Octobre 2023

A l'ombre de la canopée

Joseph le Fer (texte et photos)

En Normandie, près de 14% du territoire sont occupés par la forêt. Sur ces 421 000 ha, 78% sont privés et répartis entre près de 90 000 propriétaires. Leur exploitation alimente la filière bois de la région. La gestion durable des forêts à l’heure du changement climatique apparaît comme un enjeu majeur. Comment faire pour concilier captation efficace du dioxyde de carbone et activité économique?

L’endroit pourrait vaguement faire penser à l’une de ses photos de l’Amazonie qu’il est possible de voir dans les manuels de géographie au collège. Une longue voie rectiligne traverse la forêt, dont certaines parties, grignotées par l’exploitation du bois, ne présentent plus aucun arbre. Sauf qu’il s’agit d’une parcelle le long de la D41 qui appartient à une forêt privée du pays de Bray. Un territoire situé en Seine-Maritime, à deux pas de l’Oise dans les Hauts-de-France.

«Malforestation»

Julia Ouallet, chaussures de randonnée aux pieds, arpente le terrain en question. Une coupe rase y a été réalisée sur une surface non négligeable. Au moins trois hectares. «Il devait y avoir des résineux comme ceux là-bas, constate la responsable de la branche normande du Réseau pour les alternatives forestières (Raf), en pointant du doigt une étendue d’arbres bien alignés au loin. Les gestionnaires de la forêt les ont coupés pour les remplacer par du Douglas. A la vue de la plantation, c’était il y a environ trois ans.» Cette essence de pins, originaire de l’ouest de l’Amérique du Nord, est privilégiée par les exploitants pour ses propriétés qui la rendent facilement exploitable: une croissance rapide, un tronc droit et une haute taille. «Il n’existe pas de déforestation en France mais une malforestation. L’enrésinement des parcelles en est l’exemple.»

«Il n’existe pas de déforestation en France mais une malforestation.»

À 38 ans, celle qui s’est installée depuis peu comme «paysanne-boulangère» dans la commune de Saumon-La-Poterie sait de quoi elle parle. Julia Ouallet est sortie diplômée de l’Institut National Agronomique Paris-Grignon, «là où les grands technocrates sont formés au niveau de la forêt». L’ingénieure agronome de formation s’est ensuite spécialisé en écologie forestière à l’université de Wageningen, aux Pays-Bas. «Mon fil rouge a toujours été la défense du bien commun, avec l’arbre comme objet central», affirme-t-elle avec aplomb. C’est pour cela qu’après avoir occupé le poste de chargée de mission «Forêt-Bois et agroforesteries» au sein du Conseil régional de Normandie, elle s’est ensuite tournée vers le milieu associatif qui œuvre pour la défense et la meilleure gestion des milieux forestiers. D’abord en rejoignant l’association Canopée, puis dorénavant en tant que bénévole au sein de la branche normande du RAF à laquelle elle consacre une grande partie de son temps et de son énergie.

«Du résineux sur du résineux»

Quelques feuillus, comme un boulot et un mélèze, parsèment l’étendue plane au cœur du pays de Bray. «Cette plantation n’a pas été réfléchie, martèle Julia Ouallet. Il n’y a que du résineux sur du résineux et presque aucun apport en feuillus». Seuls vestiges témoignant de la présence des anciens occupants de la parcelle: des souches rassemblées en andins, autrement dit des petits tas, en bord de route. Les nombreux passages des engins mécaniques venus les retirer ont laissé la surface de l’exploitation forestière couverte d’ornières, telles des cicatrices.

La fertilité du sol s’en trouve appauvrie, tout comme la capacité de stocker le carbone au sein de l’écosystème forestier. Comme le rappelle l’association Canopée, qui œuvre pour la protection des forêts en France et dans le monde, le CO2 est stocké dans le tronc, les branches et les racines des arbres. Il continue de l’être même quand l’arbre est récolté et transformé en produits de l’industrie du bois, et ce pendant toute l’utilisation de ces derniers. Ce gaz s’accumule aussi dans le sol qui constitue un puits de carbone. Si ce dernier est dégradé, alors il contribue moins à l’absorption du CO2 et donc à limiter le réchauffement climatique.

Les bras croisés dans le dos, Julia Ouallet contemple un feuillu mort, dont le tronc se dresse encore parmi d’autres feuillus. Sans doute lui rappelle-t-il le chêne majestueux marquant l’entrée du terrain sur lequel se trouve son exploitation fruitière. «Son vieux pépère» comme elle l’appelle affectueusement. «Le plus important est de faire en sorte que la forêt reste un écosystème, développe l’amoureuse des arbres. Elle ne se limite pas à la simple fonction de production pour le bois de chauffage ou l’ameublement. La forêt ne doit pas s’adapter à l’industrie, il faut penser sur le long terme.» Le Raf, dont elle fait partie, milite pour une gestion durable et résiliente du milieu forestier où production et préservation de la biodiversité pourrait se côtoyer.

Capter le CO2

Mais cette vision se heurte une nouvelle fois à la réalité. A flanc du Mont Sauveur (210 m), au pied duquel s’est développé le petit village d’Argueil et ses 350 habitants, une coupe rase a été pratiquée sur une parcelle privée durant l’hiver dernier. Les hêtres qui étaient présents en ont fait les frais. « Cet arbre n’a pas de racines profondes donc il existe un risque qu’il dépérisse en absence d’eau, explique Julia Ouallet. Dans le but d’adapter les forêts au changement climatique, les gestionnaires préfèrent couper les espèces déjà présentes pour les remplacer par d’autres supposées plus résistantes alors qu’il faudrait varier les essences. L’amélioration des forêts doit prévaloir, selon moi, sur le remplacement d’une essence par une autre. » Pour la bénévole du Raf, c’est de cette manière que la captation du CO2 sera maintenue.

Sur le chemin du retour, l’arboricultrice aux nombreuses casquettes regarde avec attention les arbres et leurs feuillages qui défilent sous ses yeux. «Les miens m’attendent pour être arrosés», dit-elle. L’occasion de saluer son chêne, compagnon et spectateur de sa nouvelle vie dans le pays de Bray.

Le 3ème et dernier épisode, à Deauville, sera publié dans une semaine.

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