Octobre 2021

« Je ne peux rien apprendre à personne. Mais seulement faire réfléchir. »

Simon Gouin (texte et sons), Hélène Balcer (illustrations)

Il y a un an, le professeur d’histoire-géo Samuel Paty était assassiné. Comment prévenir la radicalisation? A Hérouville-Saint-Clair, dans le Calvados, une association organise depuis trois ans des ateliers de débats et d’esprit critique.

[Avertissement : cet article mêle des éléments de textes à des sons. Les sons sont souvent résumés dans les phrases qui les précèdent. Vous pouvez donc lire ce reportage sans manquer d’information. Mais vous passerez à côté des voix de ses principaux personnages…]

Julien s’en rappelle comme si c’était hier. 13 novembre 2015, à Hérouville Saint-Clair. Après une séance de cinéma et un débat, Julien, qui est docteur en philosophie, croise Samuel Le Bas, alors directeur de l’Association Quartiers Jeunes, une association de «prévention spécialisée» installée sur le territoire depuis la fin des années 1980.

Les deux hommes parlent des suites à donner au projet Tolérance, commencé après les attentats de Charlie Hebdo et la minute de silence qui a parfois été chahutée dans les écoles de cette ville du Calvados. Hérouville est aussi considérée par les spécialistes comme un lieu de départ important de jeunes pour l’État islamique et la Syrie. Au moins deux d’entre eux y auraient perdu la vie.

Ce soir là, à la sortie de la salle polyvalente qui accueille la diffusion du film, Samuel et Julien ne savent pas encore que dans la nuit, le Bataclan, le Stade de France et des terrasses parisiennes seront visés par des terroristes. Ces attaques coûteront la vie à 130 personnes et feront des centaines de blessés. L’État d’urgence est décrété sur tout le territoire français. Frappes en Syrie; augmentation des effectifs de la police et des moyens de surveillance; cellule de suivi des personnes radicalisées, etc: pendant des années, l’État français va tenter de réagir pour qu’un événement comme celui du 13 novembre ne se reproduise plus.

A Hérouville Saint-Clair, Samuel et Julien vont se concentrer sur une autre stratégie, non sécuritaire. Le travail de terrain et de long terme. Objectifs: susciter le débat, discuter, parler de la laïcité, des attentats. Son nom: Socrate

Episode 1 – Socrate

Dessin : Hélène Balcer

Une tête avec une grande barbe. Sur le mur de la salle, la tête de Socrate lance l’atelier. Juliette, qui anime ce jour-là les débats, s’adressent aux 10 jeunes assis en cercle. «Savez-vous qui était Socrate?»

Un Grec, je connais, je suis allé en Grèce!, affirme un jeune.

Parce que les Grecs ont des grosses barbes?, rebondit Julien dans une autre séance.

Oui, il ressemble à un Grec.

C’est un philosophe, dit un autre.

Qu’est-ce que c’est un philosophe?, interroge Julien.

Il faut vraiment ne pas être allé à l’école pour ne pas le savoir, avance Yanis.

Si Socrate a été choisi comme nom de ces ateliers, c’est parce que le philosophe grec allait à la rencontre des gens, pour parler de la pluie et du beau temps. Écouter et susciter les conversations. «Je ne peux rien apprendre à personne mais seulement les faire réfléchir», aurait-il prononcé. «C’était un peu un incubateur de pratiques démocratiques», dit aujourd’hui Julien. Et un modèle, 2 500 ans plus tard, pour un projet inédit initié auprès de 600 jeunes, à Hérouville Saint-Clair.

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La première fois qu’on m’a parlé de Socrate (le dispositif, pas le philosophe), c’était en 2018. Je travaillais sur l’équipe mobile de prévention de la radicalisation du Calvados. Via un numéro vert, des jeunes étaient signalés comme étant à risque de radicalisation. Des professionnels du médico-social avaient la lourde tâche d’évaluer les risques que le jeune aille plus loin. Après plusieurs rencontres avec le jeune, un dispositif de suivi était mis en place. Pour ne pas le lâcher; le soutenir face aux sollicitations des rabatteurs de l’État islamique. C’était une solution de prévention, mais certains étaient déjà embrigadés.

Une professionnelle m’avait alors parlé de cette expérimentation, à Hérouville-Saint-Clair, à côté de Caen. Socrate, comme le philosophe grec. Pendant un an, j’ai participé à des ateliers de ce dispositif, financé par la Caf, l’Etat, le département et la municipalité, dans des collèges, des lycées, d’autres établissements. Pour tenter de comprendre comment ces professionnels s’y prennent pour mettre en place ce qu’ils appellent la prévention primaire de la radicalisation. J’ai d’abord pris des notes avant de décider d’enregistrer des échanges, pour capter leur spontanéité, leur énergie.

