Décembre 2019

Zéro chômeurs

Simon Gouin (texte), Emmanuel Blivet et Viriginie Meigné (photos), les jeunes de la mission locale et du lycée Allende

Février 2019

L’expérimentation dont l’objectif était de soutenir des salariés très éloignés de l’emploi et aux parcours professionnels parfois chaotiques suscite des «angoisses, des conflits, des incompréhensions». «Une sorte de maltraitance», exprime l’un d’entre eux. L’accompagnement nécessaire à chaque nouvel employé a été sous-estimé. «Nous n’avons pas été capables d’apporter à certains le cadre de travail sécurisant et suffisant dont ces personnes, parfois fragilisées par la vie, avaient besoin», analyse Annie Berger, la présidente d’Atipic.

Hervé Renault, le directeur, va partir. Pendant quelques jours, il transmet la totalité des dossiers qu’il gérait. Des salariés ont été avertis ou mis à pied. «Le conflit n’est positif que si l’on se respecte», soutient la présidente. De nouveaux locaux ont été trouvés, plus spacieux. Des pôles d’activité ont été créés pour favoriser l’autonomie de petits groupes de salariés et désigner des «cadres» de ces pôles, censés organiser un peu plus le travail.

Au cours de sa première année, l’association a embauché plus d’une personne par semaine, et lancé une quinzaine d’activités différentes. Les objectifs nationaux sont élevés. Et il faut aller vite, très vite, pour démontrer que l’expérimentation fonctionne et espérer ensuite l’élargir à cinquante nouveaux territoires. La loi d’expérimentation votée en 2015 a donné cinq ans pour tester cette nouvelle façon de lutter contre le chômage. «Cinq ans, c’est très peu pour parvenir à développer une activité», souligne Patrick Valentin, l’un des initiateurs du projet au niveau national. «Tous les territoires ont vécu ces difficultés de croissance. La plupart ont surmonté le problème. À Colombelles, c’est la qualité de la gestion de l’entreprise qui a manqué.»

«Ce n’est pas parce qu’on donne un CDI à une personne que tout est réglé»

«Ce n’est pas parce qu’on donne un CDI à une personne que tout est réglé», avance Annie Berger. «Nous avons embauché trop vite, sans avoir prévu d’encadrement intermédiaire.» Mais comment financer des cadres quand le budget de départ est déjà très restreint?

Evaluation

Publiée en novembre 2018, la première évaluation nationale de l’expérimentation, principalement quantitative, a démontré que «l’embauche d’un salarié […] a rapporté plus de 18 000 euros aux finances publiques». Soit quasiment le montant investi par l’État et les conseils départementaux pour chaque salarié employé dans une des «entreprises à but d’emploi». En effet, quand une personne retrouve un travail, des économies sont réalisées sur les prestations sociales, les aides au logement, les aides au retour à l’emploi… Mais des recettes sont aussi générées à l’instar des impôts payés par les structures, des cotisations salariales, patronales et obligatoires, du gain en TVA lié à la croissance de la consommation des salariés.

ATD Quart monde a aussi tenté de calculer l’impact sur l’économie locale. Les achats des nouvelles entreprises, le surcroît de consommation des salariés, et le chiffre d’affaire des structures représentent 12 669 euros par salarié «apportés» à l’économie locale au cours de la première année de l’expérimentation. «L’expérimentation semble jouer un rôle de catalyseur, écrivent les évaluateurs. Elle accélère ainsi la mise en place de politiques publiques d’intérêt général, à l’image de la transition écologique ou de la cohésion sociale.»

Mars 2019

Les visages sont souriants, l’accueil chaleureux. Ce vendredi matin de la fin mars, Atipic, ouvre ses portes. L’entreprise à but d’emploi compte 67 salariés. Devant des dizaines de visiteurs, les salariés présentent leurs activités. Les créations en bois de palettes recyclées de Didier, un des employés, suscitent l’admiration d’un habitant de la commune: «Bravo pour ce que vous arrivez à faire!» La discussion s’engage.

