Décembre 2020

Au Foyer Léone Richet, l'humain soigne la folie

Raphaël Pasquier (texte, sons et photos)

A Caen, le Foyer Léone Richet accueille et aide à se reconstruire de jeunes adultes souffrant de troubles de l’organisation de la personnalité. Plus qu’un suivi médical, ils y apprennent à retrouver une place dans la société. Une alternative à l’hôpital.

À cinq minutes à pied de la gare de Caen, la Loco propose un voyage d’un genre différent. Descendre à cette adresse est l’occasion d’un premier pas dans l’univers du Foyer Léone Richet. Le restaurant thérapeutique est un arrêt obligatoire pour tout nouveau pensionnaire, éducateur ou visiteur de l’institution. Ouvert de 11h00 à 15h30 du lundi au vendredi, vous pouvez y prendre un café ou y déguster un repas complet fait-maison. En salle, au bar et en cuisine, ce sont chaque jour plusieurs pensionnaires qui s’activent à tour de rôle, accompagnés d’un éducateur ou d’une éducatrice.

La Loco est l’un des terrains de jeu essentiels dans la démarche thérapeutique du Foyer. «On partage du concret, il peut se passer des choses tout en coupant une carotte», explique Pauline, éducatrice stagiaire. Le lieu est ouvert sur l’extérieur et aux autres, mais codifié. Pour des pensionnaires souvent isolés par leurs souffrances psychiques, le restaurant permet de travailler leurs relations et leurs échanges avec autrui. Ils peuvent aussi devenir administrateurs, à parts égales avec les éducateurs, de l’association Welcome qui gère l’endroit. Jonathan, accompagné par le Foyer depuis 2009 a été élu trois fois au bureau de l’association, une expérience valorisante pour ce jeune trentenaire : «ça t’aide à devenir responsable, tu gères un truc, tu peux pas dire que tu viens pas à tel ou tel rendez-vous.»

Accueillir la psychose

Thérapies brèves visant à conditionner des comportements inadéquats.

Mettre en situation les pensionnaires, être autant dans la parole que dans l’action : ce sont des composantes de la psychothérapie institutionnelle. Ce mouvement psychiatrique alternatif né dans les années 40, et développé au fil des décennies suivantes, s’inspire à la fois de la psychanalyse et d’expérimentations cliniques de médecins pionniers comme François Tosquelles et Jean Oury. Il se positionne à l’encontre d’une « certaine psychiatrie qui sédatise la souffrance à coups de médicaments ou de méthodes comportementalistes », précise Benoît Durand, chef du service éducatif et paramédical du Foyer Léone Richet. Ici, on « accueille la psychose » pour mieux la soigner.

Un mouvement psychiatrique né pendant la guerre, au fin fond de la Lozère

Durant la Seconde Guerre Mondiale, le village lozérien Saint-Alban-sur-Limagnole est le théâtre d’une révolution psychiatrique majeure. L’asile qui s’y trouve, perché sur les hauteurs, va devenir le creuset de la psychothérapie institutionnelle. Pascal Crété — médecin-directeur du Foyer Léone Richet — raconte cette «expérience totalement inattendue qui se passe à Saint-Alban, et qui part de la privation des malades mentaux en nourriture, du fait des lois de Vichy.»

«On voit durant la guerre plus de 45000 malades mentaux qui meurent dans les hôpitaux psychiatriques français à cause de ces restrictions. A Saint-Alban une rencontre avec le psychiatre catalan François Tosquelles, va être déterminante.» Il arrive en France nourri notamment de son travail très pragmatique sur le front durant la guerre civile espagnole.

«Tout de suite il comprend que si on ne veut pas avoir des milliers de malades qui meurent, il faut se réorganiser. Pour éviter cela, Tosquelles décide de faire des cultures, du pain, des marchés… avec les patients, et pas juste les gardiens dans leur coin. En mettant cela en place avec eux, ils s’aperçoivent que les patients s’ouvrent à la relation, et ne sont pas dans un repli supposé infranchissable.

À l’époque ça n’allait pas de soi d’accueillir la folie, le jugement était alors tout autre vis-à-vis des malades mentaux. On les considérait comme des gens très différents auxquels on ne prêtait pas attention.

