Mars 2022

Tatouages

Shane Haddad (texte), Ambre Citerne (dessins)

La troisième fois que vous avez vu Mouche, vous vous êtes parlés franchement. Vous vous êtes parlé avec sincérité. Et c’était dans un bar.
Il faisait nuit déjà et vous avez le souvenir de sa fraîcheur. Vous étiez à une table où il y avait du monde, une table sur la place qui venait d’être rénovée. La place de l’ancienne prison. La place du nouveau complexe sportif. Vous ne voyiez pas les étoiles. Vous voyiez les lampadaires aux lumières blanches. Elles tombaient tout en spirales autour du poteau. Vous avez longtemps pensé qu’il s’agissait de caméras.
Sur la table il y avait des verres de bière, de vin, de pastis. Derrière vous la bâche en plastique de la terrasse couverte se gonflait contre votre dossier.

Il n’y avait que des amies à votre table.

Mouche est venu s’asseoir à côté de vous. Sur une chaise en plastique.

Mouche a discuté avec vous.

Puis vous avez discuté avec lui.

Il y avait du monde dans le bar. C’était une soirée joyeuse pour tous ces gens.

La discussion a duré plus d’une heure.

Vous avez repensé à cette soirée plus tard dans la semaine.

Puis on vous a proposé d’écrire un texte sur votre ville.
Vous vous êtes dit que cette ville ressemblait à Mouche, ou peut-être que Mouche ressemblait à cette ville.



***

Là, j’ai un dieu de la colère. C’est un crâne renversé qui fume. En fait, tu peux le mettre chez toi et puis il va s’occuper de tes colères.

Alors quand tu entres, tu es face à un couloir qui donne à droite sur la cuisine et la salle de bain, à gauche sur le salon et la chambre. Il n’y a pas d’espace de travail, je n’amène pas le travail chez moi.

Dans le salon j’ai deux canapés et deux tables basses, dans un ensemble de neuf mètres carrés. C’est rempli d’objets. Et sur les murs, c’est entièrement recouvert de tableaux. Ça peut être autant des tableaux brodés que j’ai achetés en brocante que des tableaux ou des peintures ou des photos de potes. Et la chambre c’est là où j’ai ma garde-robe qui est la masterpiece de l’appartement. J’ai tout mis sur cintres pour que ça soit plus simple, donc j’ai douze mètres de portants avec toutes mes fringues dans une chambre de douze mètres carrés, mais voilà? j’ai aligné les portants, c’est magnifique.

Dans la cuisine, les murs sont en tapisseries géométriques rose blanc et or avec des tableaux partout. Et puis des ustensiles de cuisine plus kitsch les uns que les autres. Mais je les utilise tous.
La salle de bain je l’ai tapissée jungle-perroquets avec des miroirs partout et des tableaux. J’ai cloué des magazines des années cinquante, des ex voto, des thermomètres avec la vue du Mont Saint Michel. Je mets des fleurs partout. Mais comme je n’ai pas la main verte et que je fume beaucoup trop, ce ne sont que des fleurs artificielles. T’ouvres les placards pour les assiettes, t’as des fleurs dans le vaisselier, dans la salle de bains.

De quatre heures à sept heures du matin? c’est comme ma première journée. Je ne petit-déjeune pas. Je fume beaucoup. Et je regarde les infos sur internet, je regarde mes mails, je fais du shopping. Je fais de l’administratif. De l’organisation. Du rangement.

Moi non? ça ne me suffit pas, mais c’est juste que je n’arrive pas à dormir. Pour m’aider à dormir soit je m’imagine à une époque différente, soit je prends une série et je me la raconte du début à la fin. Buffy contre les Vampires souvent.

Je me couche, ça dépend, vers minuit, une heure. Après je ne peux pas me lever à midi ou quatorze heures. J’ai l’impression que ma journée est gâchée. Que j’ai gâché du temps. Ça me chiffonne.
Après je suis habitué, mes parents ont multiplié les activités quand j’étais petit. Danse classique, échecs, tennis, violon alto, solfège, percussions. Dix ans de danse classique au conservatoire.


On a tous le sentiment qu’à cause de certaines caractéristiques on ne se sent pas dans l’ensemble, dans le global, qu’on est plutôt à côté. Moi c’est vrai que je cumule. Après je ne m’en plains pas, hein? Mais tu vois, je suis homo, je suis entre deux cultures, arabe et européenne, je suis végétarien, et puis à l’école quand j’étais petit, j’avais certaines facilités qui faisaient que mes professeurs m’aimaient beaucoup mais les élèves pas trop. À l’école j’ai toujours été le garçon un peu bizarre. Je sais que ça peut être bien vécu et que ça peut être intéressant d’être à côté.

Aujourd’hui il y a toujours ce petit flottement. Mais bon, ça ne me dérange pas.

