Mars 2020

28 jours en néonat'

Simon Gouin (texte), Marine Duchet (dessins)

9 jours

Dans la salle des urgences pédiatriques, les parents et les enfants attendent d’être pris en charge. C’est par ici que l’on rentre, le soir, quand l’hôpital est presque endormi. Dans l’ascenseur qui me mène ce soir là en réanimation, je monte avec une maman que j’ai aperçue plusieurs fois en néonat’. Elle a de grandes cernes sous les yeux. Cela fait plus de deux semaines qu’Anatole est né. Son histoire ressemble beaucoup à la nôtre. La principale différence, c’est que son fils a pu très vite se passer de l’intubation, ce qui n’est pas le cas d’Azélie. «Il a depuis régressé, m’explique alors sa maman. C’est ce qui est dur. On croit qu’on a passé un cap et puis on revient en arrière. Il a attrapé plusieurs staphylocoques, tout ce qui traîne dans le service.» Pour des bébés extrêmement fragiles, le moindre virus ou microbe peut être fatal.

Clémence est la première maman avec qui je parle dans le service. L’entendre me raconter son récit me fait du bien. Je m’accroche aussi à ces photos d’enfants affichées sur les murs du service, avec deux indications, les semaines de naissance et le poids: Erwan, né à 26 semaines, 650 grammes; Pauline, 25 semaines, 550 grammes. Ou ces lettres de parents répertoriées dans un grand cahier de la salle des familles, qui expriment leur reconnaissance envers les soignants du service:

«Antoine a maintenant presque un an et il est en pleine forme (68cm – 7,6kg). Je me rappelle avec émotion la première fois où Antoine a ouvert les yeux, la première fois où j’ai entendu sa voix après l’extubation, son premier bain, son premier body. […] Un immense merci! À l’équipe du Suivi intensif de grossesse à qui Antoine doit beaucoup. Aux équipes de néonat…»

Quelle place ont les parents dans l’accompagnement de leur enfant prématuré ?

«Autrefois, les parents étaient des «visiteurs». Il y a 20 ans, les bébés restaient 24h sur 24 dans la couveuse. Les parents avaient le droit de venir deux heures l’après-midi. Cela a énormément évolué.
À Caen, on a désormais pour chaque chambre de réanimation un fauteuil qui se transforme en lit pour les accompagnants. Ce projet a pu être soutenu par les pièces jaunes. Mais tous les services de néonat’ ne sont pas encore dans une mouvance de soins de développement. Inversement, il y a des équipes pionnières, celle de Brest par exemple; à Valenciennes également, où ils sont très bons. À l’étranger, les exemples, ce sont la Suède et la Norvège.

Là bas, ils hospitalisent la mère dans la même chambre que celle de l’enfant, à partir de la salle de naissance. L’enfant qui vient juste de naître et qui est intubé peut être placé directement en peau-à-peau sur l’un des parents.
C’est l’avenir pour nous. L’asso SOS Préma a décidé de financer pour tous les services qui le souhaitent un fauteuil avec un système de ventilation pour pouvoir faire la liaison avec la salle de naissance et la salle de réanimation, en mettant l’enfant sur le père en peau-à-peau. Cela demande du temps, de l’argent, des moyens humains, pour pouvoir faire ça bien, en toute sécurité: cela exige deux infirmières puéricultrices pour éviter l’extubation.»

12 jours

L’espace des familles est un «sas» entre le monde extérieur et la bulle du service de néonat’. Un endroit pour manger en 10 minutes, se poser quelques instants, avant de repartir au front, en peau-à-peau ou pour donner des soins. Un canapé, des fauteuils, une table, un frigo, des casiers dont les parents ont parfois oublié de laisser la clé une fois l’hospitalisation achevée, un micro-onde, des jeux pour les enfants.

Le poster a un peu vécu, mais il est là, à l’entrée de la salle des familles. Un patchwork de photos d’enfants. En dessous, un prénom, et les mêmes indications que l’on retrouve à l’intérieur du service: 26 semaines, 600 grammes; 31 semaines, 1,5kg… Ils ont désormais 5, 7, 10 ans, et participent à une course organisée par l’association Les petits cœurs de beurre. Tous sont nés prématurés, et ont été opérés de problèmes au cœur fréquents chez les prématurés, dont l’un s’appelle la persistance du canal artériel (en savoir plus ici).