Pendant les séances, j’ai partagé le quotidien de Juliette Couderd et Nadia Mazari, éducatrices spécialisées investies dans le projet Socrate; et de Julien Danlos, docteur en philosophie et salarié de l’association Une pierre à l’édifice. Tous les trois animent les séances ou en sont des participants «complices». J’ai aussi croisé une cinquantaine de jeunes âgés de 15 à 25 ans, dont les prénoms ci-dessous sont parfois modifiés.

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A l’école de la deuxième chance, à Hérouville Saint-Clair, Philippe, 19 ans, est arrivé au bout d’une heure. Sur la pointe des pieds; l’air renfrogné. Juliette, qui anime la séance ce jour-là, lui résume le but des ateliers. Et les règles que le groupe a défini collectivement au début de la séance. «Cela permet de créer dès le début une sorte de cohésion entre nous, de rapport égalitaire, et de co-responsabilité: on est tous responsable de ce cadre là. Ce n’est pas que nous qui sommes là pour faire de la discipline», explique Nadia, l’éducatrice.

Aux origines du projet

Quand l’équipe de l’AQJ a monté le projet Socrate, plusieurs situations concrètes leur ont été transmises par des partenaires locaux:

– l’absentéisme accru lors des cours de natation, en EPS, et de SVT (au moment de l’enseignement sur la reproduction humaine)

– la remise en cause d’enseignements évoquant la théorie de l’évolution ou de l’éducation à la sexualité

– la remise en cause de la mixité au cours de certains enseignements

– les agressions verbales de filles portant des jupes, sur la base d’argumentaire religieux

– le regroupement d’élèves par affinités «communautaires»

– des manifestations d’intolérance et de forts clivages lorsque sont abordés des sujets tels que l’holocauste ou le conflit israélo-palestinien

«Nous observons que le manque de connaissances et d’informations concernant les thématiques de la «laïcité» et des «religions» induit une détérioration des rapports entre les adultes et les jeunes.», écrit l’association dans la présentation de son projet.

De ces observations découlent trois hypothèses de travail pour le projet Socrate:

1) Le phénomène de radicalisation se pose en terme de parcours. Il n’y a pas de profil type de personnes dites «radicalisées». Mais la radicalisation est souvent liée à une faille personnelle et identitaire.

2) Les cas de radicalisation sont des conséquences particulièrement critiques de fantasmes et de replis identitaires. Par conséquent, «promouvoir et favoriser le pluralisme des expressions est une manière de lutter contre le processus de radicalisation».

3) Il faut agir auprès des jeunes mais aussi sur leur environnement, «en particulier auprès des adultes qui les entourent».

La révolution française, Pétain et les Bleus

Les zoos humains de l’exposition universelle. La bombe atomique sur Hiroshima. Le 11 septembre 2001. La création de la sécurité sociale. La loi de 1905 sur la laïcité… Sur la table, plusieurs feuilles sont disposées. Chacune évoque un grand événement marquant de l’histoire récente de la France ou du monde. Aux participants de les mettre dans l’ordre chronologique. Puis de choisir les trois événements qui les marquent le plus, afin de les présenter à un extraterrestre venu sur notre planète, et incarné par l’éducatrice.

L’exercice chronologique n’est pas facile. Chaque jeune utilise ses propres références pour tenter de s’y repérer. Internet a-t-il été créé avant l’assurance chômage? Zelhia en est certaine. «Comment ferait-on sans Internet pour s’actualiser?», dit-elle.

Dans un autre groupe, Tom et son camarade Luis présentent les trois images que son groupe a choisies: la révolution française, le maréchal Pétain et l’équipe de France de foot.

Pour Juliette, cette frise chronologique et les débats qui s’en suivent rappellent aux jeunes qu’ils font partie de cette histoire. « Face à ces difficultés douloureuses pour ces personnes… beaucoup ont réussi à lutter, explique Juliette. Ce qui a permis d’avoir une législation qui réponde mieux à leur besoin… Si cela s’est produit, cela peut encore se produire. Ce n’est pas parce qu’ils rencontrent des difficultés qu’ils sont déterminés, que leur vie va rester comme cela. Non, pas nécessairement.»

Violences policières

Tous les jeux proposés par les animateurs sont là pour susciter l’échange. Régulièrement, les mêmes sujets sont évoqués d’un groupe à l’autre. Ce jour-là, c’est la liberté de la presse et les violences policières.

La thématique est récurrente. Elle met en colère les participants aux ateliers qui ne comprennent pas que des policiers puissent frapper les manifestants sans être inquiétés. Michel Zecler à Paris, Steeve à Nantes, Adama… Ces événements semblent contribuer à former un fossé entre les jeunes et les gouvernants.

«Ce sont des fainéants».

«Ils sont censés voter des lois; ils en votent, mais des mauvaises.»

Lilian, un des jeunes du groupe, ne fait pas confiance aux politiciens nationaux. «Ce sont de mauvaises personnes (…) Il faudrait des personnes cleans.»