Il faut deux ans pour mener cette première révolution qui ne va pas être simple. Pour plusieurs des gardiens de l’asile, il n’est ainsi pas question d’aller faire les marchés avec les malades. Puis, en 1942, le premier club thérapeutique apparaît (à Léone Richet c’est la Loco). Pour pousser encore plus loin ses hypothèses, Tosquelles veut mettre à disposition des patients de vraies responsabilités, dans lesquelles ils puissent jouer la scène de l’échange et de l’accueil. Il leur donne donc la possibilité de gérer une association loi 1901. Et les soignants s’aperçoivent qu’ils y a des patients qui prennent un rôle, alors qu’on ne les en avait pas imaginés capables.»

L’épopée de Saint-Alban durant la guerre, comme matrice de la psychothérapie institutionnelle, est aussi racontée dans la série documentaire «Une histoire particulière», à réécouter sur France Culture.

À Caen, le Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM) Léone Richet prend en charge essentiellement des adultes psychotiques, âgés de 18 à 30 ans au moment de l’admission. La psychose, c’est «un rapport à la réalité qui va différer», explique le médecin-directeur Pascal Crété. La plupart des individus «abordent la réalité avec beaucoup d’imaginaire». Le névrosé met à distance le réel parfois brutal qui s’impose à lui grâce à la puissance de cet imaginaire. Le psychotique, lui, n’a pas les «outils symboliques qui lui permettent de traiter de façon simple psychiquement l’absence, la vie, la mort, la différence des sexes». Il ne se situe pas «dans un imaginaire absolu, mais dans un réel à ciel ouvert en permanence ». Chez les schizophrènes, la psychose se manifeste par la dissociation, la perte de la capacité «à se reconnaître eux-mêmes». Cet éclatement de l’unité psychique se double d’éléments délirants, qui sont des «tentatives d’auto-guérison» du patient, sefabriquant ainsi une «réalité parallèle qui lui permet de tenir».

C’est l’ensemble de l’institution qui accueille le patient «dans toute sa singularité, dans toute sa différence, dans toute sa bizarrerie»

Alimenté par ces délires, le langage des psychotiques est souvent désorganisé. Pour dépasser ces difficultés d’interaction avec eux, la psychothérapie institutionnelle met au centre de son dispositif la fonction d’accueil. De l’éducateur à l’infirmière, en passant par le comptable, c’est l’ensemble de l’institution qui accueille le patient «dans toute sa singularité, dans toute sa différence, dans toute sa bizarrerie», indique Pascal Crété. Le transfert, la relation soigné-soignant, ne se passe alors plus au niveau individuel, mais «sur la scène de l’institution : dans le quotidien, dans un couloir, dans un échange informel». Analyser comment fonctionne et dysfonctionne l’institution comme collectif soignant devient ainsi essentiel.

Personne qui conseille ou contrôle un majeur dans certains actes de sa vie civile, notamment sur les dépenses monétaires.

Au cours d’un entretien avec le médecin-directeur du Foyer, et malgré la porte fermée, un pensionnaire fait irruption et illustre parfaitement cette démarche thérapeutique. Arthur passe la tête dans l’entrebâillement de la porte et demande s’il peut avoir la carte bleue du Foyer pour le week-end. Il n’en est pas question et Pascal Crété met vite fin à la discussion. L’échange est bref mais a bien lieu, puisqu’il est reconnu comme participant à la relation de soin établie avec le patient. D’ailleurs, les questions d’argent et de budget sont loin d’être anodines pour les personnes psychotiques : cela fait partie d’un quotidien qu’elles doivent apprendre à gérer en autonomie, avec l’accompagnement d’un curateur pour la plupart.

