Mars 2021

Le jour d'après les hommes

Photographies : Emmanuel Blivet, Claude Boisnard, Coralie Hic - Textes : Marie-Anne Germain, Pierre Coftier, Laetitia Brémont

Photographies d’Emmanuel Blivet
Éclairage de Marie-Anne Germaine, géographe

Le Repos du pêcheur, Tout près du lac… Ainsi avaient-elles été baptisées par leurs propriétaires, tout à leur modeste rêve, initié dans les années 1950, d’un dimanche de pêche en famille. Après la décision écologique d’araser le barrage de la rivière, les pontons vermoulus des cabanes du lac de Vezins, dans le Sud-Manche, ont aujourd’hui les pieds dans la verdure.

Les lacs de Vezins et de la Roche-qui-Boit font partie de ces paysages cachés, peu accessibles car en contrebas de versants escarpés et boisés. La plupart des visiteurs ne les connaissent que depuis les ponts qui enjambent les retenues d’eau comme le Pont des Biards ou encore le Pont de la République. Ces paysages sont apparus dans la première moitié du 20e siècle lorsque la Société des Forces Motrices de la Sélune a entrepris la construction de deux barrages hydroélectriques sur la Sélune à une douzaine de kilomètres de son embouchure, dans la Baie du Mont Saint-Michel.

Les retenues d’eau ont alors ennoyé la vallée, transformant ses paysages. Ces lacs sont vite devenus un lieu de pêche, mais aussi de villégiature. En quelques endroits, au niveau du pont des Biards et sur les rives du Lair, les berges du lac de Vezins (le plus grand des deux) sont ponctuées de cabanons cachés dans les sous-bois. Construites dès les années 1950 et 1960, ces installations hétéroclites témoignent d’un fort attachement aux lieux et du souvenir d’un rapport privilégié et intime à un paysage en voie de mutation.

Cabanes avec vue sur le lac

Ces constructions se distinguent par des matériaux multiples, notamment de récupération, des formes et des styles composites. Au-delà de cette hétérogénéité, l’auto-construction et le bricolage dominent et semblent encore témoigner du temps investi dans l’aménagement de ces lieux. Des cannes, des seaux, des sièges, un réchaud, et quelques éléments d’épicerie, quelques meubles abritant de la vaisselle, un lit installé au fond du cabanon: le strict minimum pour une partie de pêche. Parfois un peu plus de confort. Mais toujours un soin particulier apporté aux aménagements pour profiter de la vue sur l’eau, que ce soit derrière des fenêtres ou à l’extérieur, depuis une terrasse ou un ponton aménagés au bord du lac.

Car, si les populations de sandres, brochets et carpes constituent la réputation des lacs de la Sélune, c’est aussi, et avant tout, le «décor» offert par cette portion de la vallée, parfois qualifiée de «gorges», qui compte. Elle offre en effet des atmosphères originales difficilement remplaçables. Ces cabanes, ou ce qu’il en reste, témoignent ainsi de l’attractivité passée de ce coin de nature approprié par les habitants des communes environnantes ainsi que par des pêcheurs de la région de Fougères et de Rennes qui y ont installé des cabanons de pêche. Le repos du pêcheur, Le beau vallon, Tout près du lac, Le bout du monde, la maison des écureuils…

Le cabanon constitue un refuge, un micro-univers à part qui permettait de s’échapper des nuisances de la ville et des tracas du travail. Le caractère isolé participe à cette relation intime. C’est un lieu de plaisirs simples: pêcher, ramasser des champignons, observer les animaux, naviguer sur les lacs, et profiter des paysages. C’est à la fois un lieu où on pouvait seul contempler la nature, mais aussi un lieu de convivialité où on se retrouvait en famille, où se nouaient des relations amicales, où se sont transmis des savoirs entre les générations.

