Pendant neuf ans, Marie Yvon a travaillé comme cheffe de projet à l’usine Nestlé de Creully (Calvados). En 2018, elle quitte son poste confortable pour se lancer dans la production de fruits et légumes en bocaux. L’ingénieure de 38 ans raconte sa bifurcation de l’industrie agroalimentaire vers une production bio, locale et à taille humaine.
«Avant, quand j’étais ingénieure, je faisais faire des choses aux autres mais je ne faisais pas moi-même. Maintenant, je fais les deux. Je vois les légumes de la graine au bocal, et même jusqu’au client. C’est vraiment la chaîne ultime. Tu sais que la moindre erreur peut être fatale, mais au moins t’es en maîtrise, et c’est éminemment satisfaisant. » […]
« Je suis rentrée dans le moule, et ça m’a convenu pendant un certain temps »
« Au départ, ce qui me portait, c’était de comprendre les processus et les optimiser. Avec mon diplôme en formulation et développement industriel, j’étais vraiment orientée vers l’industrie. En début de carrière, j’ai fait du développement de produits dans différentes usines. Chez Nestlé, j’ai intégré une énorme structure pyramidale, même si à Creully, on était sur un marché de niche. On faisait de la nutrition clinique, des produits hyper-spécifiques vendus uniquement en hôpitaux, EHPADs et pharmacies, comme de l’eau gélifiée pour ceux qui ne peuvent plus déglutir. Ça m’a stimulée, j’ai vraiment fait appel à mes compétences et profité des bénéfices du groupe. J’ai pu prendre mes deux congés parentaux, partir six mois en mission en Australie… Je suis rentrée dans le moule, dans le système, et ça m’a convenu pendant un certain temps. Sauf qu’à un moment, avec mon mari, on a eu envie de mouvement, de voyages…
Je sortais de congé parental, je voulais voir autre chose. On a décidé de déménager dans le Sud de la France. J’ai trouvé un super job dans le Gard, chez un producteur d’épices et d’aromates bio. J’ai donné ma démission à Nestlé, on a mis la maison en vente, mais en allant là-bas, on a fait demi-tour direct. On s’est rendus compte que c’était super loin, que le climat avait l’air plus rude pour de jeunes enfants. Mon mari a ses attaches en Normandie. Il est sculpteur sur pierre, et son réseau commençait à se développer pile à ce moment-là. J’ai donc renoncé à ce poste qui m’emballait tant. Mais dans ma tête, j’avais quitté Nestlé. Je n’étais plus capable d’y retourner. Il a fallu retrouver autre chose, ici, me réinventer, avec mes compétences et un ancrage local.
« Dès que j’avais un peu de temps libre, je venais aider au jardin »
À l’époque, en 2018, ma sensibilité à l’écologie augmentait de plus en plus, aidée par des lectures de Pablo Servigne, Alain Damasio, etc. Je me demandais quoi faire de mes compétences et de mon temps. Je m’interrogeais plus particulièrement sur les surplus des maraîchers, mais je ne savais pas s’il y avait un potentiel. Un jour, Olivier, un collègue de Creully qui venait aussi de quitter Nestlé, m’a parlé de Guillaume, jeune maraîcher au Jardin de deux’main, à Commes, près de chez moi. Il m’a dit qu’il pouvait avoir des surplus, alors je suis allée le rencontrer. Il se trouve qu’il n’en avait pas, mais je suis devenue cliente et j’ai inscrit mes enfants au jardin pédagogique (Graines de deux’main).
Dans un premier temps, je me suis mise en consultante indépendante pour faire de l’amélioration de produits, si possible bio, avec des TPE normandes, mais ça n’a jamais vraiment pris. Puis l’été suivant, en 2019, Guillaume a eu des surplus de concombres et de courgettes. Il voulait faire des pickles, alors il m’a demandé si on pouvait réaliser une étude de faisabilité ensemble. On a commencé à imaginer un espace dédié, à chiffrer, etc. Pendant ce temps-là, je donnais de plus en plus de coups de main au jardin, notamment à Olivier, qui venait de créer son entreprise de vente de produits bio. Pendant les confinements de 2020, ils ont eu un gros pic d’activité avec Guillaume. Dès que j’avais un peu de temps libre, je venais les aider. Ça m’a permis de resserrer les liens, de voir qu’humainement on pouvait travailler ensemble et que, techniquement, ça m’intéressait aussi, parce que je ne suis pas du tout issue du monde agricole. Au début, c’était seulement de la préparation de commandes, mais après j’ai commencé à faire aussi des récoltes et d’autres activités de maraîchage. Même si le pic d’activité est redescendu assez vite, l’émulation n’a jamais cessé ici. Quand ça a été possible de faire de la transformation de surplus, on a affiné l’idée jusqu’au lancement de l’activité.
