Février 2024

Le retour à la terre des ex de l'agroalimentaire

Camille Vandendriessche

Passé par plusieurs grosses usines du Bessin, Olivier Meslet a quitté l’industrie agroalimentaire en 2018 pour se lancer dans la vente de produits bio et locaux. S’il a dû fermer son entreprise au bout de trois ans, l’ancien ouvrier ne regrette pas son virage professionnel. À 44 ans, il poursuit son engagement écologique de manière plus diffuse.

«J’ai perdu beaucoup d’illusions dès mon premier stage en usine. On avait un produit excellent, dont on maîtrisait complètement la fabrication, et là on me demandait de mettre un maximum d’eau dedans au détriment de la qualité. Sur le moment, je ne comprenais pas pourquoi, mais par la suite j’ai vu que tous les autres groupes faisaient pareil… » […]

Biberonné à l’agro-industrie

« Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’industrie agroalimentaire, j’ai trouvé ça passionnant, tout ce qu’on pouvait faire avec un produit comme le lait cru. C’est vraiment un produit super pour nourrir l’humain, mais aussi le soigner. Il y a plus d’un siècle, on faisait des cures de lait cru pour guérir les allergies. Moi, au départ, j’avais envie d’apprendre à le transformer pour l’améliorer. Je trouvais ça novateur de pouvoir fabriquer, à partir du lait, de nouvelles composantes qui elles-mêmes enrichissent d’autres produits. À la base, je ne suis pas issu du monde agricole, mais j’ai grandi à la campagne, à Saonnet, près de Trévières. Après mon bac scientifique au lycée Chartier de Bayeux, j’étais un peu perdu, alors j’ai choisi de faire un BTS agroalimentaire à Saint-Lô Thère avec une spécialisation dans le lait, parce qu’on est dans une région principalement en laitier. J’ai poursuivi en licence, et après un stage chez Danone, je suis parti travailler dans les grands groupes du coin: Isigny-Sainte-Mère, Lactalis et Nestlé. Mais les choses ont commencé à vriller dès mon premier emploi…

Après ma licence, je suis entré à Isigny-Sainte-Mère comme adjoint au directeur technique. Peu après mon arrivée, la direction de l’entreprise a décidé de vider le service technique et de m’envoyer en production. J’ai démissionné, et c’était le début de l’escalade. Après ça, je n’ai trouvé que des postes d’ouvrier. J’ai bossé un an dans une usine de transformation du lait comme conducteur de ligne, mais là aussi, on utilise les propriétés du lait surtout pour la com’ ! On pousse à fond les limites des normes pour faire croire qu’une crème fraîche à 4 %, ça existe, alors qu’en réalité, ce n’est que du lait gélifié. Le lait cru, on casse les globules gras, on le décompose en toutes petites portions et on l’homogénéise jusqu’à ce qu’il devienne tout blanc. Les gens sont contents parce qu’il n’y a pas de dépôt de gras au-dessus, mais ce qu’on ne leur dit pas, c’est que nos intestins ne sont plus capables d’ingérer correctement ce lait homogénéisé qu’on consomme en trop grandes quantités. C’est pareil avec le pain : on utilise tellement de gluten que les gens développent des intolérances. Même chose avec la maltodextrine et tous les dérivés du sucre. C’est très bien pour des applications spécifiques, mais pas pour une alimentation en continu, au quotidien. Et le pire, c’est que certains industriels vendent des produits hyper sucrés et derrière, se mettent à en fabriquer d’autres pour les personnes rendues malades par la malbouffe. La boucle est bouclée, et c’est super rentable pour eux !

«Être le lien physique entre le producteur et le consommateur»

En 2009, je suis parti à l’usine Nestlé de Creully, qui fabrique des compléments alimentaires pour personnes dénutries, justement. Je suis resté neuf ans sur les chaînes de fabrication, aux trois-huit. On utilisait mes compétences de licence pour conduire des lignes et faire de l’amélioration continue, mais avec un salaire qui n’était pas à la hauteur et sans perspectives d’évolution. Pour passer chef d’équipe, il fallait un diplôme d’ingénieur, ou s’investir à 300 %, ce que je me refusais à faire. J’ai profité d’un plan de licenciement chez Nestlé pour partir. L’argent du licenciement, je m’en suis servi pour démarrer Love Bio Bayeux.

