Décembre 2019

Zéro chômeurs

Simon Gouin (texte), Emmanuel Blivet et Viriginie Meigné (photos), les jeunes de la mission locale et du lycée Allende

Plus de 6 millions de chômeurs. Et une idée folle : donner un emploi à tous, sans surcoût pour la collectivité et avec un impact positif sur les territoires. Expérimentée à Colombelles, dans la banlieue de Caen, Territoire zéro chômeurs change le quotidien des personnes employées, mais affronte de nombreux défis.

Mars 2017

A première vue, la cuisine semble prête à accueillir la machine à café. Mais Eric, qui vient de la repeindre avec son collègue Julien, n’est pas satisfait: «Il va falloir une deuxième couche. Ce n’est pas propre, en haut du mur.» Avec sa voix de fumeur, ses mimiques un peu nerveuses, Eric a le coup d’œil, et le coup de main: peindre était son métier pendant trente ans. Ses bras et son dos en souffrent aujourd’hui. Ses mains, régulièrement nettoyées au white spirit, sont extrêmement sèches. «Être peintre, c’est faire toujours les mêmes gestes. Je n’en pouvais plus, moralement et physiquement. J’avais envie de changer d’air.»

Il y a un an et demi, Eric arrête l’activité commencée à seize ans «pour partir de chez ses parents». Pointe à Pôle emploi qui l’oriente constamment vers des postes similaires à son ancien travail. «Je ne voulais plus faire cela.» Eric refuse de faire les démarches pour toucher le RSA, par honte. Grille ses économies, et perd progressivement espoir.

Jusqu’à son grand saut en parachute, comme il le dit. Un saut dans l’inconnu avec le projet «Territoires zéro chômeurs de longue durée», expérimentée à Colombelles, où Eric est né. Et aujourd’hui, Eric a repris la peinture quelques heures pour s’occuper du bureau de Territoire zéro chômeurs, qui représente pour lui beaucoup d’espoirs.

[Au fil du texte, rencontrez les employés de Territoire zéro chômeurs à Colombelles. Toutes les photographies ont été prises en novembre 2019, plus de deux ans et demi après les débuts de Territoire zéro chômeurs.]

Eric Leprévost, 54 ans, dans le bois de Colombelles dont il a en charge l’entretien (Photo : © Emmanuel Blivet/Grand-Format)
«Depuis l’âge de 16 ans, j’ai été toute ma vie peintre salarié dans le bâtiment. J’en ai alors eu marre de la peinture même si je gagnais bien ma vie. Je souhaitais à ce moment là me former à autre chose mais Pôle Emploi ne me proposait que du travail dans la peinture.
J’étais peut-être pour eux trop âgé pour envisager un changement de cap?
Étant natif de Colombelles, je venais souvent dans le bois qui surplombe l’Orne dans ma jeunesse, et, lorsque j’y revenais, je me disais que cet endroit n’était pas assez valorisé. J’ai alors proposé un projet d’embellissement de cet écrin de verdure. La mairie avait de son côté également un projet similaire. Le poste de garde nature était crée! C’était pour moi devenu inespéré de travailler à l’air libre sur des horaires de bureau! ».

Janvier 2017

C’est le branle-bas de combat dans la petite ville de 6280 habitants, aux portes de Caen. Colombelles, une ancienne ville ouvrière, a été retenue pour faire partie des 10 territoires français où est expérimentée une idée lancée par l’association de lutte contre la misère ATD Quart-Monde. Son nom: Territoire zéro chômeurs de longue durée. Une nouvelle méthode pour lutter contre le chômage, un peu révolutionnaire. «Disons qu’elle prend les choses à l’envers», suggère plutôt Patrick Valentin, l’initiateur de cette idée. Tout doit partir du demandeur d’emploi et des besoins locaux.

C’est l’Ardes, l’association régionale pour le développement de l’économie solidaire en Normandie, qui a porté le projet. Elle s’est engagée aux côtés de la ville de Colombelles pour répondre à l’appel à candidatures national. Une association locale a ensuite été créée pour poursuivre le travail, avant, enfin, la création d’une entreprise à but d’emploi.

