juillet 2022

Profession : journaliste fantôme

Simon Gouin (texte)

Employé pour défendre l’image de grandes entreprises et de personnalités, Julien rédigeait des centaines d’articles diffusés un peu partout sur la toile. En 2017, un incident à la centrale de Flamanville, dans la Manche, le conduit à écrire sur le nucléaire, pour le compte d’EDF. Le message principal: rassurez-vous, tout est sous contrôle. Témoignage sur une opération de com’ maquillée en véritables articles de presse.

Pendant six ans, Julien était la plume journalistique de nombreuses entreprises ou personnalités cherchant à améliorer leur image. Le compteur électrique Linky, les déboires des géants du numérique (Airbnb, Waze), les atouts de la cigarette électronique, la croissance verte en Arabie saoudite, les prouesses de dictateurs africains, la sûreté nucléaire…: les articles de Julien étaient publiés sur des journaux en ligne, et sur des blogs ou des espaces participatifs de médias (dont celui de Mediapart).

Julien a travaillé pour plusieurs agences de «relations publiques», dont les noms ont évolué au fil du temps mais les salariés restaient les mêmes. On lui commandait des articles pouraméliorer la réputation en ligne de ces entreprises ou personnalités. De la com’ maquillée en de véritables articles de presse, parfois publiés dans des médias présentés comme étant indépendants, et qui se retrouvaient momentanément en tête des résultats de Google actualités. Face à leur apparence journalistique, les lecteurs pouvaient difficilement identifier la supercherie.

A la fin 2021, Julien a décidé d’arrêter son travail. Dans un long récit publié dans le journal Fakir, il raconte son quotidien, les commandes de l’agence au nom des clients (rarement connus du journaliste), les éléments de langage à faire apparaître dans les articles; sa découverte, effaré, que ses articles étaient diffusés sous de fausses identités, sans être vérifiés, dans des publications ayant pignon sur rue.

Brouiller les pistes

«Je suis tantôt consultant en économie, écrit Julien dans le journal Fakir, experte en géopolitique de l’énergie, journaliste écrivain gabonais, consultant en énergies renouvelables et solutions alternatives, ancienne infirmière cadre devenue consultante dans la santé, professeur d’histoire géographie spécialiste des questions africaines, chargé d’études techniques actuarielles, entrepreneur rédacteur en chef, juriste spécialisée en droit de l’internet, consultant en nouvelles technologies, auditeur risques à l’international…»

Pour chaque article, Julien doit respecter une consigne: «présenter le sujet de manière neutre en se raccrochant à l’actualité, défendre les intérêts du client, et brouiller les pistes avec d’autres exemples, sans lien apparent», explique-t-il.

L’actualité dicte les commandes qu’il reçoit. Des Français s’opposent à l’installation du compteur Linky? «On me commande des dizaines et des dizaines d’articles sur les nombreux atouts de Linky, les travaux scientifiques qui attestent de son innocuité et le respect des données collectées.» Le glyphosate est de plus en plus mis en cause pour ses potentielles conséquences sanitaires? On lui demande de décrédibiliser le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) qui classe le produit comme étant «potentiellement cancérigène». Jean Ping, un opposant au président Ali Bongo, élu à la tête du Gabon en 2009, lors d’élections controversées, se présente à l’élection présidentielle ? Julien écrit un article pour mettre en doute sa moralité. Il sera publié sur le site La diplomatie.fr et pourra ensuite être utilisé sur les réseaux sociaux pour décrédibiliser l’opposant gabonais.

«Tu peux partir de la psychose…»

Le 9 février 2017, Julien va croiser la route de l’actualité normande. A 9h45, un incendie se déclare dans la centrale EDF de Flamanville, dans la Manche. Six heures plus tard, Public relations agency lui commande «un article sur la sûreté nucléaire et plus particulièrement sur les campagnes de distribution d’iode. (…) Tu peux partir de la psychose qui s’empare des médias dès qu’un accident a lieu dans une centrale nucléaire.» La rémunération: 60€.


