Janvier 2021

Un lycée pour se raccrocher

Marylène Carre

10h. Adeline, la prof d’anglais, a rendez-vous avec l’éducatrice d’une élève. L’éduc est arrivée, mais pas l’élève. Personne ne sait où elle est.

Sixième jour

– «Elle ne parle ni à la psy ni à nous. On ne peut pas l’aider si elle ne veut pas», fait remarquer Adeline.
Son absence aujourd’hui n’est pas un hasard: elle ne veut pas qu’on s’occupe de ses affaires. Elle est en foyer depuis deux semaines. Elle a réglé la question du logement et elle se rend compte que le problème reste entier, répond Patrice. Elle a peut-être besoin d’aller gratter un traumatisme. Le jour où elle aura fait ça, on sera là pour l’accompagner dans sa scolarité.
Elle est fuyante.
– Personne n’a jamais rien obtenu d’elle. Elle cherche tout pour ne pas se faire aider. La seule chose qu’on peut faire, c’est lui dire qu’on sera là, on ne lâchera pas. On tient le lieu et on attend.

Echange de textos avec un élèvede terminale :
Jeudi
L. Salut Patrice, désolé, j’avais complètement zappé notre RV. On peut faire ça demain?
P. Non aucun créneau dispo. RV lundi à 9h50 pour aller en cours ensuite à 10h20.
L. D’accord à lundi.
Lundi, 11h
P. Seras-tu présent aux cours cet après-midi?
L. Oui.
P. Passe au ML avant.
L. Je sais pas si j’aurai le temps, au cas où, je passerai après 17h si tu es toujours là.
P. OK essaie avant.
Lundi, 17h.
P. Passe me voir si tu veux.
Mardi
L.Je passerai demain, je suis rentré Patrice.

«L’intégration au groupe, ça marche pas avec lui. Il veut passer le bac, sans aller en cours, explique Patrice. Qu’est-ce qu’on peut faire pour lui? Une préparation particulière? Le coacher à distance? On s’était dit qu’il fallait qu’on les suive en terminale.
Sera-t-il capable de faire le travail sur le long terme? Il va nous poser des lapins, prédit Adeline.
Ce qui m’inquiète, c’est sa vie à côté, dans quelle merde il s’est foutu.
– Il est fermé, il ne veut rien dire.
– Il ne peut pas. Est-ce que c’est une bonne raison pour le laisser tomber? Où il est, qu’est ce qu’il fait tout de suite à cette heure-là, je ne sais pas. Il a des impératifs autres qui l’empêchent d’être à l’école.

« Redresser les corps. »

13h. Fred, le professeur de sport est arrivé. Il enseigne au lycée professionnel de Dives-sur-mer et quatre heures par semaine au MicroLycée. Avec Patrice, «ça a matché aussitôt. On parlait le même langage.» Il a 51 ans. Il a passé deux fois le bac philo, a fait Staps à la fac «surtout comme organisateur de soirée», a été objecteur de conscience à la Ligue de l’Enseignement puis prof de sport en lycée pro. Le MicroLycée est sa «bouffée d’air». «Intellectuellement, je cultive mon jardin personnel

Les jeunes ont un rapport au corps compliqué, une estime de soi faible. «Ils arrivent courbés, la tête basse; le but est qu’ils se redressent progressivement. Je n’ai pas vécu ce qu’ils ont vécu, mais j’arrive progressivement à construire quelque chose avec eux. » Pour rejoindre le gymnase, il faut traverser le lycée Rostand. «Ça me donne le temps de humer l’ambiance, voir à qui je devrais être attentif durant la séance.» La plupart arrivent en tenue de sport pour éviter le passage au vestiaire, souvenir souvent traumatique. Ils sont huit aujourd’hui sur les terrains de badminton. Impossible de se planquer. Fred lance l’exercice, montre les gestes, rectifie une position, redresse les corps. «Prof, il faut être sévère, pédagogue, démago, joueur… tout utiliser, ne pas rester sur la même posture».

Luna annonce fièrement à Fred qu’elle a gagné son match. Lorsqu’elle est arrivée au MicroLycée, elle dissimulait son corps sous des t-shirt amples. Aujourd’hui, elle porte un mini-short et exhibe ses tatouages. Marie retrouve les réflexes de la sportive qu’elle était avant de décrocher. Sujette aux crises de boulimie, elle essaie de perdre du poids. Sur le terrain de sport, elle semble s’épanouir. Le lendemain pourtant, elle replongera. Trois jours d’arrêt de son médecin. Marie se bat.

