Septembre 2019

Quand la ferme du Chailloué a rangé le pulvé

Patrick Bard (texte et photos)

Un beau matin, alors qu’il a fêté ses 37 ans, en se croisant dans le miroir de la salle de bains, Samuel découvre une grosseur suspecte sur l’un de ses testicules. Le verdict tombe rapidement. Cancer. Un cancer rare, qui frappe 1% des hommes, mais qui est en augmentation depuis quelques temps. Samuel est opéré au début de l’année 2015. «Je n’ai ensuite subi qu’une seule chimiothérapie. Je suis en rémission depuis quatre ans. Difficile de faire un lien avec mon métier, mais tout de même, s’il y a de moins en moins d’agriculteurs, ils sont de plus en plus souvent malades. »

Premier centre de lutte contre le cancer en Europe.

Quand il s’est retrouvé à l’hôpital Gustave Roussy, à Villejuif, en région parisienne, le questionnaire qu’on lui a fourni comportait trois cases à cocher relatives au métier d’agriculteur. L’une des trois était « Grande culture ». « Autant dire « exposition +++, commente Samuel. Humainement parlant, on nourrit tout de même des gens. Là, je me suis dit qu’il fallait en tirer les conclusions. J’ai mis les rames dans le bateau, et j’ai remis le bateau dans le sens du courant. J’ai considéré ça comme une chance et j’ai décidé de tout passer en bio. Du jour au lendemain. » De toute façon, avoue-t-il, il n’en pouvait plus de devoir se justifier tout le temps auprès du public.

«Il y a quinze ans, j’ai défendu le glyphosate. J’assume. À l’époque, on pouvait dire «Je ne savais pas». À l’époque, je ne maîtrisais pas les effets. Aujourd’hui, je ne peux plus dire ça, aujourd’hui, je sais. »

Samuel poursuit : « Les gens s’inquiètent, ils ont compris qu’ils étaient soumis aux pesticides tout comme les agriculteurs. J’habite en campagne, et je mange, comme les autres. C’est la même histoire qu’avec les fumeurs passifs et les fumeurs actifs. Continuer, ne rien changer quand on sait, pour moi, c’est problématique».

Tout de même, convertir 500 hectares en bio du jour au lendemain, ça ne doit pas aller de soi. J’imagine les débats, en famille. Samuel me détrompe. «Il suffit de vouloir. On échange beaucoup, mais quand on prend des décisions, on les prend tous ensemble. On fait bloc. Quand on dit «On y va», eh bien, on y va». Une devise qui pourrait être la devise de Samuel. Car s’il y a bien une chose qu’il ne supporte pas, c’est qu’on fasse le contraire de ce qu’on dit. Évidemment, il imaginait que son banquier allait froncer le nez à l’annonce de sa conversion. À sa grande surprise, c’est tout le contraire. Question de personne plus que de stratégie d’entreprise, pense-t-il.

Récolte des petits pois, à la ferme du Chailloué.

Au final, le cancer n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien plein: «Mes céréales partaient via un silo portuaire à Rouen. Rendez-vous compte, se battre pendant 20 ans contre un producteur ukrainien pour remporter un marché sur le blé en Algérie pendant qu’ici, on importe des céréales bios pour combler une demande nationale qu’on est incapables de satisfaire ! On marche vraiment sur la tête. Et on nous dit que le bio ne peut pas nourrir la planète? Mais il y a déjà 30% de la nourriture produite dans le monde qui n’atteint pas l’assiette, qui part à la poubelle pour des défauts d’aspect, entre autres! Commençons par résoudre ça !»

« On range le « pulvé » et c’est fini »

Pour obtenir leur certification d’exploitation en agriculture biologique, les Deschoolmeester choisissent le label Ecocert. Leur cahier des charges, qui est en train de se durcir, est déjà drastique: zéro produits phytosanitaires, zéro engrais chimiques, épandages d’effluents exclusivement issus d’élevages qui prennent en compte le bien-être animal. Samuel croise les bras sur la table: «Il sont venus observer nos pratiques. Ça se fait du jour au lendemain. On range le «pulvé» et c’est fini. » Plus de «pulvé», c’est bien l’une des caractéristiques visibles d’une exploitation en bio, où la griffe remplace les désherbants.

Cet outil remplace les désherbants chimiques dans les exploitations en bio. Utilisée depuis l’Antiquité, la griffe ou herse est constituée d’un châssis en forme de grille formée par deux séries de barres, les unes verticales, les autres horizontales, parallèles entre elles et fixées aux points de croisement. Dans sa version contemporaine, elle est tractée par un tracteur.
Les griffes étant souples, elles grattent le sol pour en dégager les plantules indésirables.
Guillaume Deschoolmeester , le fils de Franck et neveu de Samuel, veut devenir agriculteur.
Assis à l’arrière, il surveille attentivement les lames qui passent entre les rangs de haricots verts récemment levés.

Pour l’heure, c’est Guillaume, 14 ans, un neveu de Samuel qui est aux commandes de l’engin. Assis à l’arrière, il surveille attentivement les lames qui passent entre les rangs de haricots verts récemment levés. Nous sommes le 9 juillet et il n’a pas plu depuis un moment. Samuel n’est pas encore inquiet. Il explique qu’au contraire, cette sécheresse laisse aux plants de haricots verts le temps de grandir avant que les adventices, les plantes indésirables, ne prennent toute la place, que c’est un rapport de force, une course à l’espace. Samuel a de grandes discussions avec Guillaume, qui veut devenir agriculteur. «Au lycée agricole, ils le formatent déjà», s’énerve Samuel. Le sourire en coin de l’adolescent montre qu’il n’est pas si dupe.

Le soleil tape avec un entêtement féroce sur l’enclume de la terre. L’oncle et le neveu disparaissent dans un nuage de poussière qui n’est plus rien d’autre que de la terre. De la terre, et des plantes…

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