Décembre 2020

Au Foyer Léone Richet, l'humain soigne la folie

Raphaël Pasquier (texte, sons et photos)

L’un veut s’acheter un vélo, l’autre souhaite décrocher des jeux d’argent. Pour Jonathan comme pour Arthur, ce sont des envies concrètes, des projets du quotidien. À leur échelle et à leur rythme, ils posent des actes de leur vie d’adulte, ils plantent des jalons dans leur progression vers plus d’autonomie.

Établissement Public de Santé Mentale de Caen : un site hospitalier implanté à Caen et de multiples centres de consultation et de soins répartis sur le département du Calvados.

Externe depuis bientôt trois ans, Jonathan s’interroge sur son insertion professionnelle. Il a travaillé à la Loco, à la cafétéria Méli-Mélo de l’EPSM, et récemment comme bénévole aux Restos du Cœur. « Il va falloir que je retrouve quelque chose à un moment donné », estime-t-il. La prochaine étape dans ce chemin d’insertion professionnelle devrait être la ferme thérapeutique de May-sur-Orne. Avec son nouveau vélo, racheté à prix d’ami à un autre pensionnaire, il pourra faire le trajet depuis chez lui en à peine une demi-heure, sans dépendre des horaires du Bus Vert.

Arthur trépigne d’impatience d’avoir lui aussi son propre appartement. Avant cela, il va devoir apprendre à mieux gérer son budget. Les éducateurs ont été clairs : pas d’avances, pas de dettes pendant six mois, et à ce moment-là, l’externat sera envisageable. La cuisine, la gestion du linge, le rangement : tout cela est maîtrisé désormais. Sa chambre n’est plus le «bordel monstrueux» qu’elle a été «pendant des années». Le point sur lequel il a «un gros boulot à faire», c’est «l’addiction au jeu, parce que ça me prend énormément d’argent. » Sans travail, et avec à peine plus de 900 euros d’AAH (allocation adulte handicapé), il faut savoir maîtriser chaque dépense.

Un Foyer, plusieurs services

Le Foyer Léone Richet est né en 1975 à Bellengreville, avec l’ouverture d’une maison de vie communautaire, qui accueille encore aujourd’hui le grand internat. C’est l’un des établissements de l’association les Foyers de Cluny, créée en 1967 à Bayeux. Les Foyers de Cluny regroupent aussi des ESAT et d’autres Foyers d’hébergement.

Quand on parle du Foyer Léone Richet, on évoque à la fois l’ensemble de l’institution et sa démarche thérapeutique, mais aussi plusieurs services correspondant à des exigences administratives. C’est donc l’addition d’un Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM) de l’Appui, et de la Résidence Accueil.

Le Foyer d’Accueil Médicalisé est le cœur de l’activité de Léone Richet avec l’accueil de jour de la Plateforme, le restaurant thérapeutique La Loco, et les deux internats (Bellengreville et le 125).

L’Appui est un regroupement de services d’aide à domicile et d’accompagnement éducatif et médical. Il a ses propres locaux rue Roger Bastion, à quelques pas de la Plateforme.

La Résidence Accueil a ouverte en 2019 avenue Albert 1er à Caen, et propose une solution d’habitat à trente personnes en souffrance psychique. Deux hôtes avec une formation de moniteurs-éducateurs sont là en journée pour soutenir le collectif.

Construire sa vie

«Permettre à la personne de construire sa vie, de construire une existence qui tienne dans la durée» : le médecin-directeur Pascal Crété décrit ainsi la finalité de l’accompagnement des pensionnaires. Cela passe par le logement, pour que la personne «ait un vrai chez elle, qu’elle puisse habiter, qui devienne du familier.» Cette construction se base aussi quand c’est possible sur l’accès à «une dimension de travail, en ESAT ou en entreprise, mais pas forcément productif». Au fur et à mesure, les externes apprennent à se passer du Foyer, qui reste tout de même «dans le paysage, comme un tuteur ». Il faut en effet éviter à la personne psychotique les rechutes, parce qu’à chaque fois «il y a un petit bout d’elle qui se barre, quelque chose qui se casse.»

Le Conseil de Vie Sociale réunit des représentants de l’Association des Foyers de Cluny, du personnel, des usagers, et des partenaires institutionnels pour débattre de différents aspects de la vie de l’établissement.