«Le but de l’article est de bien montrer (sans pour autant être trop insistant), qu’en cas d’accident de plus grande ampleur, les populations environnantes sont protégées des radiations par la prise de comprimés d’iode dont les campagnes de distribution sont de plus en plus efficaces. (…) Insister sur le fait que se met en place en France une culture de la radioprotection.»

En trois heures, Julien se documente sur le sujet: il lit les articles de presse sur l’incident, consulte les liens vers d’autres articles qui lui sont fournis par l’agence de com’. Une semaine plus tard, son article est publié dans le magazine Social Mag, dédié à la responsabilité sociétale des entreprises. L’article a tout d’un vrai article de presse, alors que c’est une commande d’une entreprise.


Très rassurant sur la sûreté des installations nucléaires, l’article évoque «des rumeurs alarmistes qui amusent les habitants». Il cite des témoignages d’habitants de Flamanville peu affectés par cet événement, recueillis par Ouest-France. En plus d’insister sur les arguments économiques du nucléaire, il appuie sur les «dispositifs rodés en cas d’accident» et sur la distribution de comprimés d’iode. Le fameux argument évoqué dans l’e-mail de commande.

«Comme un pompier qu’on appelle pour éteindre l’incendie.»

Cet incident dans une centrale en Normandie signe le début d’une «série d’articles pour souligner la sûreté des installations nucléaires en France, la rigueur des contrôles et la fiabilité de la sous-traitance», explique Julien. «Comme un pompier qu’on appelle pour éteindre l’incendie.» A chaque fois, le ton est neutre, plusieurs sources sont présentes, les infos sont sourcées… mais tout est téléguidé par la commande du client.

Le 7 août 2017, un article de Julien est publié sur le site participatif AgoraVox. Signé «Atome gagnant», il est intitulé «Sûreté nucléaire: les centrales françaises sous contrôle». Il vise à dissiper les risques possibles de cyberattaques. «La France mise sur les nouvelles technologies pour accroître la surveillance de ses installations et écarter tout risque de piratage», est-il écrit dans le chapeau de l’article. Et le papier se termine par un couplet sur l’ensemble des agences qui «garantissent l’intégrité des centrales».

Décrédibiliser les opposants

Le 18 septembre 2017, Julien reçoit une nouvelle commande de Public relations agency. Pour 80€, on lui demande d’écrire un article intitulé: «EPR de Flamanville: Critiqué hier, plébiscité aujourd’hui.» Malgré les critiques et les contretemps, le projet d’EPR sera mis en service fin 2018, doit affirmer l’article. Tout comme le fait que le budget serait maintenu et que l’EPR représente de nombreux atouts en France et dans le Monde. Julien se conforme à la commande jusqu’à la conclusion que lui suggère l’employée de l’agence:

«En attendant, les récalcitrants de l’EPR tentent une dernière action le 30 sept (en anecdote de fin pour dire que même si c’est gagné, il y aura toujours des contestataires pour faire parler d’eux. pourquoi s’acharner ?)»

Julien écrira:«Dans la Manche, le collectif Saint-Lois a appelé à une nouvelle manifestation contre l’EPR de Flamanville le 30 septembre, 12 jours après celle qui a réuni un total de six militants devant l’hôtel du Département de la Manche. Un baroud d’honneur qui s’apparente plus à de l’acharnement qu’autre chose…»

L’article est publié sur le site d’information libéral Contrepoints, le 8 octobre 2017. En juin 2022, EDF a annoncé que l’EPR serait mis en service fin 2023.

Le 30 septembre 2019, on reparle de la Hague et du nucléaire dans un article du site d’information MyEurop.info. Ecrit par Julien, il vante «un savoir-faire pionnier et unique au monde pour recycler les combustibles usés». «Tous les déchets ont une solution de gestion opérationnelle permettant d’éviter toute conséquence sur l’environnement ou la santé des populations et des personnels concernés», avance EDF dans l’article. Exit les nombreux risques posés par ces déchets et les débats autour de cette question.