Lola, née à 26 semaines et 660 grammes, a été opérée il y a quelques semaines dans le service de néonat. Depuis, ses constantes respiratoires se sont nettement améliorées, me raconte sa maman rencontrée dans la salle des familles. Cela fait deux mois que Lola est arrivée sur terre. Elle pèse désormais un kilo et est passée en soins intensifs, le service qui suit la réanimation. Aujourd’hui, elle a pris un bain pour la première fois. Sa maman me montre la vidéo.

«C’est trop bon, ces jours-ci, on ne sait pas ce qu’il va y avoir!», lance la maman de triplés arrivés eux-aussi quelques jours avant Azélie. Avec son compagnon, elle ne parvenait pas à avoir d’enfants. Ils ont donc entamé une démarche de PMA. Quand les médecins ont repéré que trois embryons grandissaient, ils ont proposé d’en enlever un pour réduire les risques liés à une grossesse multiple. «Mais lors de cette manipulation, les trois peuvent mourir, explique la maman. On a refusé: j’avais déjà eu trop de mal à avoir des enfants pour qu’on m’en enlève un. Un gynéco nous a dit: il vaut mieux ne pas avoir d’enfant qu’un enfant prématuré. Moi, je préfère passer mes journées ici.» Thomas, César et Paul occupent trois chambres du service de réanimation.

Quand j’évoque les difficultés d’Azélie, les autres parents tentent de me rassurer. Ce n’est qu’un passage, ça va aller.

Vidéo réalisée par le CHU de Caen.

13 jours

Les bips retentissent dans la chambre, et au milieu du couloir du service où une puéricultrice surveille les constantes des enfants, via quatre ou cinq écrans. En direct, elle connaît le taux d’oxygène dans le sang et les battements cardiaques de chacun. Et là, sur l’écran d’Azélie, la courbe de son oxygénation a chuté. 50%. L’écran vire au rouge. Azélie est en danger.

En quelques secondes, la pédiatre arrive suivie de son cortège d’internes. Bloque la sonnerie stridente. Tente un basculement de la machine vers une autre forme de respiration. La situation ne s’améliore pas. Ajoute une dose d’hypnovel, un médicament pour calmer un peu plus Azélie dont le corps semble refuser les vibrations de la machine à oxygène.

Dessin : Marine Duchet

« En attendant que ça agisse, vous pouvez mettre vos mains autour d’Azélie », m’invite la pédiatre. Ses constantes augmentent en même temps que la pédiatre regarde l’écran. Dès qu’elle pose ses yeux sur Azélie, ses constantes s’améliorent. La médecin blague : « Dès que j’ai le dos tourné, cela ne va plus. Tu sais, je suis là pour la nuit. Je vais te surveiller. »

14 jours

Depuis ce matin, le prénom «Anatole» a été enlevé de la porte de la chambre qu’il occupait. Une fiche liée à l’entretien de la chambre a été placardée. «Il est passé en soins intensifs», nous rassure Justine, la puéricultrice qui s’occupe ce matin d’Azélie. Nous sommes soulagés: après la réa, les soins intensifs accueillent les enfants avant qu’ils ne partent en soins courants, puis qu’ils quittent la maternité.

Si l’histoire des autres enfants nous touchent autant, c’est que nous savons qu’il n’y a que deux possibilités: quitter le service pour aller en soins intensifs, avec moins d’aides; ou mourir.

Le midi, nous mangeons avec une femme qui est coiffeuse, et son compagnon qui travaille dans la restauration. Leur fils devait sortir cette semaine, peut être la semaine prochaine. «Je n’en peux plus, dit le papa, qui blague sans cesse. L’avantage, c’est que quand il rentre, il est déjà propre, il mange tout seul.» Tout le monde rit. La maman de Lola, qui est née à 26 semaines, évoque la dette que sa fille devra rembourser à l’adolescence. Elle habite à une cinquantaine de kilomètres et elle fait la route tous les jours pour venir passer du temps avec sa fille.

