Comment la montée des eaux impactera la Normandie ? Plus d’ un mètre en 2100 ? Plus de 2 mètres si on continue à émettre autant de carbone ? A l’échelle mondiale, les chiffres varient selon les études, mais une chose est certaine : l’élévation du niveau des mers s’accélère. En 1995, le Giec indiquait ainsi que depuis le début du siècle, les mers montaient de 1 à 2 mm par an. Entre 2006 et 2018, cette augmentation était désormais de 3,2 à 4,2 mm par an.
La projection des impacts de cette montée des eaux est périlleuse au niveau local. Car beaucoup de facteurs entrent en jeu. Il y a bien cette carte du BRGM (capture d’écran ci-dessous) qui simule les impacts. A plus d’un mètre, une bonne partie du Pays d’Auge est sous l’eau, les marais du Cotentin débordent, les villes côtières et celles de l’estuaire de la Seine n’existent plus…Mais cette carte ne prend pas en compte les ouvrages de défense, la dynamique des marées, la durée de la submersion et des volumes mobilisés, indique la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement de Normandie (Dreal).
«On ne sait pas exactement comment la bande côtière va réagir et où se situera le trait de côte, mais ce sera, assurément, à l’intérieur des terres», explique à Grand-Format Stéphane Costa. «Comme conséquences, il y aura tout d’abord l’augmentation de la fréquence et l’intensité des franchissements par la mer. La nappe phréatique va s’élever à proximité du littoral car l’eau ne s’écoulera plus de la bonne façon. Des zones humides seront inondées de façon pérenne. L’eau de mer va s’infiltrer dans les nappes, qui ne seront plus utilisables pour l’eau potable ou l’agriculture. L’élévation du niveau des mers va aussi bloquer les écoulements fluviaux. En période de crue, on assistera à une augmentation de la fréquence et de l’intensité des débordements fluviaux, y compris à l’intérieur des terres.»
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Caen, Calvados
A l’intérieur des terres, Caen est une zone particulièrement vulnérable à la montée des eaux. De son petit bureau du Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE), à côté de la mairie, Bertrand Morvilliers porte un regard aiguisé sur cette problématique. «Caen est une ville connectée au milieu marin, souligne-t-il. C’est le fond de l’estuaire, et ça sent la mer au niveau du barrage Montalivet (à deux pas du centre-ville, ndlr).» La ville de Guillaume le Conquérant, longtemps dominée par plusieurs cours d’eau qui parcouraient son centre-ville, a régulièrement subi des inondations avant que la reconstruction, après-guerre, n’entraîne une adaptation de son architecture. «Dans le quartier Saint-Jean, à Caen, il n’y a pas d’appartement au rez-de-chaussée. Tout a été surélevé pour tenir compte de ces risques», explique l’attaché de conservation du patrimoine.
Pour sensibiliser le public aux conséquences du réchauffement climatique en Normandie, Bertrand Morvilliers a créé un spectacle, Debout les vaches, la mer monte, et une exposition, 2100, Odysée de l’estuaire accompagnée d’un magazine factice, intitulé Scaendale. Dans ces créations, Bertrand Morvilliers s’est amusé à imaginer l’estuaire de l’Orne, en 2100, avec des situations cocasses : une ferme flottante dans la cité lacustre d’Hérouville attaquée par des vegans qui libèrent, en barque, les vaches, à coup de slogans: «Les vaches, c’est dans les près, pas dans une prison flottante.» Ou encore une bataille entre réfugiés climatiques venant des Pays-Bas et de Marseille, se battant pour vivre sur la Presqu’île de Caen. Des images pour imaginer notre futur et faire réagir les citoyens et les décideurs publics.
Plus vite que prévu
A Caen, la communauté d’agglomération avait imaginé un autre futur pour le quartier de la Presqu’île, dans cette ancienne zone industrielle à deux-pas du centre-ville. Elle travaillait depuis des années pour y construire un nouveau quartier avec 2500 logements. Le problème, c’est que cette zone est bordée d’eau: d’un côté, le canal qui relie le port de Caen à la mer; de l’autre, l’Orne, qui se jette dans la mer. Le risque est que de fortes précipitations se produisent en même temps qu’une grande marée, et que cette conjonction d’éléments conduise à une inondation de la zone, presque au même niveau que la mer.