Dessin : Hélène Balcer

«Ils disent des trucs et puis ils changent d’avis», appuie Lilas, une des participantes, en parlant du contexte de l’épidémie.

***

Philippe a jeté un pavé dans la mare, surtout face à un journaliste. «Moi je suis pour tous ces droits, sauf pour la liberté de la presse», a-t-il lancé quand on lui a demandé de donner son avis sur les événements de la frise chronologique.

Quelques semaines plus tard, je rencontre Philippe. Pour lui, les caricatures ne doivent pas manquer de respect. Et avec les tensions qu’il y a déjà dans le monde, faut-il en rajouter?

Philippe a 19 ans. Il vient d’être papa d’une petite fille qui a deux mois. Et de sortir de deux ans dans un foyer pénal à Évreux. Quand on se rencontre, il va signer un bail pour l’appartement où il va vivre avec sa copine et sa fille. Il enchaîne son rôle de papa avec les formations et suivis proposés par l’E2C, l’école de la deuxième chance à Hérouville.

Il me raconte la vie dans le foyer pénitentiaire, et la spirale de la violence de laquelle il a réussi à s’extraire.

Dans la vie, ce qui le révolte le plus, c’est de s’attaquer aux plus faibles.

Je souhaite creuser avec lui son rapport à l’information et au monde qui l’entoure. Comment fait-il pour faire le tri dans les informations qui lui parviennent? Philippe me parle de «salade niçoise», une chaîne sur SnapChat.

Caricatures

Comme Philippe, les caricatures posent de nombreuses questions aux jeunes présents dans les ateliers. Comment comprendre le sens de ces dessins? Nadia, Julien et Juliette organisent un débat mouvant. Sur un écran, ils diffusent une caricature. La salle de classe est séparée en trois espaces où chacun doit se déplacer en fonction de son ressenti: sont-ils d’accord avec le dessin? Pas d’accord? Indifférent?

«Avec les ados, il faut les happer. Si on montre des caricatures, on va montrer celles qui remuent», explique Julien dans l’extrait ci-dessous. «Notre objectif, c’est d’abord que les jeunes admettent la pluralité, l’altérité, se mettent à la place de l’autre. En tout cas, débattent, et comprennent que leur point de vue restent un point de vue.»

Ce jour là, à l’école de la deuxième chance, voilà ce qu’on entend.

Le fait de dire, salut, ça gaze, ce n’est pas correct, commence Léo, qui voit là une forme d’antisémitisme.

Qu’est-ce que ça raconte comme image?, demande Juliette, qui anime la séance. Est-ce que cela veut dire: les camps de concentration, c’était bien? Est-ce que l’image est antisémite?

Non, ça se fout de leur tronche, affirme une jeune.

Ça se fout de la tronche des nazis?, interroge Juliette.

Non, d’Hitler. En les imitant. Il a l’air un peu gogol.

Tu dis que c’est une parodie. Que ça se moque…

Oui, c’est ça, ça se moque de ce qu’il a fait.

Ok, ça marche. Les autres: tout le monde n’était pas d’accord avec cette interprétation, relance Juliette.

Bah non, il ne se moque pas d’Hitler, il se moque des Juifs, dit Philippe.

Ça se moque des Juifs pour toi?

– Bah oui, clairement, oui, appuie une camarade.

– C’était Hitler qui tuait les Juifs…

– Bah ce n’était pas lui, en lui-même, mais…

– C’était ses fours, appuie Philippe.

Oui, il était à l’initiative… reprend Juliette.

– Il donnait les ordres.

– Un dictateur!

Les animateurs du groupe apporte de l’éclairage : le dessinateur Wolinsky est juif ; la caricature est l’expression d’un humour noir ; les caricatures ne visent pas toujours les musulmans, etc. Puis ils présentent un autre dessin.

L’interprétation fait débat : ce dessin est-il raciste?

-C’est du racisme, dit l’un des participants.

-C’est de la dénonciation du racisme, suggère une autre.

-Le problème c’est que ça choque même plus les gens ça.

-Cela montre la réalité, c’est pas raciste en soi.

-Cela ne m’amuse pas, ça me choque pas, mais ça me fait réfléchir.

-L’image, elle parle du racisme mais elle n’est pas raciste.

-Si ça choque, c’est fait pour.

Maadi, qui est noire et participe ce jour-là à l’atelier, réagit ainsi : « Cela ne m’amuse pas, ne me choque pas, mais me fait réfléchir. »

Cette séance sur les caricatures va marquer Juliette, l’éducatrice, comme étant un exemple d’une séance qui a bien fonctionné: les jeunes ont compris que la caricature n’était pas raciste.

«Sur la culture de la caricature satirique, plutôt une majorité de jeunes sont largués », constate Julien.

Le but de Socrate est de leur donner l’envie de décrypter ces images. Et d’en débattre entre eux, comme sur la laïcité et la religion.



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