Octobre 2019

Filles du Maupas

Marylène Carre
Jean-Baptiste Julien

En 2013, Jean-Baptiste Julien achète sur un vide-grenier un magnétophone à bandes de type Revox. Le vendeur se débarrasse par la même occasion d’un vieux sac de bandes qui trainait au grenier. Il n’est pas étonné. Depuis quelques années, il arpente les brocantes de la région à la recherche de ces vieux appareils, qu’il réutilise pour des créations sonores en danse ou en théâtre. Jean-Baptiste a pris l’habitude d’écouter les bandes avant de les effacer. La plupart ne recèlent que des morceaux de musique élimés.

Cette fois, ce sont des voix d’enfants qu’il découvre. Un mot retient son attention: «pont tournant». Il en existe un à Cherbourg. Intrigué, il déroule la bande attentivement et comprend que ces voix sont celles de gamines de Cherbourg et que l’intonation et l’usure de la bande font remonter cet enregistrement aux années 1970. Mais surtout, la bande porte une promesse, l’indice d’une chasse au trésor irrésistible. Les enfants ont laissé sur la bande leurs prénoms et leurs noms. Jean-Baptiste a entre les mains une liste de 22 noms dont il ne connaît que les voix, inconnues et déjà familières.

Un an plus tard, il est en résidence d’artiste au lycée Tocqueville à Cherbourg. Il n’a pas oublié la bande, et par curiosité, décide d’aller fouiner dans les listes d’anciens élèves de l’établissement. Il retrouve quelques noms, s’emballe, s’empare d’un annuaire. Bingo. Les mêmes noms encore. Les familles du Maupas ne quittent pas Cherbourg. Quarante ans après, la bande va t-elle révéler ses secrets? Il note le premier numéro, appelle et prend rendez-vous le lendemain avec Valérie Le Molaire, épouse Lemesle. Il ne sait pas ce qu’il va chercher, mais il a emporté la bande avec lui.

« Un gros truc avec des bobines »

Il découvre l’intérieur sombre et triste d’un appartement cherbourgeois. La femme qui lui ouvre chuchote à voix basse. Elle n’a pas encore cinquante ans mais en paraît bien plus. Dans le fond de la pièce, son mari est alité, sous assistance respiratoire. «Il est malade», explique-t-elle. La télévision est allumée, le son au maximum. Il parvient malgré tout à lui faire écouter la bande. Valérie Lemesle devine immédiatement qu’il s’agit de «la classe de CM2 à Jean-Jaurès avec Madame Grandguillotte, la directrice de l’école. C’est sûr et certain.» Elle ne reconnait pas sa voix, mais se souvient des autres: certaines filles de la classe, la maîtresse, «une grande blonde. C’était joli chez elle. Elle était gentille, on l’aimait bien». Elle se rappelle du magnétophone, «un gros truc avec des bobines, il fallait parler dans le micro. La maîtresse nous disait: comme ça, ils entendront votre voix et ils sauront qui vous êtes.» Elle n’a pas oublié les correspondants, du voyage à Paris, le chemin en terre pour aller à l’école. Elle n’a pas conservé de photos après le décès de ses parents. Elle n’a plus rien de cette époque là. Seulement sa voix.

Un an passe encore avant que Jean-Baptiste ne me contacte. Il veut percer le mystère de la bande et me propose de l’aider à mener l’enquête. On ne sait pas exactement ce que l’on cherche, ni ce que l’on trouvera, mais on devine qu’on pourra remonter le temps à partir de la bande, retrouver d’autres «Valérie», une génération de filles nées au milieu des années 1960 dans un quartier populaire de Cherbourg. Plus de quarante ans se sont écoulés. La mémoire est-elle aussi résistante que la bande magnétique? Que sont devenues ces voix?

Où sont passées les archives de l’école?