Le bio, je m’y intéressais depuis 2005, après mes premières expériences ratées dans l’industrie. Je me disais qu’on était passés d’un mode d’alimentation ancestral qui ne causait pas de problèmes de santé, à un modèle qui fait tout l’inverse uniquement pour générer de la croissance. Avant, les gens s’attachaient au produit brut, à la nature, alors que là, il y avait quelque chose de pas logique à construire ces grandes unités. C’est le modèle industriel qui veut ça: on oublie la qualité et on pense uniquement à la rentabilité, peu importe la manière. Les entreprises n’ont pas d’éthique, elles font juste ce qu’on leur demande. Tant que les gens ne changent pas leurs comportements alimentaires, les usines ne changeront pas. Depuis une décennie environ, à force d’entendre les scientifiques alerter sur le changement climatique, les comportements commencent à changer, et celui des entreprises aussi. Moi, pendant tout ce temps, j’attendais l’opportunité pour me lancer. Avant, il y avait les enfants en bas âge, la maison à acheter, un niveau de revenus à maintenir. Je voulais aussi faire passer la carrière de ma femme avant la mienne. Quand j’ai fini par me lancer, ça faisait cinq ans que je réfléchissais au projet.

En 2018, autour de Bayeux, il n’y avait quatre ou cinq producteurs bio qui n’étaient pas forcément très bien connus. Pourtant, ils étaient présents sur le marché, mais pour moi il leur manquait un canal de distribution pour mieux valoriser leurs produits. Au départ, je voulais créer un drive, un peu comme les grandes surfaces, et finalement j’ai choisi d’emmener le panier chez les gens pour être le lien physique entre le producteur et le consommateur. Je trouvais ça important d’expliquer la démarche du producteur, comment il travaille, pourquoi la courge est comme ça, etc.. Ça permet aussi aux gens de se concentrer sur autre chose que de faire les courses, pour avoir le temps de cuisiner par exemple. À côté, je proposais un catalogue de produits bruts ou de base: farine, sucre, pâtes, céréales, légumes secs, fruits à coques, etc. Si on arrive à les utiliser, on mange mieux, on tombe moins malade et on diminue énormément son budget. Et comme je voulais minimiser mon impact, j’ai voulu faire les livraisons en vélo triporteur. Pour me rassurer dans mon projet, j’ai lancé un financement participatif pour l’achat du vélo. Ça a bien fonctionné, et j’ai pu démarrer comme prévu. Les gens commandaient sur le site la veille, je récupérais les légumes cueillis du matin et je leur livrais chez eux le soir, après 17 h. J’ai rapidement atteint une moyenne de dix paniers par jour, cinq jours par semaine. Ça marchait nickel, mais ce n’était pas suffisant en termes de revenus.

«Pas la peine de vendre la maison pour un avenir dont les gens ne veulent pas»

Pour moi, les particuliers, c’était surtout mon côté militant écolo, pour essayer de convaincre un maximum de monde. Plus ça allait grossir, plus j’allais investir en main d’œuvre pour préparer les commandes. Le plus rentable, c’était d’être semi-grossiste, de vendre aux petites coopératives d’achat comme Cap Bio à Bayeux, la Coop 5 % à Caen, Bio Nacre à Douvres-la-Délivrande, Bio Seulles à Courseulles-sur-Mer. C’était une manière de maîtriser toute la filière. Cette activité-là devait représenter les trois-quarts de mon chiffre d’affaires. Le problème, c’est que les coopératives n’avaient pas l’ambition de progresser avec moi. J’avais les producteurs qui suivaient, mais la demande n’était pas suffisante. Au final, ça n’a tenu que six mois. J’ai préféré arrêter et me concentrer à 100 % sur le consommateur. On était fin 2019. J’ai voulu me diversifier en vendant sur le marché et au Jardin de deux’main, où était mon local. J’ai un peu tout testé, puis il y a eu le covid. Au moment du premier confinement, les gens ne pouvaient pas sortir, et là, d’un coup, mes ventes ont explosé. Chaque jour, à midi, j’avais déjà 50 ou 60 commandes de paniers. Ça envoyait du lourd! J’avais jusqu’à huit personnes pour m’aider à préparer les paniers. Et puis à la sortie du confinement, tout s’est arrêté du jour au lendemain. En juin, je n’avais plus aucune commande ou presque. J’ai senti assez tôt que le comportement des gens changeait, que le bio baissait un peu partout. J’ai compris que c’était fini. J’ai dit stop.

