Jacques produit du fromage ; Alexandra s’est lancée dans la restauration ; Clémence et Mathieu élèvent des poules pondeuses. Leur point commun : ils ont changé radicalement de métier pour redonner du sens à leur vie.
Vous pouvez le croiser sur les marchés et discuter politique avec lui, derrière son minuscule étal qui présente son fromage. Sans fioriture ni blabla. Juste une tomme de Normandie et le bleu du regard de celui qui la façonne, la moule, la crée. Jacques Lebailly, était électrotechnicien ; il est devenu fromager.
Jacques est un enfant de la vallée du Noireau située entre les départements du Calvados et de l’Orne, le régal des randonneurs avec ses collines toutes en rondeur. C’est aussi ledeuxième bassin industriel de Normandie spécialisé dans la sous-traitance automobile, rebaptisée «vallée de la mort» par les amiantés de ces usines dont les parents de Jacques sont issus.
C’est dans la cité ouvrière de Condé-sur-Noireau que Jacques a grandi avec quatre frères et sœurs. Une cité «sans jalousie» où tous les enfants, toutes les familles sont à égalité: pas de cinéma, pas de théâtre, pas de livres. Mais le camping à Granville, le judo, le rugby et la musique avec les potes: «tout ce dont on a besoin pour ne pas se soucier de l’avenir quand on est mômes».
«On n’en fait pas un boulot de ça!»
En troisième, Jacques suit «les conseils» d’un copain qui lui promet qu’une seconde technique, «c’est l’assurance de ne pas avoir de boulot le week-end». Pas franchement motivé, Jacques entre donc en seconde génie industriel à Flers. Abandonnées les envies de nature qui ont bercé son enfance, sa passion pour les arbres, les oiseaux, qu’il partage alors avec son père: «On n’en fait pas un boulot de ça!»
Premier jour: l’emploi du temps, le bleu de travail et la mécanique auto. «Je n’avais pas signé pour ça!» En première, Jacques se réoriente vers l’électrotechnique pour en finir avec les mains dans le moteur, mais sans réelle motivation. «J’avais envie d’autre chose mais je ne savais pas quoi.»Les perspectives post-bac ne l’enthousiasment vraiment pas, il obtient pourtant un BTS électronique. Pense se rediriger vers un métier dans les eaux et forêt, mais un technicien forestier douche ses maigres espoirs: il n’y aurait pas de travail dans cette filière. Il tente l’industrie, il n’a pas fait tout ça pour rien, après tout. «Mais surtout pas à la Cogéma, ni dans la voiture et encore moins dans l’industrie militaire!»
« Tu me remercieras, Lebailly, tu n’es pas fait pour ça ! »
Jacques enchaîne les boulots et réalise qu’avoir un chef, subir la pression et accélérer les cadences, ce n’est pas pour lui. Arrivé à la trentaine, et après une ultime «divergence de point de vue avec mes directeurs, je réussis à me faire virer» – en bonne entente tout de même. «Tu me remercieras, Lebailly, tu n’es pas fait pour ça ! », lui glisse un directeur en lui donnant ses trois mois de gages. Fort de ce maigre pécule, d’un BTS et de quelques années d’expérience, un premier auto-bilan de compétences s’impose: pourquoi ne pas former les autres?
Jacques se fait embaucher au Greta (des structures de l’éducation nationale qui organisent des formations pour adultes dans pratiquement tous les domaines professionnels), d’abord pour donner cours puis pour animer une équipe et enfin coordonner un groupe de formateurs. Les choses roulent ainsi avec une équipe qu’il affectionne. Mais le statut de contractuel est précaire et la pression de plus en plus grande. C’est auprès d’une conseillère de la mission locale que Jacques exprime cette fatigue et lui lance : « J’vais aller planter des patates. » Il avait vu juste. Jeannine lui donne quelques bons contacts et le voilà dans le jardin d’un maraîcher bio : quelques animaux, des légumes, des fruits : « J’ai trouvé ça génial ! J’ai fini mon contrat et je suis parti sans prévenir mes chefs » À 37 ans, Jacques a trouvé sa voie. Ce sera l’agriculture et le bio. Sa femme ne travaille pas ; il a deux filles âgées d’un et deux ans, mais « dans ces cas-là, tu ne réfléchis pas, tu fonces ».
«Je n’ai pas signé pour ça!»
Jacques se forme pour devenir agriculteur, mais la confrontation avec la réalité le fait déchanter: des journées de douze à quatorze heures, la famille, femme et enfants, qui aident sans rémunération, des stagiaires, des coups de mains de partout, une production de haute qualité achetée par des gens riches et au final… un smic. «Je me suis dit non ça ne marche pas, d’un point de vue social, ce n’est pas cohérent: je n’ai pas signé pour ça!».
Heureusement, Jacques croise la route de Lin Bourdais, éleveur bovin à Mézidon Canon, entre Caen et Lisieux, qui le prend en stage à ses côtés. À la tête d’un élevage de vaches normandes allaitantes, Lin produit un lait bio de qualité. Militant actif à la Confédération Paysanne, il très occupé par sa charge syndicale et propose à Jacques de s’associer avec lui: sa deuxième vie professionnelle peut commencer.
