Février 2023

SOS, agriculteurs en détresse

Noan Ecerly (texte), Jue Jadis (illustrations)

Quand le métier est trop dur, que la pression psychologique est trop forte, certains décident de quitter le métier, de se reconvertir. D’autres pensent de nouveaux systèmes pour insérer une dimension plus sociale dans l’agriculture, pour éviter que la souffrance s’installe.

Si trouver un équilibre dans le monde de la production du lait semble difficile, certains décident d’arrêter totalement la machine et de se reconvertir. C’est le cas d’Alexandre Leviautre, qui a perdu la majorité de son troupeau de vaches, mortes de maladie: «Quand on sait qu’on a plus de sorties d’argent que de rentrées, il faut prendre une décision.» Le 15 novembre 2021, il a appuyé sur le bouton stop du robot de traite et s’est séparé de ses vaches restantes. Soudain, le silence dans la ferme. Le ronronnement du robot a disparu. On n’entend plus la vache qui donne un coup de sabot contre le sol, celle qui souffle ou meugle, celle qui se frotte contre la barrière. «Ça a été une déception mais aussi un soulagement: la fin des emmerdes», poursuit le jeune agriculteur. Pour Catherine, la mère d’Alexandre, ce fut un choc: «Elle était amoureuse des vaches. Elle a fait un gros burn-out et a été hospitalisée deux fois. Elle n’a pas supporté qu’on arrête d’être éleveurs et ne s’en est jamais remise», confie son fils. Aujourd’hui, Alexandre Leviautre et son père se sont reconvertis dans les céréales. Ils font aussi de la prestation de main d’œuvre, dans les exploitations voisines, pour avoir un complément de revenus.

Raphaël Ghewy, lui, n’a pas seulement décidé d’arrêter le lait mais toute exploitation agricole. En 2008, il a vendu ses animaux et le matériel. «J’ai eu de la chance car j’ai vendu juste avant la crise de 2008», poursuit l’ancien laitier. Sa situation était trop instable et des frais étaient à prévoir, notamment des travaux dans sa salle de traite. «Je devais emprunter 800 000 euros, j’allais être endetté jusqu’à mes 75 ans», explique Raphaël Ghewy. Il a alors tracé un trait sur son exploitation agricole pour s’orienter vers un emploi d’agent mandataire dans une assurance.

La remise en cause d’une culture

Pour Pierre Aubril, travailler en tant que producteur laitier sans pour autant vivre de grandes galères a nécessité de remettre en cause toute une culture, inculquée depuis son brevet d’études professionnelles. Pour lui, cela veut dire reconnaître qu’il y a eu des échecs: «Les agriculteurs gagnent peu et sont endettés. Ils attendent la retraite en espérant récupérer du capital mais leurs exploitations ne valent plus rien car il n’y a pas de jeunes pour reprendre.» Malgré tout, Pierre Aubril confie avoir un espoir dans la jeunesse, «dans ceux qui essayent d’imaginer de nouveaux mondes».

«Les agriculteurs sont influencés par le prix du marché mais il ne permet pas la rémunération des producteurs», souligne Christophe Osmont, producteur bio de lait et de viande en périphérie de la ville de Coutances (Manche). Quand c’est le producteur qui peut fixer ses prix, notamment en faisant de la vente directe, du circuit court, ce n’est pas si simple non plus: «Psychologiquement, c’est dur quand on est paysan et qu’on ne gagne rien, de ne vendre ses produits qu’à des riches. De vendre ce que même nous, on ne pourrait pas acheter», souligne Christophe Osmont.

En avril prochain, il va arrêter sa production de lait pour faire uniquement de la viande: «J’ai moins d’emprunts alors je peux. Il y a 7 ans j’avais les pieds et poings liés et je ne pouvais pas arrêter. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de suicides. En général quand un salarié est en burn-out, il est mis en arrêt par un médecin. Chez les agriculteurs, on se suicide pour arrêter.»

