Février 2024

Le retour à la terre des ex de l'agroalimentaire

Camille Vandendriessche

À 27 ans, Inès Forquin avait une carrière toute tracée dans l’industrie agroalimentaire. En 2020, diplôme d’ingénieur en poche, elle est embauchée en CDI comme cheffe de projet dans un grand groupe de surgelés normand. Un travail qui lui plaît beaucoup, mais qu’elle décide de quitter au bout de deux ans seulement. Pour embrasser une tout autre voie : l’ouverture d’une fromagerie à la ferme à Commes (Calvados).

« Quand chez toi tu vis zéro déchet, que tu te déplaces en vélo et qu’au boulot tu fais tout l’inverse, petit à petit l’écart se creuse… Si tu veux vraiment avoir un impact pour l’environnement, logiquement tu dois aussi le faire dans ton travail. Le grand dilemme, c’est de choisir entre déserter et changer les choses de l’intérieur. À Frial, je n’avais pas l’impression de pouvoir faire évoluer les mentalités, alors j’ai préféré agir à petite échelle. C’est comme ça que j’ai rejoint le monde agricole. » […]

« Dans l’industrie, j’étais dans mon élément »

« À la base, je ne connaissais rien à l’agriculture. J’ai grandi à Caluire-et-Cuire, tout près de Lyon. Mes parents travaillent tous les deux dans le tertiaire. C’est pendant mes études à l’ISARA (Institut supérieur d’agriculture de Rhône-Alpes) que j’ai approché le monde agricole. En troisième année, j’ai fait un stage en élevage caprin dans la Drôme qui m’a beaucoup marquée. C’était la première fois que je travaillais avec des animaux, dans les montagnes. Il y avait un truc euphorisant, c’était un peu la caricature d’Heidi (personnage de roman, de cinéma et de télévision, ndlr) (rires). Ça m’a fait rêver de m’installer un jour comme éleveuse de chèvres, pour travailler avec le vivant, faire émerger quelque chose de mon travail, mais je n’ai rien mis de concret derrière.

À la fin de mes études, je n’ai pas embrayé sur l’agriculture parce que ça me semblait un trop grand pas à franchir. Je voulais plutôt me diriger vers l’agroalimentaire pour, d’une certaine manière, nourrir le monde. Je m’intéressais à la R&D (recherche et développement), la gestion de projet, la formulation de process, l’innovation… Idéalement, j’aurais voulu travailler dans une petite entreprise. En attendant de trouver un poste, j’ai travaillé dans un Biocoop qui venait d’ouvrir près de chez moi. C’était en plein covid, je me suis sentie utile, mais je voulais quand même valoriser mes compétences d’ingénieure pour être dans la transformation alimentaire.

Au bout de neuf mois à Biocoop, j’ai fini par être embauchée par un industriel du surgelé (Frial) à Saint-Martin-des-Entrées, près de Bayeux. Je suis venue m’installer en Normandie, et j’ai trouvé le boulot super intéressant. Je cuisinais beaucoup pour élaborer les recettes – le labo, c’était une grande cuisine. Je m’occupais du pôle Europe, on développait pas mal de produits pour l’Allemagne, l’Espagne, et d’autres pays. On bossait aussi pour la grande et moyenne distribution, et surtout pour des magasins spécialisés dans le surgelé. J’étais dans mon élément pour ce qui était de la gestion de projet. Je développais des recettes en suivant le cahier des charges. Il fallait respecter les timings, collaborer avec d’autres services, évaluer les coûts, faire des demandes de matières premières, s’assurer que le produit soit bon, et aller jusqu’à l’industrialisation. Je suivais vraiment tout de A à Z. Ce job, j’aurais pu y rester longtemps s’il n’y avait pas le côté éthique qui prenait le dessus…

« Au boulot, je servais une industrie qui faisait tout ce que je m’interdisais en privé »