Descente aux enfers

Arthur est pensionnaire au 125, internat de quatre places situé à quelques mètres du 121 rue d’Auge, l’adresse de la Loco et aussi de la Plateforme —l’accueil de jour du Foyer. Le 125 héberge ceux qui ont déjà réussi à s’ouvrir un minimum au monde extérieur, mais ne sont pas encore prêts à avoir un appartement à eux. Sans rentrer dans des détails encore douloureux pour lui, Arthur évoque sa «descente aux enfers» à partir de 2010 et le décès de sa mère. Plusieurs années à la rue, une hospitalisation au départ forcée, avant d’arriver au Foyer en 2016. Aujourd’hui, pour lui, sur le plan de la souffrance psychique, «ça s’améliore, mais ça reste sensible quand-même». Son défi du moment : «apprendre à respecter mes engagements, et à faire ce que je dis». Ça lui permettrait notamment de retourner passer du temps chez Jonathan, avec qui il a forgé une amitié solide au fil des années, et qui est désormais externe.

Ecoutez Arthur en cliquant sur le son ci-dessous.

Au fil du temps «tu crées des liens, c’est là que ma vie d’adulte s’est vraiment construite»

Rupture de l’équilibre psychologique d’une personne.

Avant de prendre son propre logement, Jonathan a passé huit ans à l’internat de Bellengreville. C’est une longère du XVIIIe siècle, à une vingtaine de kilomètres de Caen, à l’abri des regards et de l’agitation. Depuis les débuts du Foyer dans les années 70, c’est la première escale du parcours du pensionnaire dans l’institution. À l’instar de beaucoup de nouveaux arrivants, Jonathan a d’abord été hospitalisé à l’adolescence et a subi plusieurs décompensations. Quand son état s’est stabilisé, il a pu candidater à Léone Richet et rentrer dans le processus d’admission. Il a ainsi effectué plusieurs stages à l’internat en 2007 et 2008, avant de l’intégrer définitivement fin 2009.

Passer de l’hôpital à l’internat, «ça fait tout bizarre», se souvient Jonathan. «Tu prépares à manger toi-même, tu vas voir les éducateurs pour prendre le traitement. C’est une autre façon de fonctionner. On a plus de temps de parole.» Plus de libertés donc, pas faciles à appréhender au début : «J’avais du mal à prendre le bus, j’allais jamais en ville.» Mais au fil du temps «tu crées des liens, c’est là que ma vie d’adulte s’est vraiment construite». Des amitiés se forgent, c’est la période de sa «première aventure» avec une fille. Il reprend goût à certaines choses aussi, comme regarder les matchs de foot, ce qu’il ne faisait plus à l’hôpital alors qu’il adorait ça étant gamin. Il y a aussi les souvenirs de voyages, de fêtes de fin d’année, de soirées d’anniversaire. De manière plus terre à terre, il se rappelle aussi qu’il n’y avait pas de lave-vaisselle. Alors bien sûr c’était la corvée que personne ne voulait récupérer, mais «ça t’apprend à pas rester tout le temps à rien foutre.»

Ecoutez Jonathan en cliquant sur le son ci-dessous.

Un travail en partenariat avec l’hôpital

Dans l’histoire du Foyer Léone Richet, comme dans celle plus large de la psychothérapie institutionnelle, les liens avec la psychiatrique publique n’ont pas toujours été au beau fixe. D’ailleurs, aujourd’hui encore, «il y en a pour qui on peut apparaître comme des charlots, à perdre beaucoup de temps», admet le médecin-directeur Pascal Crété. Les relations sont tout de même plus faciles actuellement: «On ne s’entend plus taxer de secte, il y a une vraie reconnaissance de notre travail.»

Être en lien avec l’hôpital est naturel et nécessaire pour le foyer. Benoît Durand, chef du service éducatif et paramédical, explique qu’une «grande partie des personnes viennent de l’hôpital» lors de l’admission des nouveaux pensionnaires. Également, «dans les moments difficiles, certains doivent être de nouveau hospitalisés.» Séverine Revert, directrice du secteur soin et réhabilitation, précise que «l’institution hôpital à certains moments leur donne une contenance, une sécurité dont ils ont besoin, par exemple lors de changements de traitement». «Eux ont besoin de nous, nous on a besoin d’eux», résume Benoît Durand. «On a chacun nos limites, mais en étant partenaires, on dépasse ces limites.»