Le signal déclencheur, c’est la famille. Quand elle vous dit: « c’est nous ou l’entreprise… » Moi, j’étais parti sur d’autres développements, je ne voulais pas lâcher comme ça. Et puis mon vélo, c’était mon troisième enfant. Ça m’avait demandé tellement de temps, de vie familiale, d’efforts, pour rien au final. Il aurait fallu rebondir sur les particuliers, mais je n’avais plus trop d’espoir. C’était pas la peine de vendre la maison pour un avenir dont les gens ne veulent pas. J’ai vivoté les six derniers mois de l’année 2020, et en 2021 j’ai essayé de liquider l’entreprise, de vendre le matériel, le stock, le vélo, tout ce que je pouvais. Aujourd’hui, je suis toujours endetté, j’en ai encore pour cinq ans à rembourser toutes les pertes. Il ne faut jamais liquider, en tout cas pas dans l’alimentaire. C’est un vrai gouffre financier.

Conduire des bus, un acte écologique et social

En 2022, j’ai voulu me reconvertir dans quelque chose de nouveau, mais je ne voulais pas retourner travailler dans n’importe quelle entreprise. J’ai vu une annonce pour devenir conducteur de bus scolaire, la formation était payée… Ce boulot m’intéresse parce que c’est un transport en commun. Au niveau écologique, après la marche à pied et le vélo, il n’y a pas mieux que le bus. Ensuite, c’est proche de chez moi et à temps partiel. Je fais juste assez d’heures pour rembourser mon prêt, ça me laisse du temps pour mes travaux personnels sur le zéro déchet, la mobilité, au tiers-lieu ou à la maison. J’aime aussi le côté social du bus. Je suis heureux d’emmener les enfants le matin et le soir, et de pouvoir distiller un peu de mes passions pour le bio et la mobilité douce. Mais surtout, le rôle du conducteur de bus, c’est d’accueillir les passagers avec un sourire, pour démarrer la journée du bon pied ou décompresser avant de rentrer chez soi.

Je crois à l’écologie de l’intérieur, avec des projets qui fonctionnent dans l’état actuel et qui donnent envie de changer, pas à l’écologie politique

Malgré la liquidation, j’ai gardé la marque Love Bio Bayeux et le site internet pour pouvoir un jour relancer quelque chose sous la forme associative ou autre. Je ne sais pas encore quoi, mais je veux que ce soit utile pour les autres et aussi pour moi. Je reçois encore beaucoup d’appels, des personnes qui me demandent où trouver tel ou tel produit sur Bayeux, d’autres qui se souviennent de mon triporteur. J’aimerais travailler sur des projets avec des gens qui veulent avancer ensemble, comme on fait au tiers-lieu. L’autre jour, on a pressé 500 litres de jus de pommes à cinq. Ça revient à beaucoup moins cher qu’en grande surface, et c’est bien meilleur, évidemment! Je voudrais créer un collectif autour de ce genre d’actions locales, concrètes et accessibles, et les montrer via un média. Je crois à l’écologie de l’intérieur, avec des projets qui fonctionnent dans l’état actuel et qui donnent envie de changer, pas à l’écologie politique, aux actions radicales qui seront toujours mal interprétées. L’effort n’est pas si énorme, mais ce serait bien de se presser un peu!»

Camille Vandendriessche

Ancien athlète de haut niveau, Camille Vandendriessche a travaillé pendant près de 15 ans pour plusieurs titres de la presse sportive (L’Equipe, Athlétisme Magazine, Ping Pong Mag, L’Esprit du judo, etc.). Normand d’adoption, il couvre désormais les sujets sociaux pour Fakir et Grand Format.

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