Dans l’industrie agroalimentaire, on travaille des quantités de produits tellement énormes qu’on est obligés de les faire venir de loin et de les envoyer aussi loin. On peut faire tous les efforts qu’on veut, ça reste l’industrie. Le terrain de jeu, ce n’est pas l’échelle régionale ou nationale, mais le monde entier. À mon poste, j’avais connaissance de toutes les étapes de la chaîne. Les matières premières, elles viennent des quatre coins du monde. Le poisson peut être pêché à un endroit, découpé dans un autre pays et surgelé encore ailleurs. Les pignons de pin, par exemple, ne sont produits qu’en Chine et en Russie. L’origine France transparaît très peu dans tout ça. Et une fois transformés, les produits sont envoyés à l’autre bout du monde, y compris dans des pays comme les États-Unis qui pourraient transformer leurs propres aliments. C’est quand même ballot de déployer autant d’énergie, sans parler du suremballage, pour fabriquer des produits qui ne nourriront pas les personnes juste à côté de l’usine, ou bien seulement après avoir fait trois fois le tour du monde. Tout ça manquait de sens.

En arrivant à Bayeux, je ne connaissais personne à part Guillaume (Haelewyn), que j’avais rencontré trois ans plus tôt lors d’un stage dans le coin. Je l’ai recontacté pour me faire des potes, il m’a présenté le tiers-lieu L’arbre (Commes), qui en était à ses tout débuts, et on est tombés amoureux. Ensemble, on s’est renforcés dans la vision écologique qu’on voulait vivre. Tous les matins, je faisais 40 minutes de vélo pour aller au travail parce que j’étais convaincue d’avoir un impact dans mes déplacements. Et puis arrivée au boulot, je me retrouvais à ne pas faire le tri, et à servir une industrie qui faisait tout ce que je m’interdisais en privé. Au bout de deux ans, je me suis dit que je ne voulais pas passer ma vie dans l’industrie. J’ai décidé de quitter Frial.

L’arbre, tiers-lieu « agri-culturel »

À Commes, entre Bayeux et Port-en-Bessin-Huppain, L’arbre pratique une écologie conviviale, mêlant alimentation et culture. Situé à la ferme d’Escures, à deux kilomètres de la mer, le tiers-lieu « agri-culturel » s’est d’abord construit autour du Jardin de deux’main de Guillaume Haelewyn et son magasin fermier. Après avoir fait ses armes aux Pays-Bas et en Inde, cet ingénieur dans l’agro-industrie a bifurqué vers un tout autre modèle alimentaire. En 2017, il décide de s’installer dans la ferme laitière de ses parents pour y faire pousser des fruits et légumes bio. Lorsqu’il se fracture les deux chevilles l’année suivante, ses clients se relaient par dizaines pour récolter à sa place. Aidé de ses proches et amis, il organise, pour les remercier, une grande fête à la ferme sur le thème de l’agro-écologie, qui deviendra le festival Soyons demain. Un collectif est né, et avec lui l’idée de faire de l’endroit un tiers-lieu. L’association L’arbre voit le jour en 2020. Progressivement, ses membres transforment le corps de ferme familial pour pouvoir y héberger les voyageurs dans le « coliving », accueillir des concerts et pièces de théâtre dans la salle de spectacles, et organiser toutes sortes d’événements, d’ateliers et de conférences. Cet écosystème fécond suscite des vocations. Après le local de Love Bio Bayeux, la ferme d’Escures abrite désormais les laboratoires des Tambouilles du Jardin et de la Fromagerie de deux’main. Leurs produits viennent étoffer l’offre alimentaire du magasin fermier.

« Vendre beaucoup et pas loin »

À ce moment-là, j’ai reçu une offre d’emploi à Dax pour une petite entreprise qui transformait du chanvre. Ils cherchaient quelqu’un pour créer la partie alimentaire de A à Z, un poste hyper polyvalent. C’était ce dont je rêvais, ça cochait vraiment toutes les cases. J’ai passé tous les entretiens, mais comme on voulait une relation durable avec Guillaume, j’ai dit non au poste. En contrepartie, je voulais monter autre chose. J’ai réfléchi à ce que je voulais faire, j’avais trois idées autour de l’alimentaire à la ferme. Finalement, j’ai choisi de transformer le lait du GAEC de Gilles et Florence, les parents de Guillaume. C’est une exploitation de 92 vaches qui produit environ 700 000 litres par an. Le lait est livré à l’usine Danone du Molay-Littry pour produire des yaourts. Ça se passe très bien avec Danone, on va continuer à travailler avec eux, mais à partir de mars 2024, on va aussi utiliser une petite partie de notre lait – 50 000 litres d’ici trois ans, soit moins de 10 % du volume total – pour le transformer à la ferme.