À presque 40 ans, l’installation n’est pas simple et Jacques en fait la difficile expérience: les aides sont réservées au moins de 40 ans. Jacques et Lin se battent contre l’administration. Le dossier finit par passer. Les aides tombent et Jacques peut investir dans l’exploitation. Avec Lin, ils créent leur Groupement Agricole En Commun (Gaec). Ils optimisent le système d’exploitation, se partagent le temps de travail. Lin est de plus en plus actif dans le syndicalisme et Jacques apprend le métier d’éleveur.
Revendre de l’excellent lait bio à la coopérative pour qu’il soit mélangé avec du lait non bio, «c’est un vrai crève-cœur»
Au début des années 2000, il est encore possible de produire du lait et d’en vivre, même difficilement. Mais revendre de l’excellent lait bio à la coopérative pour qu’il soit mélangé avec du lait non bio, «c’est un vrai crève-cœur». À cette époque, le Groupement Régional de l’Agriculture Biologique (Grab) organise un groupe de réflexion sur cette question de la valorisation du lait bio. Jacques y participe, il visite des exploitations dans le Jura et découvre les fruitières, des fromageries coopératives en Haute Savoie qui promeuvent le bien commun, une révélation!
Du Jura à la Normandie
Les éleveurs normands ne sont pas convaincus. Peu importe, Jacques ira, il le sent même si Lin est un peu dubitatif. En quelques mois et beaucoup d’huile de coude, de nombreuses lectures sur la fabrication du Comté et de l’Abondance, des rencontres avec des fromagers du Jura, ils ont trouvé leur recette. En 2006, l’aventure de la fameuse tomme de Mézidon est lancée. Très vite, les Amap en plein développement se l’arrachent, les ventes directes sur le marché fonctionnent très bien.
Sur le plan personnel, les années qui suivent sont plus difficiles pour Jacques. Un divorce, un accident qui a failli lui coûter ses deux jambes, la mort de son père, le militantisme accru et chronophage de Lin… Jacques commence à décrocher. L’heure est venue d’un second auto-bilan de compétence: Jacques a envie de réduire son activité. Il rencontre Stéphanie, une des dernières productrices de Camembert AOP au lait cru en Normandie. Elle ne produit pas le lait, mais le transforme. «Je n’avais pas imaginé qu’on ne pouvait être qu’artisan, acheter son lait et produire son fromage sans troupeau.» C’est le déclic. Nous sommes en 2012, Jacques à 51 ans.
« Si on ne suit pas un projet comme le vôtre c’est qu’on ne fait plus notre boulot » lui affirme un banquier les yeux dans les yeux. Pourtant, aucune banque ne donnera suite.
Il fait appel à son réseau, trouve un éleveur prêt à lui vendre son lait bio, file à Clermont-Ferrand, apprend la recette du Saint Nectaire et décide de faire sa tomme. Une recette différente de celle de Mézidon pour être complémentaire. Un nouveau parcours du combattant. Muni de son projet et de son budget prévisionnel – écrit à la main, Jacques fait le tour des banques. Un labo en auto-construction, approvisionnement et vente en circuit très court,il en est sûr les banques le suivront :«Si on ne suit pas un projet comme le vôtre c’est qu’on ne fait plus notre boulot», lui affirme un banquier les yeux dans les yeux. Pourtant, aucune banque ne donnera suite.
C’est la Nef, une banque éthique, qui, après la visite d’une conseillère venue spécialement de Nantes, plus convaincue par la réussite du Gaec de Mézidon que par la ruine que Jacques envisage de transformer en labo, qu’elle décide de le suivre. Malgré l’apport de proches en complément, le budget est limité. Mais rien ne peut arrêter Jacques, sa seule peur est son corps.« Je savais qu’il fallait que je tienne physiquement car les mois et années à venir allaient être durs.» Jacques passe son temps sur la construction, s’isole, se fait embaucher comme ouvrier en arboriculture – juste quelques mois pour s’assurer un revenu et se rappeler que la hiérarchie, ce n’est pas pour lui.
Autonomie, liberté, sobriété
Le jeu en vaut la chandelle et quelques mois après, la fromagerie de ses rêves voit le jour, une fromagerie en cohérence totale avec ses aspirations, faite en matériaux écologiques et à son idée. En 2013, il vend son premier fromage en vente directe sur son stand. Après quelques années «à fond» avec 110 À 120 kg de fromage par semaine pour rembourser les emprunts et faire face, Jacques a enfin réussit à «lever le pied». Plus que deux marchés, un rythme de croisière avec à peine à plus de 40 heures par semaine, 70 à 75 kg de fromage. Jacques a atteint cette autonomie synonyme de liberté, dans la sobriété heureuse qu’il a si longtemps cherchée.
Jacques a depuis été rejoint par trois fromagers. Tout d’abord Cassandre à qui il a appris le métier, mais aussi la préservation de soi. Sébastien, un ingénieur agronome qu’il a fallu convaincre de quitter ses «patrons voyous» pour faire ce dont il rêvait. Et Dorothée, la nouvelle compagne de Jacques qui, après le maraîchage et le salariat dans le bio, a trouvé sa voie dans le fromage.