Inventer un autre modèle

«De quelle agriculture on veut?» C’est la question que souhaite se poser Pierre Aubril, pour qui il ne faut «jamais oublier qu’on travaille avec le vivant». Cela veut dire, «chercher un équilibre entre plante, animal et homme». Pour Christophe Osmont, la prise en compte de la biodiversité est effectivement nécessaire, tant qu’elle prend en compte le bien-être animal. Selon lui, il est également pertinent de remettre du social au cœur des revendications, c’est-à-dire des conditions de travail acceptables: «Je me suis rendu compte que très peu de gens s’intéressent à la valeur de leur travail et chiffrent combien ils devraient être payés», explique-t-il.

Pour mettre en application ses idées, le producteur s’investit au sein de Bio en Normandie, une branche locale de la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB). En ce moment, il participe à la création du label Bio Français Équitable. «Ce label a pour but d’avancer davantage sur la biodiversité, sur la protection des haies, des mares… Il y aura surtout une dimension sociale forte, pour que les agriculteurs puissent être réellement rémunérés. On aura donc des critères pour obtenir le label», poursuit Christophe Osmont. Concrètement, il faudra répondre à un cahier des charges spécifique pour pouvoir bénéficier du label sur ses produits, avec des critères environnementaux (renouveler et accroître le patrimoine environnemental comme l’humus ou l’eau), des critères liés à l’économie équitable ou encore agir pour l’égalité.

Se regrouper, se fédérer

Pierre Aubril souhaite repenser le modèle de la vente directe, tel qu’il existe aujourd’hui. «C’est difficile d’être bon à la fois en production, en transformation et en vente. Souvent, cela signifie travailler 70 heures par semaine. On devrait avoir le droit au temps libre!» Alors, entre le choix d’aller vers les industriels et le court-circuit individuel, il imagine une autre issue, qui nécessite de se regrouper autour d’un projet, de rassembler différents savoirs-faire. «Il faut se poser des questions collectivement: se regrouper ça permet une répartition des tâches. Je pense qu’une des solutions, ce serait le circuit-court mais de manière collective. Il faut créer des systèmes autonomes à petite échelle», explique le paysan à la retraite. Au delà d’un Gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun), où les associés se regroupent au sein d’une ferme pour travailler ensemble, Pierre Aubril essaye de penser une manière où entre les producteurs de différentes fermes, il pourrait y avoir plus de collaboration. C’est en s’inspirant de ce que sont les coopératives aujourd’hui que le retraité rêve au futur, en y intégrant une dimension plus locale et sociale, où les producteurs entre eux se connaissent et peuvent tisser des réseaux de solidarité.

Christophe Osmont dessine également des portes de sortie: il aimerait voir se créer un système de sécurité sociale de l’alimentation, sur le même modèle que la sécurité sociale. «Cela permettrait à chaque foyer d’accéder à des produits locaux de qualité.» Intéressé par l’économie et lecteur de Bernard Friot (sociologue et économiste communiste), il pense un système où dans chaque petite région, des associations de citoyens pourraient décider quels produits peuvent être financés par la sécurité sociale de l’alimentation. «C’est difficile dans un monde libéral de faire passer cette idée, car il faudrait un fond spécial», souligne-t-il.

Selon le producteur du Coutançais, se regrouper est aussi essentiel, mais cela nécessite d’avoir le temps et la possibilité. «Il faudrait que les agriculteurs soient payés pour faire des formations économiques et participer aux réunions». Pour lui, il est temps que les agriculteurs se réapproprient leur pouvoir de négociation en allant en réunions de coopératives par exemple. «Pour moi, faire en sorte qu’il n’y ait plus de produits inférieurs au coût de production est important. Cela nécessiterait de se fédérer, faire grève en même temps par exemple. On a un pouvoir de négociation car on a un pouvoir de nuisance.»

Face à l’impasse dans laquelle se situent actuellement bon nombre d’agriculteurs, qui débouche très souvent sur une souffrance non-dite, des pistes sont alors pensées, pour se tourner vers un monde agricole plus désirable où les producteurs sont davantage autonomes, indépendants, où ils peuvent vivre plutôt que survivre.

Noan Ecerly (texte), Jue Jadis (dessins)

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