Rassurer après l’incendie de l’usine Lubrizol

Quatre jours plus tôt, le 26 septembre 2019, à Rouen, l’usine chimique Lubrizol prend feu. Les médias se concentrent sur les risques potentiels sur d’autres sites industriels, classés Seveso, comme l’usine Orano de Malvési, au nord de Narbonne. Là-bas, on y «purifie et transforme l’uranium». Ce site fait donc partie «en théorie, des plus à risques sur le territoire français», écrit Julien dans un article qui sera publié dans l’European Scientist. Heureusement, «un tel scénario semble improbable à Malvési». Et l’auteur de détailler toutes les mesures mises en œuvre par Orano. «De quoi rassurer sur le niveau de sûreté à Malvési où, si comme ailleurs le risque zéro n’existe pas, il semble pleinement pris en compte et sous contrôle», conclut l’auteur.

Le 23 octobre 2019, l’agence de com’ contacte Julien. Elle lui propose de rédiger un papier sur la maintenance du parc nucléaire français pour un cachet de 110€. «Même si dans cet article, citer EDF est inévitable (car c’est lui qui gère les centrales et donc le Grand carénage), l’idée n’est pas de le mettre partout non plus…», lui indique la consultante éditoriale. On lui suggère des liens, des rapports et un plan, en trois parties, qui doit aboutir sur la nécessité d’externaliser cette maintenance à des prestataires. L’article, qui reprend les trois parties, paraît le 30 octobre 2019, sur Planète Business, un site d’actualité «dédié au monde de la finance, de l’entreprise et de la gouvernance», lié au journal Causeur. Il sera dépublié après la diffusion d’un numéro de Compléments d’enquêtes, en janvier 2022.

Détourner l’attention

Le 27 novembre 2019, c’est dans le média Atlantico qu’un article écrit par Julien paraît, sous le titre: «Séisme: petite faille médiatique sur les risques énergétiques». Là, on parle d’«hystérie collective» à propos des fumées noires de Lubrizol, et de séismes qui viennent de secouer l’Ardèche et l’Est de la France. Avec Fukushima en arrière-fond, ces séismes mettent-ils en danger les centrales? L’article compile les avis d’experts qui se veulent rassurants et détourne l’attention vers les risques de séisme qui pourraient être provoqués par l’usine locale de géothermie profonde. Même si l’entreprise visée dément, «la suspicion demeure», énonce l’article. Cette fois-ci, il est signé par un journaliste qui existe vraiment, mais qui n’a pas écrit cet article.

En février 2021, Julien est chargé de rédiger une «tribune urgente», alors que l’Union européenne travaille sur les énergies qu’elle considère comme «décarbonnées». Si le nucléaire n’est pas inclus dans cette catégorie, leurs financements pourraient être limités.

Parmi les éléments de langage fournis à Julien, on lit:

«Si l’argument des emplois est particulièrement parlant à l’heure où tout le continent est heurté par la crise économique, c’est aussi et surtout pour l’atteinte des objectifs climatiques de l’Europe que les voix s’élèvent contre l’exclusion du nucléaire de la taxonomie. L’énergie nucléaire est une énergie décarbonée et doit être considérée comme telle.»

«Pas de neutralité carbone en Europe sans davantage de nucléaire», sera intitulée la tribune publiée dans les Echos, le 11 mars 2021, sous le nom du même vrai journaliste qui a déjà signé le texte de Julien sur le site Altantico. En février 2022, le lobbying des acteurs du nucléaire paiera : cette énergie est finalement considérée comme ayant «un rôle à jouer pour faciliter le passage aux énergies renouvelables» et à la neutralité climatique.