Construire dans cette zone inondable a longtemps semblé possible, aux yeux des aménageurs. «On est capables de caractériser l’aléa, d’intégrer une crue de l’Orne et d’anticiper l’impact d’une submersion marine», estimait en mars 2023 un bureau d’études engagé pour travailler sur ces risques de submersion. Les bâtiments étaient surélevés, des couloirs d’eau étaient prévus pour faciliter l’évacuation, aucune école ne serait construite dans ce nouveau quartier. Les inondations étaient anticipées, probables, mais gérées.
Jusqu’en juin 2023, où Caen-la-Mer a créé la surprise en décidant de renoncer au quartier tel qu’elle l’avait imaginé, au moment même où les premières parcelles allaient être commercialisées auprès des promoteurs immobiliers. Est-ce que les risques d’inondation allaient freiner les potentiels acheteurs de ces futurs logements? «Ce n’est absolument pas le sujet, répond Thibaud Tiercelet, directeur du projet. C’est une question de responsabilité politique. »
«Aujourd’hui, le respect du cadre réglementaire ne suffit plus pour éclairer nos décisions.»
Ce sont les alertes des scientifiques, et notamment les échanges récents avec les experts du GIEC normand qui ont pesé dans cette décision, affirment ce jour d’été 2023 pluvieux, à deux pas du port et de l’Orne, Thibaud Tiercelet et Emmanuel Renard, vice-président de Caen la Mer. «En mars dernier, le rapport du GIEC a indiqué que dans le scénario du pire, c’est une élévation du niveau de la mer de plus de cinq mètres qui surviendrait, raconte Emmanuel Renard. On est bousculés, déstabilisés par ces nouvelles données. Aujourd’hui, le respect du cadre réglementaire ne suffit plus pour éclairer nos décisions.» Au fil des rapports, les chiffres du GIEC ne cessent d’être revus à la hausse. «Entre 2009 et aujourd’hui, on est passés de 20 centimètres d’augmentation à 1 mètre, d’ici à 2100», précise Bertrand Morvilliers.
«On est entrés dans une phase où tout bascule»
La communauté d’agglomération change sa grille de lecture, affirme Emmanuel Renard. «Dans les années 2000, on pensait que le réchauffement climatique, c’était un risque, pas une certitude, que cela n’irait pas aussi vite, se souvient le vice-président de Caen la Mer. On prévoyait cela pour les générations très futures. Mais on est entrés dans une phase où tout bascule, et c’est un challenge pour les collectivités locales. La temporalité aujourd’hui n’est plus celle d’un mandat.»
Comment anticiper, dès 2023, ce qui pourrait arriver de pire en 2100 ou après? La question semble vertigineuse. «On s’acculture tous. Cela n’arrête pas de changer, explique Thibaud Tiercelet. Nous sommes désormais dans une échelle de temps peu courante pour des urbanistes : normalement, quand on construit un bâtiment, on ne se demande pas comment on va le démolir, avec quels procédés, etc., dans 50 ou 80 ans. Ce sont désormais des questions qui se posent à nous. »
De l’autre côté du café où nous sommes attablés, la mairie de Caen a pour projet de construire une tour de 70 mètres haut pour célébrer, à l’origine, le millénaire de la ville. Au bord de l’Orne qui menace de déborder avec les effets du changement climatique. «Si l’eau passe ici, c’est tout le centre-ville de Caen, la gare, qui sont sous l’eau, tempère Emmanuel Renard. On ne peut pas y penser aujourd’hui. Cela dépasse l’entendement. Donc la construction de la tour va se poursuivre.» Si les mers s’élèvent à plus de cinq mètres, tout le centre-ville de Caen est menacé.
Pour le moment, une étude doit être menée pendant deux ans pour tenter d’anticiper un peu plus les conséquences de la montée des eaux et du réchauffement climatique, au quotidien et en cas d’événement exceptionnel, en amont et en aval de Caen, sur la basse vallée de l’Orne. « Cela nous permettra d’imaginer par exemple quelles seront les conséquences en cas d’élévation de la mer d’un mètre, et d’une marée avec un coefficient de 100, en hiver, avec de fortes précipitations, explique Thibaud Tiercelet.Pour l’instant, on ne le sait pas. Ensuite, à partir de ce diagnostic, il faudra définir des stratégies d’adaptation.»
