Décembre 2020

Au Foyer Léone Richet, l'humain soigne la folie

Raphaël Pasquier (texte, sons et photos)

Quand je franchis pour la première fois la porte du 121 rue d’Auge, mon regard s’attarde sur les murs et leurs décorations hétéroclites. Cadres, panneaux d’affichages, rayonnages de bibliothèque, riches d’images évocatrices et de mots foisonnants. On retrouve plusieurs des œuvres réalisées par les pensionnaires dans le cadre de leur atelier dessin. Les informations pratiques sur la vie du Foyer sont partout : à la main sur un tableau blanc, ou sur les dizaines de feuilles imprimées fixées aux cloisons. Par contraste, les écrans sont rares. Il ne faudrait pas qu’ils s’interposent dans les échanges des pensionnaires, éducateurs et soignants, basés avant tout sur le langage et l’interaction humaine.

Je commence à apprivoiser la décoration de ce bâtiment qu’on appelle la Plateforme, à la fois siège administratif et lieu d’accueil de jour, et aussi celle qui habille les murs de La Loco, restaurant associatif situé à la même adresse. Un thème récurrent, c’est New-York. Clichés des attractions touristiques, abat-jour aux couleurs de la Grosse Pomme, photo de groupe au sommet de l’Empire State Building. Personne ne s’en cache : plusieurs pensionnaires ont traversé l’Atlantique il y a quelques années, et cette aventure est encore dans tous les esprits.

«On a voyagé avec des personnes psychotiques aux États-Unis, dans un pays qui est hyper fermé, parce que tout le monde s’y est mis.»

Pour l’équipe du Foyer Léone Richet, avoir réussi à organiser et réaliser ce voyage est une fierté revendiquée. «Quand des stagiaires viennent dans la maison je leur raconte cette aventure-là», explique Pierre, l’un des éducateurs qui a mené le projet. «Je leur montre ce qu’on a fait, ce que peuvent faire des personnes en situation de handicap.On a voyagé avec des personnes psychotiques aux États-Unis, dans un pays qui est hyper fermé, parce que tout le monde s’y est mis. Oui, c’est possible !»

Les voyages extraordinaires

Tout est partie d’une idée jetée en l’air, de manière désinvolte, par une infirmière du Foyer. Sauf que chez Léone Richet, toute prise d’initiative est valorisée. C’est l’une des caractéristiques du mouvement de psychothérapie institutionnelle, dans lequel s’inscrit la structure caennaise. L’idée de départ germe à l’automne 2013 dans l’internat de Bellengreville, à une vingtaine de kilomètres de Caen.

Ce dimanche-là, ce sont l’éducateur Nevroz et l’infirmière Annie qui passent la journée avec les pensionnaires. Celle qui est aujourd’hui sur le point de partir en retraite se rappelle de cet après-midi pluvieux. «On s’ennuyait, personne ne voulait rien faire. On a pris un goûter dans le canapé et on a commencé à délirer sur où est-ce qu’on aimerait bien être.» Les idées fusent, et elle lance : « Moi j’aimerais bien être à New-York !» La discussion s’enclenche sur la culture américaine, les séries notamment. Et le projet commence, aussi simple que la chanson de Téléphone : un jour l’infirmière ira a New-York avec les pensionnaires. Annie avoue tout de même ne pas trop y croire à ce moment-là.

Pour être honnête, Annie n’en est pas à son coup d’essai. Elle a déjà participé à l’organisation de plusieurs séjours à l’étranger pour les pensionnaires. Surtout pour ceux qui n’auraient sinon «jamais l’occasion de faire ce genre de voyages extraordinaires». Avec eux, l’infirmière est allée au Québec et en Italie, dans le cadre d’échanges avec des institutions sur place, qui accompagnent aussi les personnes handicapées psychiques. Sauf que cette fois-ci, pour les États-Unis, impossible de trouver un partenaire adapté, d’autant plus en restant dans la ville de New-York. Ce sera donc un voyage touristique, à financer dans son intégralité. L’objectif est compliqué à atteindre, et certains de ses collègues trouvent qu’Annie est folle de se lancer dans ce projet.

Un concert au BBC

Heureusement, Pascal Crété, le médecin-directeur du Foyer, l’encourage à continuer ses efforts. C’est à ce moment-là qu’un nouvel éducateur arrive à l’internat. Son rôle dans l’aventure sera décisif. Pierre adore voyager et se prend vite au jeu de chercher des idées pour financer le projet. Un jour où il travaille en duo avec Annie, il a un déclic. «Je connais un gars qui joue dans un groupe de musique. Peut-être qu’il peut jouer pour nous. On peut faire un concert de soutien au projet.»

