Juin 2019

Jeannette, madeleines solidaires depuis 2015

L’occupation se prolonge et les « Jeannette » craignent de tomber dans l’oubli. Rosa se décourage : «comment nous faire entendre, nous qui sommes si petites?» Les 21 occupants vont alors prendre une décision risquée, mais qui sera déterminante : rallumer les fours, relancer la production, pour démontrer que la Jeannette n’est pas d’arrière-garde.

Dans le bruit presque rassurant des machines, chacun retrouve son poste, sa gestuelle. Une nostalgie, teintée de colère et d’inquiétude, flotte dans l’usine. Rosa ferme les yeux. «L’odeur familière des madeleines est revenue.» Elle les ouvre à nouveau, le regard lumineux.

«Il n’y avait plus de patron, mais on produisait.»

À ce moment précis tout bascule, les ouvriers prennent conscience de leur pouvoir, encouragés par Franck Mérouze. «On a les salariés, on a le savoir-faire et on a les outils. Qu’est ce qui nous empêche de relancer la machine? Celui qui sait dans l’usine, ce n’est pas forcément l’employeur, ni l’actionnaire, c’est le salarié. À partir du moment où l’on est dans cet esprit-là, les choses deviennent réalisables.»

La première fournée« illégale »est vendue sur le marché de Caen en février 2014. En une heure, 350 kilos de madeleines disparaissent. «Ça fait chaud au coeur», se souvient Rosa. La Jeannette vient de révéler son pouvoir fédérateur. Elle n’est pas seulement la«madeleine de Proust»des Caennais, qui ont grandi avec l’odeur de la pâte sucrée, elle devient le symbole de la lutte pour l’industrie française.

Les « Jeannette » ne combattent plus seules. Les Caennais se sont émus. Les médias ont compris leur détermination. Journaux, radios, télévisions, locaux et nationaux, relaient l’histoire qui s’écrit derrière les murs de l’ancienne usine. Les politiques enfin, ont pris la mesure de l’engouement populaire.

Alors que l’occupation se prolonge, les soutiens se multiplient. Les communes voisines livrent le surplus des cantines scolaires, les riverains apportent des produits de première nécessité. La comédienne Audrey Vernon joue deux spectacles sous le toit de tôles de l’usine occupée au profit des «Jeannette». Les étudiants des Beaux-Arts viennent «croquer» des madeleines. Trois autres fournées sont vendues à la porte de l’usine et sur les marchés. Jeannette est mûre pour la reprise.


“Comme un sauveur…”

En septembre 2014, la première audience au tribunal de commerce laisse entendre qu’il y a 23 repreneurs potentiels. À la seconde, c’est la désillusion ; ils ne sont plus que neuf candidats « sérieux ». Un seul d’entre eux envisage de produire en France et de garder une partie des salariés.

Georges Viana

Il s’appelle Georges Viana, il a 49 ans, ressemble vaguement à Luc Besson et s’est spécialisé dans le redressement d’entreprises en difficulté pour le compte de grands groupes. C’est sa première expérience en solo et il s’est mis en tête de reconstruire la biscuiterie en partant de presque rien, sinon de la réputation des madeleines et de l’envie des salariés.

Rosa se souvient à peine de la première venue de Georges Viana à l’usine. Mais il est revenu, une fois, deux fois. Pas pour le matériel, qu’il sait inutilisable, mais pour se galvaniser à l’énergie des « Jeannette ». Leur combat l’a replongé des années en arrière, lorsque son père, ouvrier portugais, s’est retrouvé sans emploi. «C’est quelque chose que l’on n’oublie pas lorsque qu’on est gamin», lâche-t-il. De son côté, il a entrepris de lever des fonds et a trouvé en Franck Mérouze un allié inattendu. Adversaires sur le papier, les deux hommes ont des valeurs communes et une vision pragmatique de la situation. Ensemble, ils vont se démener pour sauver les emplois. «On avait deux patrons», sourit Rosa, l’un entrepreneur et l’autre syndicaliste. En janvier 2016, Georges Viana sera le premier patron invité aux vœux de la CGT.

Les deux hommes vont passer des mois à convaincre les administrateurs, les élus et la justice de les aider. Devant la frilosité des banques, Georges Viana sera l’un des premiers entrepreneurs à faire appel au financement participatif, via la plate-forme Bulb inTown. En novembre 2014, plus de 2 000 contributeurs apportent ensemble 100000 euros. «Les gens se sont solidarisés parce qu’ils se reconnaissaient dans les «Jeannette», estime Georges Viana. Ils se sont dit qu’ils pouvaient contribuer à sauver des emplois, si les pouvoirs publics et financiers ne le faisaient pas.»

Le 24 novembre 2014, le tribunal de commerce de Caen attribue la marque, les recettes et les actifs incorporels à Georges Viana. L’offre la moins-disante, mais la plus sociale, l’a emporté. « Jeannette » pleure de joie.

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