Que sait-on de l’avenir et de la vie des enfants prématurés à 5 et 10 ans ?

«En France, une grande étude nationale a été menée, elle s’appelle Epipage. Même si ces études statistiques ne répondent pas à un individu donné, elles nous permettent à nous, soignants, de nous projeter pour voir ce qui a du sens et ce qui n’en a pas, en terme de soins. On peut avoir un ordre d’idée, par exemple, pour un enfant né à 30 semaines, sur les risques et les difficultés d’apprentissage, les séquelles respiratoires, la marche, les problèmes ophtalmologiques…

Entre 1997 et 2011, grâce à l’introduction des soins de développement et aux progrès techniques, les statistiques montrent par exemple une diminution des séquelles motrices. On travaille désormais sur l’évaluation de l’apprentissage à l’école. »

Pour en savoir plus sur ces études, rendez-vous sur le site Internet d’Epipage.

14 jours

Notre aîné Gabriel commence à pleurer dans le couloir du service. Il ne veut pas du masque qu’on tente de lui mettre à chaque fois qu’il vient voir sa petite sœur. Gabriel a un an et demi. On lui met de la solution hydro-alcoolique sur les mains, on le prend dans nos bras et on fait le tour de la couveuse, en lui montrant Azélie, au milieu de ses tuyaux, dans la pénombre. Je me demande parfois s’il la voit bien, et ce qui se passe dans sa tête. Il est en tout cas très excité à l’idée de venir ici. Et nous aussi. On ne réussira jamais à lui mettre un masque.

Pour une naissance à 24 semaines aménorrhée, les chances de survie sont désormais de 60%, avec complications variables. Des séquelles motrices pas si fréquentes que ça (moins de 10%). Un tiers des enfants ont des troubles des apprentissages, qui peuvent être importants. Plus les semaines passent et plus le pronostic s’améliore.

« Avez-vous pris des photos ? », nous demande une pédiatre un jour où Azélie va mal. Depuis l’arrivée d’Azélie, les soignants nous ont souvent suggéré de faire venir son grand-frère. L’équipe du service sait que ces rencontres et ces souvenirs sont importants dans le cas où la vie devrait s’arrêter.

15 jours

Les médecins ont retiré les masques qui cachent leur nez et leur bouche. Nous nous sommes habitués à ne voir que leurs yeux, et à sonder leurs regards: sont-elles inquiètes, pressées, disponibles, confiantes?

Mais là, dans le petit bureau de la psychologue du service qui vient nous voir de temps en temps dans la chambre d’Azélie, nous découvrons le visage de certaines d’entre elles. Impassible, grave, compatissant. Un arbre multicolore est collé au mur. Une table basse sépare le corps médical de celui des parents. La petite pièce accueille les rendez-vous avec les familles, «pour faire le point», quand la situation est grave.

Dessin : Marine Duchet

C’est Mme Datin, la pédiatre qui nous a rencontrés avant la naissance, qui mène la discussion. Son ton est posé, réfléchi, direct. «Je sais que vous êtes très présents et que vous percevez notre inquiétude. Il est nécessaire de prendre du recul pour constater que la situation respiratoire d’Azélie n’évolue pas depuis deux semaines.» L’hypoplasie pulmonaire se confirme. «Les vaisseaux sanguins des poumons ne parviennent pas à amener l’oxygène dont elle a besoin. Tout concorde à dire qu’elle n’est pas modeste. Mais est-elle sévère?» Les médecins ne le savent pas encore totalement. Il faut que dans les prochains jours une étape soit franchie: que l’aide respiratoire soit diminuée, pour retirer l’intubation et passer à un respirateur moins invasif.

A défaut, les soins devront s’arrêter. La réanimation ne peut servir à prolonger la vie sans une perspective de parvenir un jour à l’autonomie de l’enfant.