Pierrette Copado, 55 ans, sur le capot de sa voiture de transport solidaire.
«Je suis rentrée à Atipic le 23 octobre 2018.
Auparavant auxiliaire de vie, je me suis retrouvée en incapacité de travail, puis licenciée. Aujourd’hui, je gère le planning des chauffeurs des deux Ehpad, et en plus, je fais du transport solidaire [à tarifs modiques] tout-public mobile, sur Colombelles. Cela va des courses au médical en passant par la sortie d’enfants au cinéma, toujours sans rentrer en concurrence avec les taxis ou autres ambulancescolombelloises».

Au stand du maraîchage, des pommes de terre sont en vente: c’est la première production d’une activité débutée il y a un peu plus d’un an. À côté, Julie expose les différents travaux – rénovation de bâtiments, entretien d’espaces verts – réalisés par son équipe.

En face, c’est le service de conciergerie d’entreprise qui tient son stand: Coralie est employée par des entreprises prestataires d’Atipic pour répondre aux demandes des salariés de ces entreprises. Une chemise à repasser, un véhicule à réparer, un dégât des eaux à évaluer: elle fait appel à des partenaires pour proposer ensuite des solutions au salarié. À ses côtés, une conciergerie pour particulier est présentée. Dans quelques semaines, elle sera chargée d’aiguiller les particuliers vers les services proposés sur le territoire de Colombelles. L’objectif: faire du lien entre les habitants et «réveiller Colombelles, qui dort», souligne Nancy, l’une des initiatrices du projet.

[Vidéo réalisée par les jeunes de la Mission locale en mars 2019.]

Un nouveau souffle semble avoir gagné les salariés de l’expérimentation Territoire zéro chômeurs de Colombelles. On perçoit leur volonté de repartir sur de nouvelles bases, en montrant ce qu’ils ont développé. Mais les tensions qui s’étaient accumulées ne sont pas loin…

Le «pôle recyclage» a pris ses quartiers dans les nouveaux locaux. Habib y monte un projet de recyclage de matériels dont les entreprises veulent se débarrasser. Une entreprise produit des copeaux de bois? Atipic les remet dans le circuit économique, en les valorisant auprès d’une autre société qui vend des toilettes sèches ou pour du paillage de jardin. Dans ce pôle «recyclage», c’est Stéphanie qui prépare les devis, édite les factures. Deux mois après la crise qui a traversé Atipic, celle qui manquait d’activité et se plaignait de mauvaises conditions matérielles semble avoir trouvé sa place. «C’est plus convivial, les journées passent vite. On arrive le matin avec le sourire.»

«Quand on n’a rien, on cherche à avoir les choses par un autre biais. Nous, nous avions toujours ce qu’il fallait parce qu’on récupérait tout.»

Dans la grande salle, trois salariés finissent de construire le plan de travail en palettes recyclées sur lequel ils répareront et relookeront les petits meubles récupérés. Dans la pièce d’à côté, Anna et Leïla cousent des sacs à main, confectionnent des kits zéro déchet composés de sacs à vrac, de mouchoirs en tissu, de cotons démaquillants, fabriquent des éponges tawashi à partir de tissus recyclés et de filets à pommes de terre. «On récupère des choses toutes simples, notamment auprès de plusieurs associations et ressourceries, pour en faire de la création», expliquent Anna et Leïla, embauchées le 31 décembre 2018.