Après un an d’externat, Romain résume ainsi sa position particulière : « J’ai deux vies : une au Foyer et une en dehors. » Le quasi-trentenaire reste pudique sur son parcours et son handicap, mais indique avoir été interne dans plusieurs établissements depuis ses 18 ans. Arrivé à Léone Richet en 2014, il est aujourd’hui très impliqué dans les instances du Foyer. Romain est à la fois Président de l’association Welcome et du CVS. Avoir de telles responsabilités lui permet de « s’émanciper » et de « tenir les choses ». Il prend son rôle à cœur quand il doit représenter l’institution et sa démarche thérapeutique : « C’est important de montrer aux personnes que la psychiatrie n’est pas dangereuse. On est malade mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas capable de faire des choses. »

On est malade mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas capable de faire des choses.»

Le départ de sa chambre au 125 est arrivé naturellement pour Romain. «L’internat, c’est pas une vie, c’est un lieu de passage. On ne peut pas y rester éternellement, même si c’est confortable. Les éducateurs me sentaient prêts, j’avais déjà des prédispositions à devenir externe.» Il vit désormais dans un appartement à Caen, quartier du Vaugueux. Ça lui permet de «couper un peu» avec la vie du Foyer, parfois «éprouvante». Il peut aussi plus facilement profiter de son cercle d’amis extérieurs au Foyer, ce qui n’est pas le cas de tous les pensionnaires. «J’ai bravé la barrière entre la maladie psychique et ce qu’on appelle la normalité. Y a pas de normalité, parce que je me suis aperçu que même mes potes étaient aussi névrosés que moi.»

Ecoutez Romain en cliquant ci-dessous.

Solitude, travail, amour

À Léone Richet, plusieurs générations se côtoient tous les jours. Que ce soit du côté des salariés qui restent longtemps, ou du côté des pensionnaires qui restent très longtemps. «On est un peu embarqués pour la vie ensemble», estime Pascal Crété. L’histoire d’Anne avec le Foyer, s’inscrit ainsi dans le temps long. Elle est précautionneuse avant de se confier : elle ne veut pas embêter avec son histoire, et s’excuse des trous de mémoire liés à ses médicaments. Anne est arrivée à Bellengreville en 1991, suite à une hospitalisation de quelques mois à Brest. Elle avait alors 20 ans. Après deux ans à l’internat, elle déménage pour prendre son autonomie. « Il y a une solitude à accepter au départ qui n’est pas évidente», se souvient-t-elle. Quatre ou cinq déménagements plus tard, elle a trouvé il y a six ans près du cinéma Lux à Caen un petit appartement dans lequel elle se sent «vraiment bien». Elle apprécie surtout le cadre de ce nouveau chez-soi : «J’ai un petit balcon qui donne sur un square, il y a des arbres.»

«On est un peu embarqués pour la vie ensemble.»

Les Etablissements et Services d’Aide par le Travail sont des établissements médico-sociaux qui ont pour objectif l’insertion sociale et professionnelle des adultes handicapés.

Anne partage son quotidien avec Christophe. Depuis vingt ans qu’ils sont ensemble, « il m’aide beaucoup, on s’aide mutuellement ». Elle mesure sa chance d’accéder à une vie amoureuse, ce qui est compliqué pour beaucoup de pensionnaires. Elle a pu travailler aussi, pendant dix ans dans un ESAT, un atelier de conditionnement de produits de papeterie près de Caen. « Ça m’a permis de penser un peu moins, de m’investir aussi, j’avais des responsabilités là-bas. » Anne a toutefois dû arrêter cette activité, ses insomnies ne lui permettant plus de tenir le choc physiquement. Elle envisage maintenant d’être bénévole pour une association caritative. « J’ai un toit, j’ai à manger, y a des personnes qu’ont pas tout ça. » En attendant, elles vient au Foyer plusieurs fois par semaine, pour ses rendez-vous médicaux, mais également « pour voir du monde, pour être rassurée ».

Ecoutez Anne en cliquant ci-dessous.