Première étape du projet : inviter les personnes sans emploi à réfléchir aux besoins de leur territoire de vie. « Non seulement les personnes doivent nous expliquer dans quel travail elles se verraient le mieux, mais aussi quelles activités seraient bonnes pour la collectivité », explique Pascal Gourdeau, de l’Ardes, une association chargée de la maîtrise d’ouvrage du projet. L’un s’imagine aménager le bois de la ville, y créer un parcours pédagogique, de l’accrobranche. Une autre pourrait créer un point info-santé, afin d’orienter les personnes vers les bonnes structures. Une troisième envisage de conduire un taxi solidaire, ce qui accroîtrait la mobilité des habitants pour un prix modique. Une dernière visiterait les personnes âgées dépendantes, pour passer du temps avec elles, discuter, jouer aux cartes, et lutter ainsi contre la solitude.

Colombelles, ancienne cité ouvrière

Colombelles affiche le plus fort taux de chômage de l’agglomération caennaise (environ 18% de sa population active). Jusqu’en 1993, la Société Métallurgique de Normandie, installée sur son territoire, était un véritable poumon d’activité (voir les photos ci-dessous). Mais les fourneaux ont fermé et les startups de haute-technologie les ont remplacés, au pied de l’ancienne usine.

Malgré ces emplois qualifiés, Colombelles compte environ 700 demandeurs d’emplois, dont 250 de longue durée. Peu de diplômes, peu de mobilité. Des personnes qui perdent confiance en eux, et en l’avenir.

©Fonds J. Dauphin / La Fabrique de patrimoines en Normandie

«Pas question de laisser une personne sur le carreau»

À l’entrée de son bureau, des cartes postales ont été affichées. Charbonnier, filetière, chiffonnier. Les métiers d’autrefois qui peuplaient les campagnes normandes. Ludovic Provost, lui, travaille sur ceux de demain. Il est conseiller en insertion, et c’est lui qui est chargé d’orienter une partie des demandeurs d’emploi vers la création des nouvelles activités qui seront développées, demain, grâce à Territoire zéro chômeurs. «Dans les entretiens, nous partons de leurs envies et de leur motivation. Nous explorons avec eux leurs idées et nous les confrontons à la réalité», souligne le conseiller en insertion qui a pris part depuis quelques mois au projet.

Son objectif : travailler les idées d’activités. S’assurer qu’elles respectent les critères fixés: le travail ou le service proposé ne doit pas exister sur le territoire. Pas question de concurrencer une activité déjà existante. Les emplois doivent ensuite être principalement non marchands, ou peu solvables: si une compensation financière est demandée au public bénéficiaire de cette activité, elle doit être très faible.

Katia Fouchard, 45 ans, devant la boutique du potager d’Annie.
(Photo : © Emmanuel Blivet/Grand-Format)
«Cela fait deux ans que je travaille au maraîchage. Polyvalente, je suis a la fois au magasin avec Amandine, aux fruits avec la mise en terre des fraises en ce moment, et à la récolte avec les collègues pour garnir les paniers. Avant Territoire zéro chômeurs, j’ai fait plusieurs métiers, comme auxiliaire de vie, gouvernante dans les hôtels ou femme de ménage dans de grands centres de vacances. Je cultivais quelques légumes comme ça, vite fait. Lorsque mes collègues ont du mal, à cause de leur âge, leur motivation, leurs problèmes personnels, ils savent que je suis là pour discuter avec eux, les réconforter et les soutenir. Pour ça, j’essaie de capter tout le monde, être à l’écoute, mais sans commander».

Un comité de vigilance (composé de syndicats, de collectivités, de volontaires) épluche les possibilités de postes établis avec les entreprises du coin. Lorsque le supermarché de la ville a proposé un travail pour décharger les camions, le comité a mis son veto: l’activité aurait très bien pu être développée sans l’aide du projet. Et l’enseigne de la grande distribution n’a pas forcément besoin de cette aide pour assurer cet emploi. «Nous continuons à chercher des idées avec le supermarché», relate Ludovic Provost.