Après avoir été dépolluée des conséquences de son activité industrielle, la Presqu’île deviendra-t-elle une zone humide, tampon, entre la mer et la ville? Construira-t-on des ouvrages pour défendre les constructions existantes, comme la bibliothèque, le palais de justice ou la nouvelle tour qui va être construite? Et bâtira-t-on des bâtiments éphémères, d’une durée de vie de 70 ans, sur pilotis?
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« Ce qui était impensable il y a 20 ans, c’est l’élévation du niveau de la mer. »
Située au bord de l’Orne et en amont de Caen, la ville de Louvigny fut longtemps soumise à de nombreuses inondations. Au pied de la mairie, une échelle indique le niveau d’eau le plus élevé jamais atteint, en 2001. L’eau était rentrée dans l’édifice pourtant surélevé par rapport à la route. « Mais depuis 20 ans, il n’y a pas eu d’inondations dans cette zone », explique Patrick Ledoux, le maire qui est aussi le président du syndicat mixte de lutte contre les inondations de Caen-la-Mer.
A Louvigny, des bassins pour les eaux pluviales ont notamment été creusés pour « gérer la goutte d’eau là où elle tombe ». « Jusqu’alors, on avait l’habitude de reverser le plus vite possible la goutte de pluie dans un gros tuyau, et de l’emmener à la rivière ou au fleuve. Nous avons une autre démarche, et la loi l’impose : on laisse désormais la pluie à ciel ouvert. Elle peut ainsi s’évaporer. » Deux digues ont aussi été construites. Des aqua-barrières sont montées dès que l’alerte d’une crue est sonnée, en amont, à Thury Harcourt. « On a 8 à 10 heures pour réagir en fonction du niveau de l’eau constaté là-bas. » A Caen, un canal entre l’Orne et le canal de Caen à la Mer a été creusé en 2002 afin de déverser le trop plein d’eau, en cas de fortes précipitations. Ces installations soulagent en amont, notamment à Louvigny. Et démontrent que les humains parviennent à aménager le territoire pour réduire des risques naturels importants. Si ces aménagements ont eu lieu, c’est suite à une catastrophe qui s’est déroulée en 1995. La ville de Ouistreham, au bord de mer, est inondée à cause d’un trop plein du canal de Caen à la mer. 500 habitations sont touchées. Une personne décède. La brèche est rapidement colmatée mais les élus décident de s’attaquer frontalement au problème des inondations. Un syndicat est créé, dont Patrick Ledoux est aujourd’hui le président. 25 millions d’euros sont réunis.
Lors de l’élaboration des plans de prévention des risques naturels, des débats animent les élus, notamment à propos de l’urbanisation sur la Presqu’île de Caen. Patrick Ledoux participe aux réunions en tant qu’élu de l’agglomération. Faut-il surélever le tram qui va alors s’y installer ? « J’étais contre car cela allait bloquer l’évacuation naturelle des eaux en cas d’inondations », se rappelle le maire de Louvigny en juillet 2023. Mais de nouveaux bâtiments ont été construits sur la Presqu’île de Caen ces dernières années. « On installe quand même des gens dans un secteur exposé aux inondations, prévient Patrick Ledoux. Je vois avec satisfaction que cette nouvelle étude est lancée par Caen la Mer. Et qu’il y a une prise de conscience par rapport à l’élévation du niveau de la mer et à ces précipitations qu’on nous annonce plus nombreuses et plus importantes. On se rend compte aujourd’hui qu’on a bien fait de faire tous ces aménagements et de mettre en place des procédures, puisque cela a limité les inondations et leurs impacts, notamment à Louvigny. Mais est-ce qu’il ne faut pas aller plus loin ? Les niveaux de protection définis il y a 20 ans, on a peut être besoin de les revisiter. Il n’est jamais trop tard pour repositionner les choses. Ce qui était impensable il y a 20 ans, c’est l’élévation du niveau de la mer. Il faut forcément en tenir compte. »
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Le dernier épisode de cette série à Quiberville en Seine-Maritime sera publié la semaine prochaine.