Nous écoutons et réécoutons la bande à la recherche d’indices. Comment la dater exactement? Comment retrouver l’orthographe exacte des noms ? Parfois le son disparaît. Nous confondons «Hardy» et «Tardif», «Debesle» et «Godel». Il faudrait retrouver les archives de l’école, les registres des anciens élèves et par la même occasion peut-être d’autres enregistrements, des photos de classe… L’école Jean-Jaurès a déménagé en 1989 pour s’installer au milieu des nouvelles résidences de la Brèche-du-Bois. Les anciennes salles de classe ont été démolies et on a construit à la place la blanchisserie de l’hôpital. Apparemment, les archives n’ont pas suivi. L’ancien directeur se souvient de cartons lors du déménagement, mais n’a pas idée de leur destination. Dans l’établissement actuel, aux archives municipales, départementales, académiques, il n’y a aucune trace des registres de l’école. Chaque institution se renvoie la responsabilité de leur conservation; aucune ne semble avoir mesuré la valeur de ces archives du patrimoine collectif. Disparues, oubliées, éparpillées en multiples cartons comme celui qui nous aura permis de retrouver la bande sur un vide-grenier de la région.

La blanchisserie de l’hôpital a remplacé l’ancienne école. Photo Frédérique Leterrier.

L’institutrice, Madame Grandguillotte, est elle encore de ce monde? La voix autoritaire que l’on entend évoque une époque révolue, mais quelle âge peut-elle avoir? Sur les pages blanches, Geneviève Grandguillotte, institutrice à Cherbourg, n’est pas la bonne personne. Car notre maîtresse s’appelle «Jeanne», nous apprend Gérard Picot, directeur de l’école Jean-Jaurès jusqu’en 2003. En 1979, il avait d’abord remplacé Fernand Lecanu à l’école de garçons, avant de reprendre le poste de Jeanne Grandguillotte un an plus tard. L’école est devenue mixte, mettant un terme au statut dérogatoire dont elle bénéficiait depuis la promulgation de la loi Haby de 1976. «À l’époque, explique Gérard Picot, il était fréquent de maintenir un régime de séparation jusqu’au départ en retraite du directeur ou de la directrice.» En 1980, Jeanne Grandguillotte quitte l’école et le quartier du Maupas, pour s’installer dans le centre-ville de Cherbourg. Rapidement, les médecins lui détectent une maladie rare. Elle décède en 1994, à l’âge de 74 ans. Nous ne la rencontrerons jamais… Après son départ, l’école a cessé de pratiquer la pédagogie Freinet. Les magnétophones ont été remisés au placard.

Fernand Lecanu est décédé lui aussi. Sa fille a conservé ses archives personnelles, des cahiers dans lequel il revient sur les années de guerre à Cherbourg et ses engagements militants. Le dernier acte du libertaire aura été celui de sa mort. Avec sa femme, ils avaient créé l’association départementale pour le droit de mourir dans la dignité, et c’est en pleine santé physique et mentale qu’ils décident de se suicider, ensemble, à 86 et 90 ans. Nous découvrons toute l’épaisseur du personnage. De ses enregistrements sonores à l’école, en revanche, il ne reste plus rien.

Archives personnelles de Fernand Lecanu.

Les mémoires de Jeanne

La radio France Bleu Cotentin à Cherbourg nous propose de lancer un avis de recherche sur son émission «Les Experts». Nous diffusons sur leurs ondes quelques extraits de la bande et la liste des anciennes élèves. Les noms ont résonné dans l’oreille des auditeurs. Nous recevons de nombreux appels, mais aucun de celles que l’on recherche. Yolande, une ancienne enseignante de Jean-Jaurès, a bien connu Jeanne, «une femme extraordinaire, élégante, simple, très cultivée, toujours disponible, qui savait motiver les élèves.Après sa retraite, je suis allée chez elle; c’est là qu’elle m’a tutoyée pour la première fois.» Irène connaît une Patricia Jourdain, médecin à l’hôpital de Cherbourg; Michel a dans sa famille une Sylvie Spiteri et Réjane garde d’excellents souvenirs de l’école Jean-Jaurès.

Extraits de l’émission Les Experts de France Bleu Cotentin, décembre 2016.

Un petit miracle se produit dans les semaines suivantes. L’émission de France Bleu a été entendue par la belle-sœur de Marjolaine Grandguillotte, la fille de notre institutrice, qui prend contact avec nous et nous reçoit chez elle, à Caen. Marjolaine est née en 1955 à Cherbourg, dernière d’une fratrie de trois enfants. Après la séparation de ses parents, elle est restée vivre avec sa mère au Maupas. En 1966, elle était dans sa classe de CM2. Elle aussi est devenue enseignante. Et comme sa mère, «indépendante, féministe, anticléricale».

Carnet de Jeanne Grandguillotte, rapport d’inspection.