À Colombelles, la démarche provoque de l’enthousiasme chez certains participants, qui deviennent acteurs de la construction de l’«entreprise à but d’emploi», comme on l’appelle dans ce projet. «Pour les personnes qui s’engagent, il y a un CDI à la clé, raconte Ludovic Provost de la cellule emploi. Ce n’est pas: si vous faites cette formation, vous allez peut-être trouver un emploi. Non, le poste sera créé. Dans la tête des gens, cela change tout!» D’autres ont disparu depuis la première rencontre: certains n’y croient pas, une quinzaine ont trouvé un emploi. «Est-ce un effet positif du projet?, s’interroge le conseiller en insertion à la voix feutrée. Quand il y a un accompagnement comme celui que nous proposons, cela aide les gens à croire qu’ils peuvent trouver un emploi. Je pense qu’ils ne se présentent plus de la même façon, ensuite, lors d’un entretien d’embauche par exemple.»

«On ferait mieux d’utiliser cet argent pour créer de l’emploi»

Mais pas question de laisser un demandeur d’emploi de côté. «Concrètement, les personnes volontaires sont recrutées de droit, précise Patrick Valentin, l’initiateur du projet chez ATD Quart Monde. Tous ces chômeurs de longue durée seront salariés, en CDI, dans une «entreprise à but d’emploi». « Elles ne subissent pas une sélection. Mais nous voyons avec elles, dans un emploi, ce qu’elles désirent faire, ce qu’elles savent faire.» Une petite révolution. «Au fond, les gens ont des capacités, le travail ne manque pas, et il y a de l’argent qui est utilisé pour aider ces personnes qui n’ont pas d’emploi. On ferait mieux d’utiliser cet argent pour créer de l’emploi [voir encadré], résume Patrick Valentin. Nous voulons démontrer qu’une fois que cette pénurie d’emplois est supprimée, non seulement elle ne coûte pas plus à la collectivité, mais elle est favorable économiquement.»

Comment financer ce projet?

Être privé d’emploi a un coût : ATD Quart Monde l’a estimé à 36 milliards d’euros chaque année. C’est en réaffectant les coûts et les manques à gagner de cette privation d’emploi qu’un salarié de Territoire zéro chômeurs peut être payé. Avec ce projet, l’État et les collectivités territoriales volontaires transfèrent dans un fonds les prestations sociales telles que le RSA. Grâce à ces fonds publics, les postes de Territoire zéro chômeurs (environ 26 000 euros par an) sont financés à 70%. Il faut donc trouver entre 8 et 10 000 euros par emploi : pour cela, Territoire zéro chômeurs mise sur des prestations vendues aux entreprises locales.

«Ce sera un succès si on parvient à supprimer la pénurie d’emplois, et à observer le mieux-être de la population», répète Patrick Valentin. Pour cet homme qui a vécu auprès des «plus pauvres», «les personnes qui demandent de l’emploi ont beaucoup plus de compétences pour dire ce qu’elles savent faire, que ce que l’on croit. Si on les sélectionne, on les exclut ». Mais le changement de logique n’est pas forcément évident.

«On est contaminés par la logique ordinaire, celle de la sélection, de la méfiance, du contrôle. Nous, nous proposons d’être dans une logique de confiance. »

Isabelle fait partie des premières personnes engagées dans l’expérimentation. En janvier 2017, elle réfléchit avec une quinzaine de personnes aux premières activités qui pourraient être développées sur le territoire. «C’est difficile d’être demandeur d’emploi de longue durée, souligne Isabelle au chômage depuis un an lorsque nous nous rencontrons. Tu es coupée du monde du travail, tu as peu de vie sociale, ton budget est restreint. Quand on vous propose un projet super innovant comme celui-ci, cela permet d’abord de côtoyer de nouveau des gens, de sortir de chez soi, et puis à terme d’avoir un emploi. En quelque sorte, c’est retrouver une forme de dignité. Et cela n’a pas de prix. Si j’ai un emploi, je fais partie de la société.»

Dominique Lannier, 59 ans, avec Mozart, dans le potager d’Annie.
(Photo : © Emmanuel Blivet/Grand-Format)
«Dans le bâtiment depuis l’âge de 16 ans, et 26 ans dans la même entreprise, je suis tombé en arrêt longue maladie en 2009, puis j’ai été licencié pour inaptitude.
Pendant deux mois, j’ai donné bénévolement des coups de mains à l’équipe du maraichage de Territoire zéro chômeurs. J’ai aussi pu transmettre la longue expérience que j’avais acquise des jardins ouvriers à Colombelles et du travail de la terre avec mon père depuis des années. »

En janvier 2017, l’aventure vient d’être lancée. Les premiers employés ne se doutent pas encore que le chemin va être semé d’embuches.

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