? «Il n’y aura pas plus d’eau stagnante», répond Camille Simon, chargée du projet de territoire Basse Saâne 2050 au Conservatoire du littoral. «Au contraire, la reconnexion va favoriser la présence de nouvelles espèces de poissons qui se nourrissent de moustiques.» La disparition d’arbres inquiète aussi les habitants. «En terme de biodiversité, les lieux seront bien plus riches après les travaux, dans quelques années, que maintenant. Nous recréons des puits de carbone. Et même si le paysage va changer, le site accueillera une biodiversité différenteEnfin, aucune solution de relogement n’a pour l’instant été trouvée pour des bungalows installés 4 à 5 mètres sous le niveau de la mer, derrière la digue.

Tant qu’à mener des travaux d’envergure, il a été décidé de créer une nouvelle station d’épuration pour mieux traiter les eaux usées de maisons qui n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout. La qualité de l’eau du fleuve et de la mer en pâtissait. L’objectif a aussi été de récréer des systèmes d’écoulement des eaux dans la vallée, avec des bassins de rétention, afin de diminuer les risques d’inondation. L’Union Européenne a permis de financer la création de cette nouvelle station d’épuration. Le coût total des travaux du projet Basse Saâne 2050 s’élève à 29 millions d’euros.

Pour les générations futures

Beaucoup d’inconnues demeurent sur les conséquences de cet ouvrage: jusqu’où la mer va-t-elle remonter? Quels seront les impacts de la salinisation de ces espaces? Des espèces vont probablement apparaître, des bars vont remonter le courant et venir se nicher, des oiseaux migrateurs devraient aussi profiter de la renaturation de cette basse vallée. D’autres ne vont guère apprécier l’eau salée et sans doute migrer en amont de la rivière. «Malgré nos projections, on ne sait pas précisément ce qu’il va se passer d’un point de vue hydraulique et pour la faune et la flore, raconte Camille Simon, chargée de mission au Conservatoire du littoral. C’est pour cela qu’on dispose un peu partout des stations de mesure pour suivre la salinité de l’eau, sa turbidité, etc. Ce qui nous permettra de donner des points de repères pour d’autres projets qui seront menés ensuite.»

Car le projet est scruté par de nombreux élus qui sont venus le visiter. «On aurait pu laisser la patate chaude à ceux qui viennent après nous, estime Jean-François Bloc. On aurait encore 400 000 euros de côté! Dans ces projets, soit on est taxé de visionnaire, soit de fou!Mais la population est désormais consciente de ces phénomènes climatiques. J’ai eu de la chance d’avoir une sorte d’unanimité autour de moi. » Il aura fallu dix ans pour parvenir à mettre sur pied ce projet ambitieux d’adaptation. Sur la digue de Quiberville, Nicolas Leforestier ajoute : «On a libéré ça pour les générations futures.»

Simon Gouin (texte) – Emmanuel Blivet et Lucie Mach (photos)

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