17h30. Réunion d’équipe. Deux élèves sont venus présenter un projet autour d’Harry Potter. Ils proposent de répartir les élèves du lycée par maisons, comme dans la série littéraire. Chaque maison gagne des points en fonction de la participation à la vie collective, de l’assiduité et des résultats scolaires des «habitants». Les professeurs saluent l’initiative et l’esprit collectif du projet, mais refusent que le scolaire devienne un enjeu de compétition. «On va retravailler le projet et garder les points positifs.» Les deux élèves quittent la réunion.

Curieusement, la discussion glisse sur les pronostics de réussite des élèves. Dix pourraient avoir le bac cette année, sur les quinze inscrits. Plus de 60%. « La statistique ne veut pas dire grand-chose, nuance Patrice. Je la connais déjà: un tiers de jeunes qui auront le bac sans problème, un tiers en équilibre fragile, pour qui on n’en sait rien et un tiers qui décrocheront. Il y aura des années à 70%, où on se dira qu’on est les meilleurs, et des années à 50% où on doutera du projet. Ne rien lâcher, c’est ma conviction personnelle. Ce qui n’est pas possible aujourd’hui peut l’être demain.» Christos rappelle «la jurisprudence Emmanuel» : personne ne croyait plus en lui et il a eu son bac.

Septième jour

9h. Dans la salle commune, Adeline, la prof d’anglais, motive les troupes pour ranger la vaisselle de la veille. Elle doit s’y prendre à trois reprises, mais finit par être entendue. La corvée devient vite un jeu. Dans un coin de la pièce, un jeune baisse la tête. «Il y a eu un clash hier», commente Patrice, avant de rejoindre sa salle de classe.

Ce matin, avec Christos, ils animent une séance de géopolitique avec les ML2, sur la démocratie et la dictature. Les élèves présentent à tour de rôle sur le tableau numérique les cas qu’ils ont étudiés. Patrice jette un coup d’oeil dans la salle d’à côté, où les premières années font leurs devoirs en autonomie. Simon a décidé de motiver tout le monde pour préparer le contrôle de math. Patrice sourit: «Tout le monde est au travail. Il a fallu une demi-heure pour en arriver là et il reste dix minutes…»

À la fin du cours, Patrice et Christos retiennent les trois jeunes concernés par l’incident de la veille. Un élève a parlé de «cassos» à propos de deux de ses camarades. Les propos leur ont été rapportés et les ont mis à cran. Une altercation a eu lieu, qu’une élève s’est empressée de filmer avec son portable. Ce matin, des élèves s’échangeaient les images. Le premier s’excuse pour ses propos «inappropriés». «Je n’ai pas à dire ça», reconnaît-il. Le second enchaîne: «C’est dur pour mon ego, mais je m’excuse aussi». Le troisième reste muet. «Vous vous êtes embrouillés, ça arrive, conclut Patrice. Mettez votre énergie ailleurs! Est-ce que vous avez appris quelque chose de tout ça?»

10h20. En salle des profs, Patrice raconte l’entrevue avec les parents de Myriam. «Ils sont à bout. Ils ont accepté de faire une croix sur le bac. J’ai pris rendez-vous avec la mission locale pour Myriam. On a été au bout de ce qu’on pouvait faire. Il fallait accompagner la maman.»

11h. Manu vient prévenir qu’il est arrivé. Problème de réveil, de bus. Patrice l’interrompt: «Est-ce que tu vas bien? Tu ne te décourages pas?» «Non!» répond le jeune, pressé de rejoindre sa classe.

Midi. Pause sandwich.
David avait commencé un bac pro cuisine. Il s’est arrêté en cours de route, à court de motivation. Il n’a rien fait pendant un an. La mission de lutte contre le décrochage l’a orienté ici. Il y a trouvé une «micro famille». Luna a enchaîné une seconde commerce, une seconde PAO et trois mois en maison familiale rurale. À 18 ans, sa mère la met dehors. Dépression, foyer d’urgence. Elle fait l’école d’aide soignante et travaille pendant dix mois, avant de replonger. Au sortir de la crise, elle veut reprendre les études. En arrivant au MicroLycée, elle passe très vite en deuxième année. «Ça m’avait manqué d’apprendre des trucs. Je vise le master psycho ou philo.»