Conflictualisation permanente

Cette histoire de vaisselle est loin d’être anecdotique. Le sujet a été au cœur de débats enflammés parmi les éducateurs. Matthieu, éducateur pendant plusieurs années à l’internat à Bellengreville, était par exemple contre l’installation d’un lave-vaisselle : il redoutait la disparition de la dynamique et de la convivialité qu’on observait alors après chaque repas. Comme cette question d’électroménager, tous les aspects de la vie au Foyer sont discutés collectivement, avec les pensionnaires et avec les salariés. Quand Noémie, éducatrice, a commencé à travailler à Léone Richet il y a trois ans, elle a été surprise par cette conflictualisation permanente. «Les temps de décision sont très longs ici, c’est très rare de sortir d’une réunion et de décider quelque chose.C’est un des outils de l’institution : une grosse machine qui est lente, mais qui est stable.»

Passage de relais entre les éducateurs, réunion clinique avec les médecins et psychologues, commissions diverses, comités variés… se réunir est une activité essentielle au Foyer. Avec le confinement, certaines ne peuvent pas avoir lieu, comme la fameuse «Quoi de neuf ?» : tous les quinze jours les pensionnaires internes et externes, de Caen et de Bellengreville, se retrouvent avec plusieurs éducateurs pour échanger ensemble autour des actualités de Léone Richet. Hors contexte covid, ce sont ainsi une quarantaine de personnes qui prennent part aux échanges, dans la grande salle de la Plateforme. On y parle des activités proposées, de qui sont les visiteurs de passage, du prochain projet de voyage. Certes, des fois « c’est trop long, il y a trop de bruit, il y a trop de monde», concède Noémie. Mais aussitôt elle se fait la porte-parole de l’institution : «ça ne nous a jamais autant manqué, ce moment de communication et de partage.»

Avec le confinement, «on a fait un peu du rétropédalage pour certains. Ils s’étaient ouverts et d’un coup ils se sont repliés.»

Durant le confinement du printemps, bien plus que les réunions «Quoi de neuf ?» c’est tous les pans collectifs du Foyer qui étaient à l’arrêt. Même les internes du 125 ne pouvaient pas franchir le pas de la porte. Pour Arthur, «ça a été très dur, pendant trois mois tu sors pas, tu peux même pas aller chercher tes clopes.» L’après s’est avéré cependant encore plus difficile pour les pensionnaires. «Le confinement avec des personnes psychotiques c’est un peu dans leur nature malheureusement», explique Pascal Crété. «Pour certains, on a fait un peu du rétropédalage, ils s’étaient ouverts et d’un coup ils se sont repliés.» Pour le deuxième confinement, le foyer a continué à rester ouvert pour éviter de fragiliser les personnes accueillies. La Loco est fermée mais propose des plats à emporter, les rendez-vous médicaux ont toujours lieu, et les ateliers d’expression continuent de se dérouler.

Ateliers théâtre, émission de radio

Arthur et Jonathan ont ainsi pu retrouver Christophe Bisson, qui porte l’atelier dessin, et prolonger leur recherches sur le Bimaristan Arghun, un hôpital psychiatrique construit à Alep, en Syrie, au XIVe siècle. Arthur participe aussi à l’atelier radio, dans lequel il prépare une émission autour de l’intelligence artificielle. «Ça permet de couper du Foyer, ça fait du bien» explique-t-il. Ça oblige aussi les pensionnaires à se débrouiller seul pour se rendre sur le lieu de l’atelier. C’est surtout l’occasion pour eux de travailler sur leur rapport au monde, dans un autre contexte que la vie quotidienne. Ces ateliers sont d’ailleurs parfois décisifs dans la démarche thérapeutique de l’institution.

Pascal Crété raconte ainsi comment l’atelier théâtre a permis de franchir un cap dans l’accompagnement de Patricia. Il y a une quinzaine d’années, cette pensionnaire est accueillie à l’internat de Bellengreville. «On était très en difficulté. Elle délirait, elle voulait partir en Angleterre. On ne voyait plus d’autres solutions que la renvoyer à l’hôpital à Pontorson.» La semaine suivante, une réunion a lieu avec les animateurs des ateliers d’expression. «Celle qui s’occupait de l’atelier théâtre parle d’une personne absolument dynamique, extraordinaire… il s’agissait de Patricia !Ça nous a complètement remobilisés dans le travail avec elle.» Aujourd’hui Patricia a son propre appartement et un job en dehors.

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