« Pour les remontées de poiscailles ! »

«Au point de vue permis de construire, je crois que dans le secteur on est les seuls à avoir un permis, puisque toutes les petites baraques ont été construites, en fait, sans permis avant nous. Aujourd’hui, tout le monde me dit: « mais pourquoi tu as construis une maison là?» Sur la commune, l’ancien maire avait été d’accord. Et après tout le monde a critiqué notre maison, notre installation, en disant « ils n’auraient jamais dû »… Que voulez-vous, le permis a été accordé. À l’époque, si on nous avait dit dans 40 ans on vous abattra la maison, et bien on n’aurait pas construit. »

« Moi, je suis de la ville. L’avantage d’ici, c’est le calme, on est au cœur de la nature. C’est une maison roots ; il n’y a pas le téléphone, on ne capte rien du tout à part la radio. C’est un environnement pour se reposer. Pour trouver, ce n’est pas évident. À part les accès principaux, le barrage, la base de loisirs, les choses qui sont un petit peu indiquées. Parce que là, de la route, le plan d’eau vous ne le voyez pas. Même pour trouver les coins de pêche, il a fallu venir une journée, chercher un peu, descendre les chemins…
La seule raison qu’on nous a donnée, c’est que ce serait pour permettre au saumon de remonter la rivière. Sauf que voilà, moi j’ai des amis qui pêchent et ils me disent que, et bien les poissons, ils vont pondre là où ils sont nés, donc ça fait longtemps qu’ils ne naissent plus par là, et que ça ne servira pas à grand chose. Moi j’aimerais bien qu’on nous explique vraiment l’intérêt de ce truc là. Économiquement parlant, c’est une catastrophe. Et sur le plan esthétique, j’ai déjà vu une vidange, c’est affreux !

Je me pose des questions. Je me suis renseignée sur les techniques qu’ils vont utiliser pour bloquer les sédiments. On risque de polluer toute la baie du Mont-Saint-Michel, donc je ne comprends pas. On lit «on va voir comment réagit la rivière en cas de crue». Bon, c’est un petit peu aléatoire quand même. Après, ça va être de l’entretien. Nous, quand on vient on taille des arbres, on fait notre petite place de pêche, donc tous les ans on nettoie les bords du lac quoi. Pour moi, ça va rester à l’abandon. Comme toutes les petites rivières que je connais. Il n’y a plus rien de fait et tous les arbres tombent comme ça et on ne s’en occupe plus. Et les cabanes, à l’intérieur, il y a des trucs dedans, des appareils électriques, des gazinières et tout ça. Et bien ça va rester comme ça, devenir des décharges à ciel ouvert.
Une démarche participative qui viserait à impliquer les riverains et les usagers peut être intéressante, après ça dépend comment c’est amené. Mais moi je sais par expérience que c’est difficile de mobiliser les gens. Si c’est juste pour leur expliquer… Au moment de la signature du projet, il y a eu une réunion d’organisée et la ministre de l’environnement a signé sans même être venue sur place. Moi ça me dépasse. Je ne comprends pas l’intérêt, donc j’aimerais bien qu’on me l’explique. Si on me l’explique et que je comprends, pourquoi pas. Mais il faut qu’il y ait une bonne raison quoi, faut pas que ce soit pour les remontées de poiscailles quoi.»

Témoignages recueillis par Mathieu Viry, d’avril à octobre 2014, cinq ans avant la destruction du barrage de Vezins.

Les pieds dans le vide

Le lac de Vezins a disparu. Annoncée depuis 2009, la démolition du barrage s’est achevée en 2020. Cette décision du gouvernement s’inscrit dans une série de réglementations et vise à rétablir la continuité écologique. Hauts de 36 et 16 mètres de haut, ces barrages empêchent les poissons migrateurs, comme le saumon, d’accéder aux frayères, situées sur les parties amont de la rivière, dans lesquelles ils pourraient se reproduire.


Cette décision a cependant été vivement contestée par les élus locaux et les habitants. Une longue période de transition ponctuée de conflits, mais aussi de fortes incertitudes sur l’avenir des barrages et des lacs s’est installée jusqu’au démarrage des travaux de démolition du barrage de Vezins. Déjà, la vidange longue (mars 2017 à août 2018), pour gérer les sédiments accumulés à l’amont du barrage depuis la dernière vidange de 1993, de ce même barrage avait entamé la mutation des paysages de la vallée, laissant apparaître un nouveau paysage: une vallée dénoyée dans laquelle la végétation reconquiert peu à peu le fond.