Leïla a travaillé dans la restauration, le téléconseil, les inventaires de magasins. C’est par le projet de recyclage de vêtements qu’elle est arrivée à Atipic. «Je voulais faire quelque chose de minutieux, de la création, avoir un emploi éco-responsable, ne pas perdre ma passion en travaillant à l’usine, raconte celle qui vient d’un milieu peu aisé. «Quand on n’a rien, on cherche à avoir les choses par un autre biais. Nous, nous avions toujours ce qu’il fallait parce qu’on récupérait tout. J’ai commencé la couture en piquant les culottes en dentelle de ma tante pour en faire des robes de mariées pour mes poupées. J’ai toujours été baignée dedans.» Leïla voit cet emploi comme une opportunité et un tremplin. «Ce travail à Atipic, à côté de chez moi (parce que je n’ai pas de voiture), c’était l’emploi rêvé. Par la suite, je pourrais devenir auto-entrepreneure.»

Leïla Cosnard, 25 ans, à la Chiffo de Caen lors d’une journée portes ouvertes.
«Depuis l’âge de 5 ans, je baigne dans le monde de la couture. Après un BEP et un BAC métiers de la couture, j’ai fait plusieurs missions d’intérim et de CDD qui n’avaient rien à voir avec la couture, jusqu’à en faire une dépression. Après 8 mois sans travail, ma mère, qui habite dans le sud de la France, et qui avait vu une émission sur France 3 qui parlait d’Atipic, m’a suggéré d’aller les voir.
Je suis d’abord allée à la Boîte à Idées où on m’a conseillé de contacter la Cellule Emploi. Au même moment, Atipic avait alors un projet et cherchait une personne expérimentée pour former d’autres personnes, chose que j’avais déjà faite auparavant. Grâce à mon salaire et au soutien qu’Atipic m’a donné pour me former à la micro-entreprise, je suis aujourd’hui auto-entrepreneure à Colombelles en réalisant, entre autres, des créations textiles et cuir. Une boutique en ligne est en cours de création et ma clientèle se développe petit à petit avec le bouche à oreille».

Anna enchaînait les CDD dans des crèches ou des pouponnières avant de rejoindre Territoire zéro chômeurs. «A chaque fois qu’un contrat s’arrêtait, il fallait partir rechercher quelque chose d’autre. Aujourd’hui, avec un CDI, j’ai une vie plus stable.» Sa sensibilité pour le recyclage vient de sa vie passée à Madagascar, où tout se recycle. «Dans notre atelier, quand on récupère du textile très usé ou taché, on les garde pour rembourrer des tissus.» À Colombelles, ce n’est pas simplement le succès local de l’expérimentation qui se joue, mais aussi en partie son avenir au niveau national. Leïla: «On essaie de faire de notre mieux pour tous les autres qui viendront ensuite. La réussite de Territoire zéro chômeurs pèse sur nos épaules.»

Une expérimentation étendue?

En octobre 2019, Atipic compte 70 employés. Les difficultés n’ont pas disparu. Mais la structure continue de tourner et de se développer. L’aventure est professionnelle et avant tout humaine. Avec ses frictions et ses joies.

A Colombelles, de nouveaux projets émergent sans cesse, comme la création d’un éco-camping ou l’approvisionnement des cantines de la ville par les fruits et légumes du maraîchage.

Au niveau national, l’expérimentation est régulièrement objet de critiques. En octobre 2019, l’économiste Pierre Cahuc a dénoncé les coûts du dispositif dans une analyse purement économique.

Pourtant, l’expérimentation devrait être étendue à 100 nouveaux territoires.

[Cet article a été en partie réalisé grâce à une résidence de journalisme effectuée en 2018 et 2019 à Colombelles, au cours de laquelle ont été organisés des ateliers de journalisme avec des jeunes suivis par la Mission locale, ainsi que pour le journal en ligne Basta!. Une soirée-rencontre sur Territoire zéro chômeurs aura lieu le vendredi 24 janvier à 18h30 à la Grande Halle de Colombelles ainsi qu’une exposition des photographies effectuées pour ce travail par Virginie Meigné et Emmanuel Blivet.]

Simon Gouin

Journaliste et cofondateur de Grand-Format. J’aime les enquêtes au long cours et les reportages de terrain, loin de l’actu et des radars médiatiques.

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