Un Appui pour accompagner la psychose

Soutenir la prise d’autonomie des pensionnaires et sa réussite dans la durée passe aussi par une assistance de tous les jours sur des aspects très concrets. Ce constat est à la base du développement d’un service d’aide au maintien à domicile par le Foyer Léone Richet à partir de 1999. Séverine Revert, aujourd’hui directrice du secteur soin et réhabilitation, a travaillé plusieurs années au développement de ce service. «On voyait que les pensionnaires, au moment où ils prenaient un appartement, étaient en difficulté pour entretenir leur logement, se préparer à manger, faire les courses, entretenir le linge», raconte-t-elle. «À l’époque, la personne qui faisait l’entretien à Bellengreville et avait côtoyé les pensionnaires à l’internat, allait de temps en temps leur donner un coup de main dans leur logement. Quand ils savaient qu’elle allait venir, ça les mettait en mouvement : ils vidaient un peu leurs cendriers, essayaient de faire leur vaisselle…»

« On voyait que les pensionnaires, au moment où ils prenaient un appartement, étaient en difficulté pour entretenir leur logement.»

Le Centre Esquirol abrite le service de psychiatrie adulte du CHU de Caen.

Au début expérimental, ce service s’est peu à peu structuré, avec l’obtention de financements dédiés, et un fonctionnement en réseau avec d’autres structures de soins psychiatriques à Caen (notamment l’EPSM et le Centre Esquirol). Aujourd’hui, il fait partie de l’Appui, ouvert en 2009 par le Foyer Léone Richet, qui propose trois types de prestations : aide et accompagnement à domicile (SAAD), accompagnement à la vie sociale (SAVS), et accompagnement de proximité médical et paramédical (SAMSAH). Concernant l’aide à domicile, sept intervenants sont salariés du Foyer et ont bénéficié d’une formation ad hoc à l’accompagnement des personnes psychotiques, « pour comprendre un peu les bizarreries au domicile », explique Séverine Revert. «Ça peut paraître étrange : il y a des objets qui ne doivent pas bouger, des choses comme ça… quelqu’un qui ne connaîtrait pas la maladie pourrait brusquer les personnes et renforcer leur méfiance. »

S’autoriser à rêver

À l’Appui comme au FAM, l’objectif de la démarche est d’accompagner les personnes vers une forme de réhabilitation. «L’idée, c’est que les usagers ne restent pas des patients, trouvent une place dans la société et du sens dans leur vie», précise Séverine Revert. Les bénéficiaires sont ainsi poussés et encouragés à prendre des initiatives, sans trop se reposer sur les éducateurs. Il s’avère qu’ils sont souvent plein de ressources. Cela s’est manifesté récemment lors du décès d’un bénéficiaire de l’Appui, élément-moteur du collectif d’usagers. «Ils sont capables de jolies choses», témoigne Séverine Revert. «Il y en a qui ont écrit des poèmes très bien tournés, très justes.» Il y a aussi cette dame, assez peu présente au service en temps normal, qui a tenu à être présente lors du temps d’hommage, surtout pour soutenir l’équipe éducative, inversant ainsi les rôles l’instant d’un après-midi.

«L’idée, c’est que les usagers ne restent pas des patients, trouvent une place dans la société et du sens dans leur vie.»

Une personne psychotique peut rencontrer beaucoup d’obstacles dans la réalisation de ses projets, mais cela ne l’empêche pas de rêver. Certains rêves deviennent d’ailleurs réalité, comme le voyage à New-York de neuf pensionnaires. Ou encore ce patient qui voulait devenir pilote d’hélicoptère, et qui sans le devenir vraiment a pu suivre un cours de pilotage. Des rêves plus ou moins fous, les pensionnaires rencontrés dans le cadre de ce reportage en ont tous.

Pour Jonathan c’est tout simplement le souhait de faire plus de rencontres en dehors du Foyer : «Aller vers une fille, causer, se faire de nouveaux amis.» Anne a des projets d’escapades, quand ce sera à nouveau possible : un voyage avec Christophe «un peu plus au soleil» et un week-end de thalasso «à Luc-sur-mer ou Ouistreham» avec sa copine Liliane. De son côté Romain voudrait carrément changer de région, d’ici plusieurs années et aller vivre au Pays Basque, auquel il est attaché «parce qu’[il a] beaucoup de membres de [sa] famille qui sont originaires de là-bas.» Et puis il y a Arthur qui se voit déjà avoir son «propre resto» et «mener sa barque», tout en mesurant bien le chemin à parcourir. Des envies plein la tête et la tête sur les épaules. On ne peut plus humains.

Raphaël Pasquier

Journaliste radio et multimédia, il a travaillé pour plusieurs radios associatives caennaises (Radio TOU’CAEN, Radio Phénix). Il aime raconter des histoires vraies : inspirantes, éclairantes, déconcertantes…

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