Est-ce que la croissance d’un enfant peut permettre de développer ses poumons?, je demande.
Oui, mais uniquement quand il manque peu de capacités respiratoires, au dernier moment avant de rentrer chez soi.
Des enfants de 24 semaines parviennent-ils à se passer de machines et faire des progrès en deux semaines?»
«Oui, cela arrive.»
[…]

Nous sommes face au mur. Celui que j’entrevois depuis quelques jours. Il existe une dernière chance médicamenteuse pour réduire l’inflammation des poumons d’Azélie provoquée par le respirateur artificiel qui pallie ses défaillances. Face à l’urgence de la situation, la cure de corticoïdes va commencer cette nuit. Elle peut avoir des incidences sur le cerveau de l’enfant. Mais c’est la dernière chance.

Nous rejoignons Azélie dans sa chambre. Nous sommes très émus en la voyant. «Je viens voir comment vous allez, nous dit Sophie, la jeune puéricultrice qui s’occupe beaucoup d’Azélie. C’est dur, mais c’est bien d’exprimer vos émotions. On est là aussi pour vous, les parents. Pour l’enfant et pour vous.»

Comment décidez-vous de la limitation ou de l’arrêt des traitements ?

Valérie Datin Dorrière, pédiatre dans le service de réanimation néonatale (extrait de l’interview)

« Il y a 20 ans, c’était terrifiant, on était en dehors de la loi. On n’en parlait pas, comme ça, personne ne savait rien, personne n’était contre. La limitation des soins, c’était le médecin responsable qui entrait dans la chambre, tournait le bouton, en son âme et conscience. Il pouvait arriver que les puéricultrices n’étaient pas au courant : « ça y est, le petit est décédé ». Et voilà. Mais il n’y avait pas de loi, un vide juridique.
Depuis 2005, la loi Leonetti a permis de libérer la parole, c’est formidable. Cela ne nous enferme pas. Il y a un double interdit : de l’euthanasie active (on ne tue pas), et de l’acharnement thérapeutique. On doit adapter nos soins aux pronostics de l’enfant : les soins de réanimation, la ventilation mécanique, sont des soins qui deviennent déraisonnables si on sait que cet enfant ne va pas survivre. On peut limiter la ventilation. Nous pouvons nous appuyer sur cette loi pour pouvoir en parler avec les parents, et en équipe.
Dès qu’il y a une situation complexe, on l’aborde au fil de l’eau, ce n’est pas tout d’un coup qu’on décide d’en parler quand cela ne va plus. Si quelqu’un – ce n’est pas forcément le médecin, ça peut être un étudiant, un médecin, une infirmière, se pose des questions (est-ce que ça a du sens cette poursuite de réanimation?), n’importe qui peut le verbaliser, et dire, moi, je pense que là, on arrive à un moment où il faut qu’on ait une réunion collégiale, multidisciplinaire pour reprendre l’histoire de l’enfant. On s’arrange alors pour qu’il y ait un médecin extérieur aux soins (pas forcément extérieur au CHU), qui n’a pas de liens directs de hiérarchie et pas de lien avec la famille. Son regard est complémentaire.

On peut aussi solliciter des experts à propos des images cérébrales par exemple, pour poser ensemble le pronostic sur de possibles lésions. Et s’interroger : est-ce raisonnable ou pas? Est-ce qu’on n’est pas en train de faire survivre inutilement un enfant au prix d’une souffrance qui ne l’amènera pas à survivre? On doit ensemble prendre une décision collégiale. Il faut un consensus, sans notion de hiérarchie. Quand on rapporte où en est l’enfant, on rapporte aussi où en est la famille. C’est un peu un lot. Cela rentre en ligne de compte même si ce n’est pas ça qui fait prendre une décision médicale.
Ce n’est jamais simple, mais il y a des situations qui sont plus claires que d’autres. S’il y a encore des incertitudes quant au pronostic, où l’on n’est pas tous tout à fait convaincus de la même chose, on peut dire: là, on n’a pas assez d’éléments, on attend telle ou telle durée qui va permettre de répondre à une question, tel examen complémentaire. Et on se revoit dans trois jours, dans une semaine. On se donne le temps d’être tous intimement convaincu qu’il faut poursuivre ou pas la prise en charge réanimatoire. On a tous des expériences professionnelles différentes. Si on se pose des questions sur le développement cérébral de l’enfant, on peut s’interroger: as-tu déjà vu, au cours des 20 dernières années, une situation similaire qui a bien évolué dans ce contexte là? On peut aussi retourner à la littérature scientifique: des enfants parviennent-ils à vivre sans séquelles dans cette situation-là ? C’est un élément supplémentaire dans la discussion même s’il n’y a jamais un seul argument qui est prédominant. »