Il y a des comportements habituels de tout un chacun que moi, je n’ai pas forcément intégrés. Par exemple manger à heure fixe, des conneries quoi, manger ensemble, ou inviter des gens chez soi, ou être en couple. En fait ce sont des normes sociales, je n’aime pas l’expression «norme sociale» mais tu vois, que je n’ai pas du tout intégrées.
Après je me demande, quelle est la part de conditionnement, du couple ou du non-couple d’ailleurs ? Je ne sais pas. En fait je n’ai pas de réponse à ça. Mais est-ce qu’on est conditionné au couple, ou est-ce que c’est moi, qui me suis conditionné au non-couple par opposition à je ne sais pas quoi ? En tout cas, je ne suis pas opposé au couple. Je trouve que c’est un chouette projet. Sauf que moi ce n’est pas un projet que j’intègre à mon fonctionnement.

À une époque je sentais vraiment un gouffre, une distance avec les gens. Maintenant je fais en sorte que ce soit quelque chose de rigolo ou d’acceptable.

Tout ce qui est école primaire, ça a été compliqué parce que je ne voulais pas partager les vestiaires avec les garçons. Globalement, je savais que j’étais attiré par les garçons. Donc j’ai essayé d’aller dans les vestiaires des filles. En plus, j’avais les cheveux longs donc je me cachais. Mais bon, les profs me chopaient.

Je me rappelle d’un mot dans mon carnet de notes, c’était : « curieux, dans tous les sens du terme ».

J’ai trouvé ça violent. Le prof, je pense qu’il pensait faire un bon jeu de mots mais c’était très insultant. Aussi j’avais essayé les cours de dessins à l’école d’art pour enfants et ça avait commencé par un dessin Il fallait reproduire un squelette de ragondin et après il fallait le mettre en scène dans un décor. Et c’est vrai que les petites filles l’ont mis dans un décor de princesse et de château et les garçons l’ont mis dans un décor de guerre. Et moi ça ne me plaisait pas trop et je réfléchissais, et je n’arrivais pas à trouver quelque chose qui me plaise. Et j’ai entendu un des profs dire: c’est bizarre il n’arrive pas à se positionner entre les filles et les garçons. Lui il avait genré mon non-choix et c’était violent aussi.

Au collège c’était pénible parce que tout le monde est méchant avec tout le monde. Et puis je suis sorti et j’ai commencé à picoler ou à fumer des clopes très tôt. Onze, douze ans. Je tentais un peu tout. Pas forcément les bonnes voies. Mes parents avaient confiance, en plus si je faisais des conneries, ça restait des conneries très cadrées quoi. Jamais je ne me suis mis en danger, je n’ai pas fugué et je ne me suis pas installé avec un chien à trois pattes en Lituanie.

Au lycée, de l’homosexualité, on s’en fout. À la fac, tout le monde s’en tape. À l’école pénitentiaire, ce n’était pas frontal mais oui, on m’a sous-entendu que ce n’était peut-être pas anodin si j’allais travailler dans un univers d’hommes. Ce n’est pas parce que je parle à un homme que j’ai envie de coucher avec, en fait. Il y a des clichés quand même. Mais je désarme par l’humour.

À l’armée, ça m’a servi, aux trois jours. Quand même. Pour ne pas faire l’armée. Pendant trois jours tu vas dans une caserne, tu fais des milliards de tests et après ils t’affectent. Et moi j’ai été exempté. Officiellement parce que je suis asocial. Officieusement je pense que le fait que j’ai évoqué mon homosexualité a contribué à mon départ précipité. Ça m’a bien servi. Ce qui est absolument honteux hein, parce que normalement en France les homosexuels peuvent faire leur service militaire. Mais voilà, après, t’as le discours officiel et le discours officieux quoi.

Globalement on s’arme, comme pour tout en fait, hein? Je n’ai jamais été agressé. Ça n’a jamais été ingérable. C’est là où je suis plutôt… chanceux.

J’évite ces situations où l’homosexualité est un problème. Quand elles arrivent, je les désamorce tout de suite, et si je vois que je ne peux pas les désamorcer, je les évite. Après, on n’est jamais à l’abri d’une insulte. Mais tu vois, j’en n’ai un peu rien à carrer des insultes en règle générale.
Il y a un truc rigolo, l’autre jour j’attendais le bus avec mes écouteurs. Et j’ai vu que derrière moi il y avait une personne que j’ai en suivi et qui attendait le bus aussi. Je lui ai fait un signe de tête, bonjour, c’est tout. Je vois une voiture qui passe avec deux mecs qui crient un truc. Je m’en fous, je n’entends pas j’ai mes écouteurs. Et le monsieur, il vient me voir. J’enlève mes écouteurs, il me dit : euh… vous croyez que c’est moi ou vous qu’ils ont traité de sale homosexuel ? Je dis : je ne sais pas, mais globalement on s’en fout, non ? Il me dit : oui, oui, on s’en fout, merci bonne journée. »

***

Le dernier épisode de cette série sera publié dans deux semaines.

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