Sur la table du salon, elle a étalé des trésors: des albums de photos des années de Jeanne à Jean-Jaurès, les rapports d’inspection académique de toute sa carrière, des lettres à sa fille et un grand carnet dans lequel elle a rédigé, à la fin de sa vie, ses mémoires personnelles. Finalement, nous rencontrons Jeanne grâce à sa fille.

« Je vous appelle pour un sujet un peu particulier. »

Le problème avec les filles, c’est qu’elles se marient et changent de noms. Dans l’annuaire, les anciennes élèves de l’école du Maupas manquent à l’appel. Sur Copains d’avant, on trouve quelques pistes. Nous voilà avec une dizaine de numéros de téléphone, pas certains de tomber sur la bonne interlocutrice. Nous décidons d’enregistrer nos premiers appels.

Allô, madame Isabelle Lesmesle?
Décédée, me répond-on froidement.Un cancer en 2010.
Ça commence bien.
Allô, Elisa Fabre? Un silence. Puis une voix hésitante:C’est que je m’appelle Elisa Tréfouel. Enfin, je suis née Fabre.

Aussitôt, je me justifie, j’explique l’objet de mon appel, la classe de CM2, la bande retrouvée sur un vide-grenier. À l’autre bout du fil, mon interlocutrice ne parvient pas à dissimuler son émotion. Oui, c’est bien elle. Élisa Tréfouel se souvient de ses camarades de l’époque. Isabelle Lemesle surtout, c’était sa meilleure amie, mais elle est décédée. «Tout ce que je regrette, c’est d’avoir trop tardé à la revoir.» Elisa habitait presque en face de l’école. Elle est restée à Cherbourg jusqu’à l’âge de 20 ans, mais vit aujourd’hui près de Honfleur.

Elle ne se souvient pas de l’enregistrement mais une question lui brûle les lèvres: «Est ce que l’on entend sur la bande que je suis bègue?» Je n’avais pas spécialement remarqué; tous les enfants ont tendance à balbutier. Elle enchaîne: «Cela m’étonne que la maîtresse m’ait laissée parler. À cette époque, les gens qui bégayaient, on ne les laissait pas s’exprimer. Je n’ai pas pu faire le métier que je voulais à cause de mon bégaiement. J’en souffre encore.» J’avais mis ses hésitations sur le compte de l’émotion. Elle travaille à présent dans une maison d’enfants, mais elle est souffrante. Elle ne pourra pas nous rencontrer. Je lui promets de lui envoyer les enregistrements.

Appels téléphoniques.

« Mais c’est pour quoi au juste ? »

Nous poursuivons nos appels. Fausses pistes, messages sur répondeur, untel qui connait untel qui pourrait nous renseigner. Finalement, nous obtenons une dizaine de réponses positives. Nous avons retrouvé Maryline Gautier, dont la mère tenait le bar de l’abattoir à côté de l’école, qui tient son propre bistrot à Anneville-en-Saire, un village de 400 habitants à une vingtaine de kilomètres de Cherbourg. Sandrine Godel habite toujours le quartier, elle enseigne en lycée professionnel à Tourlaville et elle peut contacter Catherine Marie, qu’elle «croise à Leclerc». Béatrice Choubrac est partie vivre dans la Hague. Elle a travaillé comme femme de ménage et depuis que les enfants sont grands, elle est assistante maternelle. Martine Fiat est secrétaire médicale dans la communauté urbaine de Cherbourg et a une très bonne mémoire. Patricia Jourdain, médecin à l’hôpital de Cherbourg, est bien celle de la bande. Elle est débordée de travail, mais acceptera de nous recevoir dans son bureau. Valérie Le Molaire, recontactée, est d’accord pour nous rencontrer, mais pas chez elle. «Mais c’est pour quoi au juste?». «Un travail de recherche, je réponds. Et peut-être un documentaire radiophonique

Alors que l’enquête démarre, nous avons obtenu un accord de diffusion sur France Culture. Nous disposons d’un format de 58 minutes pour raconter l’histoire des filles du Maupas, avec lesquelles nous n’avons échangé qu’un coup de téléphone. En janvier 2017, Radio France envoie pendant trois jours un technicien son et une réalisatrice, que l’on ira chercher à la gare de Cherbourg. Nous avons pris rendez-vous avec sept anciennes élèves. Jean-Baptiste emportera la bande.

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