21 jours

Dans la salle des familles, j’ai rencontré Amande, une très jeune maman. Elle a eu une petite fille il y a six mois, un peu dans la même situation que nous. On lui a dit qu’il serait difficile pour elle d’avoir un autre enfant. C’est ça qui la travaille le plus. Sa fille est toujours en réanimation à cause d’un staphylocoque qui l’empêche de quitter sa chambre, pour éviter une transmission à d’autres enfants. A part ça, tout semble bien aller. Mais elle est à bout, nerveuse, fatiguée de passer ses journées ici.

«J’espère que vous ne resterez pas aussi longtemps que nous», me dit-elle.
«J’espère que l’on restera encore un peu», je lui réponds.

Je regagne la chambre d’Azélie où je vais bientôt faire ses soins. Avec le peau-à-peau, c’est un moment que j’aime beaucoup. J’ai l’impression de m’occuper d’elle comme d’un bébé « normal » , et d’être utile alors que je n’ai aucune prise sur les événements.

Depuis trois semaines qu’Azélie est hospitalisée, je commence à bien les connaître, ces gestes à effectuer. Je passe les deux mains dans la couveuse: avec un coton, je nettoie ses yeux, son visage. Je lui change la couche bien trop grande pour son petit corps. Je lui mets un thermomètre sous son bras et indique la température à l’infirmière. Puis c’est l’heure d’aspirer son tube à oxygène. Je contiens Azélie, une main sur la tête, une autre sous ses pieds, pendant que l’infirmière récupère les liquides qui peuvent s’accumuler dans le tube et empêcher sa respiration.

Dessin : Marine Duchet

Avec sang-froid et des gestes d’une précision méticuleuse, la puéricultrice débranche l’appareil à oxygène, insère son aspirateur, récupère les liquides, rebranche l’oxygène. Cela dure quelques secondes pendant lesquelles, la plupart du temps, le rythme cardiaque et l’oxygène dans le sang d’Azélie chutent. Elle remonte ensuite plus ou moins rapidement la pente. Mais le passage est obligé, plusieurs fois par jour.

Souffre-t-elle? La question nous taraude. Azélie est souvent paisible, endormie. De temps en temps, elle est plus agitée. Ses pieds partent dans tous les sens. Son visage se crispe légèrement. Elle grimace. Ces petits signes, ce sont souvent nous qui les voyons en premier. Les médecins le savent. Ils nous interrogent: «Comment ça va Azélie aujourd’hui?» , «Vous la trouvez comment?»

Quand Azélie est agitée, nous mettons nos mains autour d’elle. Cela la contient, la rassure. De leur côté, les médecins adaptent les doses de médicaments pour l’apaiser. Mais à mesure que les jours passent, Azélie commence à s’y habituer, et les doses doivent être augmentées.

Comment est prise en charge la douleur des enfants ?

« La première chose était d’admettre que ces enfants ont mal, potentiellement. Autrefois, les enfants étaient sur le dos, les bras attachés pour ne pas qu’ils bougent, sous intubation… Cela paraît de la torture maintenant. Ce n’était pas malveillant du tout, c’était juste que la notion de la douleur chez les grands prématurés est apparue dans les années 80. Avant, ils n’étaient pas finis, leurs nerfs n’avaient pas poussé, donc ils n’avaient pas mal…
Nous savons désormais que ces enfants très grands prématurés sont même plus réceptifs à la douleur. À 25 semaines, les voies afférentes de la douleur, pour ressentir la douleur, sont déjà matures. Par contre, il existe des voies qui permettent de diminuer la douleur, et qui vont se développer chez l’enfant à terme et en grandissant. Ces voies inhibitrices de la douleur ne sont pas matures chez le nouveau né prématuré.
Notre but est d’abord d’évaluer, de mesurer la douleur. Chez l’enfant prématuré, cela se passe par son l’observation des mimiques, des postures, des réactions de l’enfant aux différents gestes.