Le projet, c’est de proposer une grande variété de produits laitiers aux clients du Jardin de deux’main. À la Fromagerie de deux’main, il y aura des yaourts, de la crème, du fromage blanc, très probablement du beurre, peut-être des crèmes dessert, et aussi du fromage – on va commencer par de la tomme, et pourquoi pas développer un petit reblochon et un bleu par la suite. L’idée, c’est de vendre en ultra-local, à 10 km à la ronde, pour compléter l’offre du magasin, augmenter le panier moyen, et mutualiser les circuits de distribution. Ce qui pêche beaucoup en fermier, c’est souvent la commercialisation. En général, plus tu fais du volume, plus tu dois aller loin et plus tu perds du temps. Pour être rentable, l’idéal est de vendre beaucoup et pas loin. Au Jardin de deux’main, on a l’outil pour faire ça. On propose déjà des fruits et légumes, des bocaux, du pain, de l’épicerie (huile, farine, pâtes, légumes secs, savons, etc.) et bientôt des produits laitiers. Demain, les gens pourront y faire leurs courses sur l’essentiel.

« Je ne passe plus des après-midis entières à attendre 17 h avec impatience »

Après mon départ de Frial en septembre 2022, j’ai fait cinq stages dans des fermes de la région pour me former et voir le plus de modèles possibles. Et depuis janvier 2023, je suis en contrat de parrainage avec le GAEC pour mettre petit à petit le nez dans la production laitière. Ici, on a la chance d’avoir des robots de traite, donc on n’a pas à se lever à 5 h du matin pour traire les 92 vaches. Le matin, je viens à la ferme à 8 h pour nourrir les veaux, nettoyer les robots de traite et lieux de passage des vaches. Vers 9h30-10 h, je passe à une autre tâche. Il y a des périodes où il faut débroussailler autour des clôtures, d’autres où il faut faire du bois, démonter une benne, ensiler… Ça change tous les jours, je ne sais jamais ce que je vais faire le matin. Ensuite, après la pause du midi, je vais m’occuper un peu des vaches, et l’après-midi, je bosse sur le projet de fromagerie, sauf quand il y a un impératif à la ferme. En ce moment, on construit le labo. C’est un bâtiment de 140 m2 qui sera conforme à toutes les exigences réglementaires. Il est co-créé par le GAEC et L’arbre, qui a reçu une importante subvention pour investir dans tout l’équipement. Ça permet d’avoir un outil performant que je n’aurais pas eu si j’avais été seule. J’ai aussi la chance de pouvoir compter sur la force du collectif qui agit comme un tremplin pour mon projet.

En général, ma journée se termine vers 18-19 h, après avoir nourri les veaux. J’ai un peu le beau rôle parce que je travaille tous les jours de la semaine, sauf le samedi et le dimanche. Quand je ne pars pas en week-end, je seconde Gilles sur les astreintes du matin et soir le samedi, mais c’est important pour moi de couper le dimanche. J’avais peur de rentrer tard le soir et d’être allergique au mélange vie perso/vie pro, mais au final ça se passe super bien ! Bon, certains jours, je me dis que la semaine est passée super vite, que j’ai pas eu beaucoup de soirées de libres, mais c’est parce qu’on fait plein d’autres choses à côté. Je n’ai plus le même rapport au travail qu’avant. Quand j’étais salariée, je passais des après-midis entières à attendre 17 h avec impatience, alors qu’aujourd’hui je suis parfois fatiguée à 19 h, mais je suis contente d’être là. Je sais qu’il faudra prendre un peu plus de temps pour nous quand on aura une vie de famille. En tout cas, je n’ai jamais regretté d’être partie de chez Frial. »

La suite de cette série sera publiée dans une semaine, sur Grand-Format.

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