Toujours en place, mais pour partie en mauvais état, voire totalement abandonnés, les cabanons et pontons de pêche, aujourd’hui les pieds dans le vide, témoignent de l’ampleur de la transformation à l’œuvre et du défi ouvert par ce chantier pour donner un nouveau projet à cette vallée. Ces cabanons font l’objet de peu d’attention de la part des élus et des cabinets d’étude qui ont proposé des pistes pour la reconversion économique et paysagère de la vallée. Au randonneur aventureux ou au chanceux ayant pu parcourir le lac depuis une embarcation, elles se révèlent pourtant nombreuses: près de 170 constructions ont été recensées le long des berges des deux lacs auxquelles il faut ajouter des abris plus sommaires.

« C’est juste une vallée qui est jolie »

«Ceux qui ont voté l’arrêt des barrages, on devrait leur couper le courant et ils pédaleraient pour avoir du courant, et ils se chaufferaient au bois, et ils laveraient le linge au lavoir. Il y a beaucoup de verts dans le nord du département, le saumon, le saumon…. Pour trois saumons qui vont remonter, peut-être, et qui vont bouffer quoi ? Tout le lisier des cultivateurs qui répandent dans les maïs. Et quand le barrage sera vide, on gagnera dix mètres de terrain, et on remettra du maïs. Et quand il y aura un orage, où passera toute la merde des bêtes ? Elle passera dans la Sélune et qu’est-ce qui bouffera ça ? Les saumons ! Les décideurs ne sont jamais venus. On regarde sur un papier, sur une carte : «allez hop, on va arracher ça, la rivière coulera, les saumons remonteront, soyons optimistes».

«Les ouvertures de brochet, c’était la fête! Tous les mois de mai, je posais deux semaines de vacances pour venir à la pêche. On a trois bungalows. Le dernier, où il y a le petit parking, c’est mon père qui l’a construit, c’est là que je suis arrivé à dix ans. Ensuite, des Anglais l’ont récupéré et ne sont jamais venus, ça se casse la figure, et puis il n’y a plus d’eau bien sûr. Après, c’est le mien, celui qui nous appartient toujours, où mes enfants viennent de temps en temps.
Pour la suite, je n’ai pas vraiment d’espoir. On n’est pas assez nombreux pour faire des mouvements comme ils font à Notre-Dame-des-Landes. Ici, on dirait que tout le monde s’en fout de ce coin là. C’est juste une vallée qui est jolie. Moi, ce que j’ai peur, c’est qu’il commencent les travaux et n’aient pas assez d’argent pour les finir. Et qu’ils laissent tout à l’abandon. Et toutes les petites maisons où les gens ne viendront plus. Qui va nettoyer ça, qui? Le fils, le petit-fils? Ça va tomber en délabre, voilà tout. Mon fils me dit: «papa, maintenant il n’y a plus d’eau à la maison, je ne vais plus venir». La pêche, c’était son truc aussi et puis voilà, disons qu’ils ont été bercé là-dedans mes enfants, comme moi j’ai été bercé là-dedans.»

Témoignages recueillis par Mathieu Viry, d’avril à octobre 2014, cinq ans avant la destruction du barrage de Vezins.

Si le caractère sauvage de la vallée est mis en avant et apprécié par les propriétaires des cabanons, beaucoup s’inquiètent de savoir qui va assurer l’entretien des espaces dénoyés. L’image des cabanons abandonnés fait écho aux souvenirs nostalgiques liés à la vie du lac et à un âge d’or désormais révolu. Sans lacs, ces cabanons n’ont pour la plupart de leurs occupants aucune raison d’être.

«Pour nous c’est la fin de nos loisirs, de tout hein. S’il n’y a plus de lac ».