Influence numérique

En plus du nucléaire, Julien est invité à écrire sur les projets éoliens et solaires, sur les avantages des pompes à chaleur, sur les normes de construction liées à l’énergie, sur les fournisseurs d’énergie concurrents d’EDF… On va même jusqu’à lui commander une tribune pour un cadre de la société sur les projets bas-carbone et la finance verte qui sera publiée dans le journal La Tribune. «Il était évident que je travaillais pour EDF, même si, comme pour toutes les commandes, la société entretenait le flou sur le client des articles», raconte Julien. Le flou évite au journaliste de prendre trop position en faveur d’une entreprise en particulier, et rend plus crédible ses écrits. EDF n’a pas répondu à notre sollicitation.

Julien alimentera aussi un blog créé par EDF, dont le nom de domaine est racheté par l’agence, dans l’espoir de faire grandir ce média et d’être référencé sur Google Actualités.

Quelles étaient ces agences de relations publiques pour qui Julien travaillait pendant toutes ces années? Plusieurs sociétés qui seraient toutes liées entre elles, dont Maelstrom Media, installée à Bratislava, en Slovaquie, depuis 2018. «Notre objectif : améliorer votre réputation auprès des influenceurs et des différents acteurs de votre écosystème économique (analystes, journalistes, leaders d’opinion, blogueurs) », lit-on sur son site Internet. D’après les informations recueillies par Mediapart, Maelstrom Media travaillerait en fait pour Avisa Partners, une société d’intelligence économique et de cybersécurité, qui fournit à ses clients de l’influence médiatique et numérique.

Dans un document récupéré par le journal en ligne Reflets.info, plusieurs salariés et fondateurs d’Avisa Partners affirment compter sur «plusieurs centaines d’experts capables de produire plus de 1000 articles par mois dans des centaines de médias». Avant d’ajouter:«Quand nous manquerons de plateformes pour publier nos contenus (notamment dans certaines langues), nous créerons de nouveaux sites Internet. Ces sites médiatiques seront ostensiblement indépendants pour garantir leur crédibilité. Ils seront enregistrés sur Google news afin d’améliorer significativement leur visibilité, leur crédibilité et leur portée.» Selon les informations obtenues par Reflets.info, le coût mensuel de ces prestations de publications de contenus serait compris « entre 20.000 euros hors TVA pour une activité de «faible intensité» et de 40.000 pour une activité de «haute intensité» ».

Manipulation d’informations?

De la manipulation d’informations? «Une prestation d’accompagnement ou de mobilisation qui permet à [ses] clients de contribuer légalement et utilement au débat public», a répondu Avisa Partners à Mediapart. «Des contenus sourcés et objectifs, parfois d’opinion, mais jamais mensongers et diffamatoires.» Parmi les clients d’Avisa Partners, on trouve EDF, pour qui la société assure des «prestations d’«animation de médias en ligne» ou de «publication de contenus sur les réseaux sociaux», parfois dans le but de «contenir l’activisme anti-nucléaire», selon un document consulté par Mediapart.

Pendant qu’EDF faisait appel à une société pour défendre son image, quitte à alimenter de vrais sites d’information par de faux contenus journalistiques, sa fondation proposait une grande exposition «Fake News : Art, Fiction, Mensonge», entre mai 2021 et janvier 2022. «L’exposition décrypte les mécanismes de création et de diffusion d’une fake news et propose d’acquérir des méthodes et astuces permettant d’enrayer leur diffusion et d’échapper aux manipulations en tout genre, tant politiques, économiques, que sociales», promet la description de la fondation EDF.

En 2021, Julien a souhaité arrêter de travailler pour l’agence. «Je suis blasé, blasé par cette manipulation de masse et des masses», écrit-il. Il fournit alors des documents à un journaliste de Compléments d’enquête, diffusé en janvier 2022. L’agence n’est pas dupe. La collaboration cesse. Avant que le témoignage publié dans Fakir relance la machine médiatique. «J’avais hâte que ça se sache», explique aujourd’hui Julien. Un pavé dans la mare de la désinformation.

Simon Gouin

Journaliste et co-fondateur de Grand-Format.

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