Les parents sont invités à décoder leur enfant en dehors des moments où nous ne sommes pas présents: c’est une source d’information importante. Nous avons des grilles, au dos de nos dossiers, sur lesquelles nous cotons sa douleur. Depuis quelques temps, nous expérimentons des capteurs qui se basent sur la fréquence cardiaque pour évaluer la douleur, et traduire avec des chiffres la douleur ressentie de l’enfant.
Ensuite, pour y répondre, il y a la stratégie non-médicamenteuse, comportementale. C’est celle qui va être basée sur l’enveloppement, le peau-à-peau, la succion (on propose à l’enfant une tétine), l’allaitement. Après, ce sont les mesures médicamenteuses, avec les différents paliers qui existent, qui va du doliprane/perfalgan jusqu’à des médicaments plus puissants comme les morphiniques par voies intraveineuses, en continu, avec des «bolus» avant les soins quand on sait qu’on est amenés à faire un geste douloureux. »

22 jours

Deux petites billes noires cherchent autour d’elle. Pendant une heure, Azélie est très éveillée. C’est la première fois. Nous lui avons donné des gouttes de lait maternel, directement dans la bouche. Elle tête avec avidité. Nous sommes très heureux de la voir ainsi, avec une certaine vitalité.

Nous nous interrogeons: que veut-elle exprimer? Est-ce une réaction normale? «Elle grandit, nous assure Sophie, la puéricultrice. Elle a de nouveaux besoins.»

27 jours

Au cours des derniers jours, les corticoïdes, dernières chances médicamenteuses de pouvoir passer un cap respiratoire, ont fait en partie leur effet. Mais pas assez pour se passer de l’intubation, cet oxygène qui arrive directement dans les poumons mais contribue aussi à les abîmer. Au cours de cette dernière semaine, un bilan neurologique a révélé des leucomalacies, de petites lésions cérébrales qui peuvent être provoquées par le manque d’oxygène.

La médecine est arrivée au bout de ce qu’elle est capable de faire.

Azélie ne pourra jamais respirer seule. Il a fallu un mois pour en être certains, évacuer toutes les hypothèses, les autres causes possibles. Les malaises vont s’enchaîner, conduisant à sa mort certaine au cours des jours ou des semaines qui arrivent.

Voilà le constat qui a été fait par les médecins réunis en «staff» dans la grande salle à l’entrée du service où l’histoire et le suivi des enfants sont passés en revue. L’équipe soignante a décidé d’arrêter la respiration artificielle qui soutient la vie d’Azélie. Et nous nous retrouvons une nouvelle fois dans la petite salle pour en discuter et consentir à accompagner notre enfant vers la mort.

28 jours

Il est 2h00 du matin quand le cœur d’Azélie, dans nos bras, s’est arrêté. Dans l’entrée de la chambre, la pédiatre qui nous a accompagnés est là avec deux puéricultrices. Droites, silencieuses, immobiles, elles suspendent leur course pour être avec nous quelques instants.

Avec la puéricultrice, nous prenons les empreintes de ses mains. Elles rejoignent une petite boite de souvenirs que nous ramènerons le lendemain à la maison.

Dessin : Marine Duchet

Ce soir-là, Azélie est partie en même temps que Thomas, l’un des triplés. Ses deux frères sortiront du CHU deux semaines plus tard, comme les enfants des autres parents que nous avons rencontrés.

Ces enfants grandiront souvent avec une santé plus fragile, mais ils vivront grâce aux extraordinaires progrès de la médecine et aux connaissances humaines sur l’extrême prématurité.

Simon Gouin

J’ai l’habitude de raconter les histoires des autres. L’histoire que je viens de raconter est la mienne. Ou plutôt celle de ma fille et de notre famille toute entière. Celle aussi, sans doute, de nombreuses familles à travers le monde qui connaissent un deuil périnatal. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai décidé de la raconter. Pour toutes ces vies parfois enfouies dans la mémoire des vivants.

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