Sébastien a 25 ans. Il a arrêté l’école pendant cinq ans, en première. Il a travaillé en intérim comme livreur, transporteur, serveur chez McDo. Quelques stages en vente aussi qui lui ont plu. «Je me suis dit que c’était une connerie d’avoir arrêté. Je me suis inscrit il y a trois ans, j’ai refait tout le parcours, de la seconde à la terminale. Je veux décrocher mon bac et poursuivre en BTS vente. Je suis revenu vivre chez mes parents. Ils me soutiennent. Ma mère me dit que j’ai de la chance de pouvoir envisager un autre avenir.Le plus dur dans la reprise, c’est de redevenir dépendant. »

«Ici, on n’est pas anonyme. Quand il y a des moments compliqués, on peut le dire

14h. Arnaud, enseignant détaché par l’Education nationale à la Maison des Adolescents de Caen, arrive avec une jeune fille déscolarisée depuis plusieurs mois. Ils sont devant l’entrée depuis de longues minutes déjà. Le temps de la convaincre de franchir la porte. Elle entre, intimidée, traverse tremblante le couloir où les profs du lycée Rostand font cours toutes portes ouvertes à cause du protocole sanitaire. La scène lui rappelle de mauvais souvenirs. «Elle a peur de revenir au lycée», traduit Arnaud. «Ici, on ne fonctionne pas comme dans cette classe où le prof parle fort à des élèves qui restent figés au fond de la pièce, tente de la rassurer Patrice. Ici, on accueille d’autres élèves qui sont tous passés par cette case-là, à ne plus oser franchir la porte. Ici, on n’est pas anonyme. Quand il y a des moments compliqués, on peut le dire
«Elle a peur d’être trop âgée, de ne plus savoir comment apprendre », continue l’éducateur. «On est dix par classe. Poser des questions, c’est facile. Tous les lundis après-midi, on fait les devoirs ensemble. On a des temps d’ateliers pour apprendre différemment. Si tout va bien, à 20 ans, t’as le bac; à 22 ans, tu passes un BTS; à 23 ans, tu bosses. Tu crois que tu seras vieille?» La jeune fille sourit. «Si tu nous dis que tu as envie de venir, nous on voit ce qu’on peut faire pour toi et après, on le fait ensemble », conclut Patrice en la raccompagnant. La semaine suivante, la jeune fille sera intégrée au MicroLycée.

16h. C’est le «speed dating», moment de retour sur l’évaluation des ML2. Sept tables sont installées en cercle. À chaque table, un professeur et un élève. Ils ont quatre minutes chrono pour discuter. Puis ça tourne. Dans la salle de classe, les voix entremêlées créent un curieux brouhaha.

Huitième jour

9h. Peu de ML1 ce matin. Patrice est soucieux. «On en a trois ou quatre dans le dur. On est en phase d’éloignement. J’aime pas la couleur que ça prend. Ils nous provoquent, nous testent. Ils reproduisent ici ce qui se passe à la maison ou ce qui s’est passé au lycée: la recherche du conflit.» La consommation de drogue biaise la relation. «On est coincés et j’aime pas être coincé. Le discours moralisateur, ça sert à rien. La confiance ne prend pas pour le moment, donc c’est désarmant. Tout peut déraper du jour au lendemain
«C’est jamais gagné, mais c’est jamais perdu!», lui rappelle Adeline. Patrice sourit: « Il y aura toujours l’un d’entre nous pour dire on essaie encore

11h. Véro déboule dans le bureau avec Mathias. Il est arrivé au milieu de son cours qu’il n’a cessé de perturber. «Je voudrais que tu cogites un peu», s’agace-t-elle. Christos prend le relais. « Tu viens pour la récré ici? Ta place n’est pas pérenne. Il faut que tu te poses la question: tu fais quoi ici? Et quand on part d’ici, on ne retrouve pas un autre établissement.
– «Je sais», répond Mathias, le visage dissimulé derrière ses cheveux.
T’es venu pour quoi ici?
– Pour suivre des cours.
– Ça fait une semaine qu’on te redit la même chose, t’es explosé du matin au soir.
– Mouais, un peu.
– Arrête ta drogue, tu te détruis. Tu te flingues ta journée, le cerveau. Au final tu vas te retrouver expulsé et alors tu feras quoi? J’en parle à ta mère?
– Non, tranquille, elle va s’inquiéter.
– On n’est pas là pour te servir d’alibi. Arrête de te mentir, ce n’est pas de la petite consommation et tu vas manquer d’argent.
Patrice arrive: Est-ce que pour toi c’est un problème?
– Oui
– Si t’as conscience que c’est un problème, il va falloir trouver des solutions. C’est très bien que tu aies pu le sortir, parce que ça veut dire qu’on va être vigilant là-dessus, parce qu’on veut t’aider. Tu es important pour nous. On va pas appeler maman, mais un jour ce sera une bonne idée de lui dire et tu peux compter sur nous pour t’aider à lui dire et trouver des solutions. Une solution, c’est peut-être de t’accrocher à tes études. Tu fais les bons choix: être avec nous ce midi et en parler. On va t’accompagner si, toi, tu as envie d’être accompagné. On tient à toi. Je suis persuadé que tu as quelque chose à faire à l’école.