« C’est pas encore complètement rentable, mais ça me plaît carrément ! »
Les Tambouilles du Jardin ont vu le jour au printemps 2022, quatre ans après ma rencontre avec Guillaume et trois ans après avoir imaginé le projet. Il a fallu le temps de tout mettre en place, de construire le labo nous-mêmes pour limiter les coûts et l’empreinte écologique, de tester des recettes, etc. Mes compétences en hygiène, en étiquetage, tout ce que j’ai appris avant me sert aujourd’hui. Ce n’est pas vraiment une reconversion, mais plutôt un changement total d’environnement professionnel. Je travaille un jour par semaine au labo, et le reste au jardin. Avec Guillaume, on a créé le GAEC des Voyages. On est gérants-associés, et on intègre actuellement notre troisième associé, Valentin, qui travaille déjà au jardin. J’ai apporté un capital, et Guillaume la valeur du jardin. De cette manière, mon salaire ne dépend pas que de mon activité pure. On n’a pas chiffré exactement, mais on sait bien que le jardin le finance davantage pour le moment. Il faut laisser le temps aux Tambouilles de se faire connaître et de construire une gamme de recettes qui fonctionnent bien.
Tous mes ingrédients, je les prends ici. Les surplus de fruits et légumes bien sûr, mais aussi le vinaigre de cidre pour faire les pickles et le sucre de betterave pour éviter le sucre de canne, à l’impact carbone largement supérieur. Je vends mes bocaux (soupes, sauces, lactofermentés, compotes et tartinades) au magasin du jardin deux soirs par semaine, et aussi sur la boutique en ligne. On a bien compris que notre clientèle avait l’habitude de faire ses soupes et ses compotes elle-même, donc il a fallu trouver d’autres débouchés. Je vends aussi à la Biocoop de Bayeux, à plusieurs AMAPs et à des épiceries zéro déchet autour de Caen. Et même si c’est peut-être pas encore complètement rentable, ça me plaît carrément, ce que je fais! Certes, c’est dur physiquement, et la charge mentale est plus forte que quand j’étais salariée et que je ne ramenais pas de boulot à la maison, mais mon implication est beaucoup plus grande parce que mon travail est vachement plus stimulant.
« En travaillant dehors, plus besoin de faire du sport en salle ! »
Les métiers qui ont du sens, je suis en plein dedans! Ça a du sens pour moi, pour la planète, pour le collectif, pour mes enfants. J’aime d’être aux commandes de mon labo, et aussi de pouvoir travailler au jardin où je suis moins en maîtrise technique. Avant, quand j’étais dans un bureau, j’avais l’impression qu’il pleuvait tout le temps en Normandie, qu’il faisait tout le temps gris. Maintenant, en travaillant dehors, je me rends compte que non, qu’il y a souvent des rayons de soleil. Là, par exemple, il ne pleut pas vraiment, en tout cas pas assez pour mouiller la terre et les légumes. Et quand t’es bien équipée, t’as pas froid. Bon, tu as parfois des gerçures aux mains, mais tu ressens ton propre corps, tu sais à quoi il sert et tu en prends soin. Je n’ai plus besoin de faire de sport en salle de fitness, c’est fini ça!
Au niveau personnel, j’arrive à garder un équilibre et des horaires compatibles avec la vie de famille. Je ne travaille pas ou peu le mercredi pour m’occuper des enfants. Des fois, pour eux, il y a quand même quelques frustrations… À la garderie, c’est les seuls à ne pas avoir de goûter emballé dans du plastique! (rires) Forcément, mon changement de métier influence notre famille et notre vie au quotidien, mais j’avais déjà commencé à m’informer différemment et à m’intéresser à d’autres façons de voir les choses. En changeant de travail, j’ai pris conscience à quel point le système ultra-pyramidal de grands groupes comme Nestlé était néfaste. D’ailleurs, j’ai encore du mal à comprendre comment les gens peuvent rester dedans. Ce serait impossible pour moi d’y replonger! Pourtant, je n’ai jamais subi directement de management agressif ou toxique, mais quand t’entends que d’autres services sont en burn-out ou que tu stresses avant une visite du N+4, ce n’est pas sain. Ici, on n’a pas tous les mêmes compétences, on n’est pas toujours d’accord, mais on arrive à avancer sans faire de grands tableaux de qui fait quoi, avec un nom, une date, etc. À la place, on se réunit une fois par semaine, on mange en équipe tous les midis, on cuisine à tour de rôle, on se soutient, on échange des conseils… C’est une vie à part entière dans un écosystème à taille humaine.»
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Le dernier témoignage de cette série sera publié la semaine prochaine dans Grand-Format