Des usagers décrivent leur crainte du «grand trou», du «vide» qui les attend. Ils expriment une peur majeure, celle de la friche à venir, synonyme de mort: «On ne pourra rien faire en attendant, et donc les gens ils vont finir par habiter ailleurs et pour moi ça va mourir». Ces usagers peinent à envisager la vallée comme seulement sauvage: il lui faut aussi des humains qui l’entretiennent pour être fréquentable. Se résoudre à abandonner les lieux est cependant difficile: «je continuerai de venir au moins un temps pour voir». D’autres ont tranchéet préfèrent ne plus venir au bord de l’eau: «la cabane n’a plus d’intérêt sans le lac». Ils se résignent à la disparition des cabanons: «Pour nous c’est la fin de nos loisirs, de tout hein. S’il n’y a plus de lac ».

La destruction semble en revanche inenvisageable: «Vendre? ça ne vaut rien, ça ne vaut plus rien. Alors on ne sait pas. Démolir: franchement, ça m’ennuie.» Ils ne savent pas bien quel intérêtreconnaître à ce nouveau paysage qu’on leur impose : «toutes ces propriétés, elles ont été achetées, moi le premier je l’ai acheté que pour la pêche, c’est évident. Donc après, j’en fais quoi moi avec une vallée qui va être devant? » Surtout, ils semblent abasourdis par le changement en cours : «on ne s’imaginait pas que ça arriverait comme çà. Parce que là c’était toute notre vie. C’étaient les loisirs».

Quel avenir pour les cabanons ?

L’important investissement fourni par les usagers dans l’entretien des cabanons contraste avec leur faible participation à la définition d’un nouveau projet pour cette portion de la vallée suite à la disparition des barrages et des lacs. Si l’annonce d’arasement des barrages de la Sélune a révélé pour d’autres une forme d’accaparement des berges des lacs par les propriétaires de cabanons, qui ont parfois empêché le passage et d’autres activités, les habitants et usagers ne sont jusque-là pas sollicités pour définir un nouveau projet de territoire qui garantirait un partage de la rivière et une place pour chaque usager (pêcheurs, kayakistes, promeneurs, …).

L’appropriation par les habitants de la nouvelle vallée déterminera la réussite du projet en cours de définition par les élus. Il s’agira alors d’évaluer si les riverains se reconnaitront dans les nouveaux paysages créés par le projet écologique.Qui seront les bénéficiaires de ce nouveau projet: les habitants et usagers actuels ou bien des populations extérieures plus lointaines?

Au final, c’est la garantie de la redéfinition d’un lien social entre le lieu et les riverains et usagers qui est donc posée. Quel rôle les cabanons et leurs usagers joueront-ils dans ce processus? Les cabanons sont-ils voués à la disparition une fois les lacs eux-mêmes disparus ou d’autres formes d’usages et de liens au lieuapparaîtront-ils ?

Série publiée dans la revue Michel#4 et exposée en mars 2021 sur la façade du Cargö à Caen dans le cadre du festival Altérités.

Marie-Anne Germaine

Depuis 2010, elle partage son temps entre l’enseignement à l’université de Nanterre et la recherche dans le domaine de l’environnement. Ses travaux portent sur l’articulation entre enjeux environnementaux, aménités paysagères et développement local des territoires dans des espaces qualifiés d’ordinaire. Elle s’intéresse au rôle des habitants dans les projets écologiques. Fidèle à la Normandie, où elle a grandi, elle passe une partie de son temps le long des rivières normandes.

Emmanuel Blivet

Photographe originaire du Sud-Manche, Emmanuel Blivet réalise ou est à l’origine de commandes et cartes blanches de la presse nationale et d’entreprises locales. Une bonne partie de son travail reste cependant de son initiative personnelle, à l’image de la série sur les cabanes de Vezins. À chaque projet son langage. Il souhaite rester libre et ne pas s’enfermer dans un style. Il participe à des projets collectifs d’exposition, ainsi que des aventures éditoriales comme la revue Michel ou Grand Format, et ouvre sa pratique aux différents médias pour raconter le monde en Normandie et ailleurs, avec une approche sociale et environnementale souvent liée aux enjeux de territoires.

emmanuelblivet.com

Toute la série sur https://www.corridorelephant.com/expositions/emmanuel-blivet

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