« Tu finis par te demander toi-même pourquoi tu ne viens pas: j’aime les profs, j’aime les cours. Pourquoi je ne raccrocherais pas?»

La salle commune s’est vidée. Les trois amis de terminale ont repris possession des lieux. Le protocole sanitaire instauré à Rostand les oblige à suivre les cours à distance une semaine sur deux. Les semaines en distanciel, ils reviennent à la maison: le MicroLycée.

À 24 et 25 ans, Esteban et Sébastien sont les plus âgés, mais aussi les premiers de leur classe. «On a été bien préparés. L’équipe du ML fait du bon taf. Ils jouent sur tous les terrains: la pédagogie, la psychologie. Toujours à fond et toujours disponibles.» Esteban avait cessé de fréquenter le lycée. «Je fumais, je faisais la fête. J’ai décroché et je me suis mis à bosser sur des chantiers, en centre d’appels. Je croyais le bac définitivement enterré. Et le ML s’est présenté à moi. C’est là que j’ai raccroché, grâce aux profs. En arrivant, je ne faisais plus confiance à personne. Ils ont réussi à canaliser ma colère
«Au début, tu loupes des cours, tu décroches, poursuit Sébastien. Ils t’appellent tous les jours, sans t’engueuler, juste pour savoir comment ça va. Tu finis par te demander toi-même pourquoi tu ne viens pas: j’aime les profs, j’aime les cours. Pourquoi je ne raccrocherais pas?»

«Ce qu’on cherche tous, c’est à être écoutés, pas jugés», estime Violette. Elle a décroché à 16 ans en seconde pro de services à la personne. Elle avait atterri là, parce que le reste «n’était pas fait pour moi». Elle rêvait de faire des études, «mais pour moi, c’était fichu». Le MicroLycée l’a rattrapée in extremis. «Mon projet professionnel, c’est pas rien: je veux faire du droit. J’ai soif de justice. Je donnerai tout ce que je peux pour essayer de faire changer les choses et laisser ma trace.» Ils ont tous les trois traversé des coups de mou dans leur vie personnelle, certains plus durs que d’autres. «À chaque fois, les profs étaient là, bienveillants, poursuit l’adolescente. Reviens quand tu peux. On t’attend.Sans leurs appels, j’aurais lâché, même avec mon super projet

Il y a aussi les copains. «Au début, on ne veut côtoyer personne, ne pas se faire d’amis ici, reprend Esteban. On se rend compte qu’on a un vécu, des pensées similaires. Ça fait un point commun. En terminale classique, ils ne comprennent pas ça. Les difficultés de la vie, ça forge le caractère. Forcément, on est plus matures.» En première année, ils avaient constitué un groupe soudé. Certains ont pourtant abandonné. «Ils ont eu la même chance que nous, mais ils n’ont pas su ou pas pu la prendre, persuadés de ne pas être aimés.»

Les trois amis sortent livres et cahiers et se mettent au travail. Ils ont leur avenir entre leurs mains.

Pour aller plus loin: La Revue dessinée n°16, «Repris de justesse» sur les élèves du micro-lycée de Vitry-sur-Seine dans le Val-de-Marne, par Amélie Mougey et Gaëlle Hersent.

Le making-off

Pour réaliser ce reportage, j’ai eu la chance d’être accueillie pendant huit jours au MicroLycée de Caen dans le cadre du dispositif jumelage-résidences d’artistes (DRAC Normandie, Rectorat de Caen), en partenariat avec le théâtre de La Renaissance à Mondeville. J’ai pu suivre le quotidien de cette structure scolaire expérimentale, participer aux différents temps de cours et d’échanges. Pour respecter les histoires qui m’ont été confiées, j’ai changé les prénoms de tous les élèves. Le projet se poursuit avec des ateliers de journalisme au MicroLycée.

Marylène Carre

Journaliste et auteure née en 1976. Travaille pour la presse régionale et nationale, explore les nouveaux médias, le documentaire sonore et le film documentaire, anime des ateliers médias et des résidences de journalisme. 

Virginie Meigné

Virginie Meigné capte le mouvement artistique et restitue l’ambiance live avec son regard propre. Elle parvient à transmettre l’éventail de couleurs qui baigne l’image. Sa collaboration avec plusieurs compagnies de danse et de théâtre lui a permis de diversifier ses approches. Dans ses reportages sociétaux, elle se place à même hauteur que le sujet. Jamais une image « prise d’en haut ».
https://www.virginiemeignephotographe.com/

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