Grâce à cette proposition, la recherche de fonds passe à la vitesse supérieure. L’ami musicien de Pierre est membre du groupe pop caennais les Concrete Knives. À cette époque, ils enchaînent les dates dans toute l’Europe pour défendre les morceaux de leur premier album très remarqué : Be Your Own King. Cette notoriété n’empêche pas le groupe de répondre favorablement à la sollicitation de Pierre. «Mon pote m’a dit oui, mais il a fixé les conditions : « on veut pas jouer à la foire à la saucisse dans une salle des fêtes. »» À partir de là, les porteurs du projet New-York créent un comité de pilotage pour initier l’organisation de l’événement, et valider les décisions collectivement. Les pensionnaires commencent à prendre part aux réflexions, avant tout sur le lieu du fameux concert.

«La super surprise, c’est qu’on s’est rendu compte que les gens venaient le soir même et voulaient payer plein pot pour soutenir le projet.»

C’est finalement la salle de concert du BBC, à Hérouville Saint-Clair, qui est choisie. Au début, le directeur Paul Langeois est un peu réticent, puis ébahi quand il découvre la programmation de la soirée : «Mais comment vous avez fait pour réunir ces trois groupes là !?» Entre temps, Pierre et son ami ont en effet réussi à recruter deux autres groupes bien connus à Caen : Samba de la Muerte et The Lanskies. Avec cette belle soirée musicale en perspective, l’équipe du projet prépare 6000 flyers et 500 affiches à distribuer et placarder dans toute la ville. Annie, l’infirmière, est encore impressionnée du courage des pensionnaires : «Là il n’y a pas eu de difficulté à aller vers l’autre, même l’autre qu’on ne connaît pas.»

Lundi 11 mai 2013. À quatre jours du concert, Pierre appelle le BBC et commence à avoir peur quand il apprend que seulement 80 places sur 600 ont été vendues. «La super surprise, c’est qu’on s’est rendu compte que les gens venaient le soir même et voulaient payer plein pot pour soutenir le projet.» Au final 400 personnes sont au rendez-vous, dont beaucoup de proches du Foyer : collègues, famille, pensionnaires. Ce soir-là, pensionnaires et éducateurs gèrent tout sauf la musique : de l’accueil à la sécurité en passant par le catering, avec un accès backstage privilégié. De l’avis de tous, la soirée est réussie!

Bousculer les codes

Le samedi suivant, l’association poursuit sa collecte de fonds pour partir à New-York avec une vente de frites organisée à Mondeville dans le cadre du festival d’arts de la rue Plateaux éphémères. En une matinée il faut éplucher 300 kilos de patates, et tout le monde s’y met, même le directeur Pascal Crété ! Ça fait 700 euros de plus pour le projet, et un partenariat durable qui se monte, puisque chaque année le Foyer revient vendre ses frites.

Photo : Foyer Léone Richet

Puis les choses s’enchaînent tellement vite que même Pierre a du mal à se remémorer toutes les étapes. Ainsi, dans ses souvenirs, mettre en place un financement participatif s’est fait en un claquement de doigts. «Le projet New-York a bousculé les codes de la manière qu’on avait de travailler ici», estime-t-il. Sur la plateforme Ulule, le titre du projet est évocateur : «un rêve fou».

Le groupe de ceux et celles qui vont partir se constitue. Ce seront neuf pensionnaires et quatre accompagnateurs. Ceux qui se sont beaucoup investis dans le projet et ceux qui n’ont jamais eu la chance de faire un tel voyage. Il a fallu pousser certains, comme Patricia ou Amélie, pour qu’ils acceptent. «J’avais peur de l’inconnu», avoue cette dernière, arrivée alors depuis peu à l’internat. Le budget se précise aussi : entre l’avion, l’hôtel, les visites… le voyage coûtera plus de 15000 €. En plus des actions collectives qu’ils ont menés, les pensionnaires ont épargné chacun 400€ depuis le début du projet.

Montrer patte blanche

Le décollage est alors imminent. C’est la compagnie Air France qui est choisie, sans escale. Ça permet à tous d’être en confiance, notamment les pensionnaires, pour un vol de 8h30. Plus que l’angoisse de l’avion, c’est la question administrative de l’entrée sur le territoire américain qui crée des sueurs froides aux éducateurs. En remplissant les autorisations de voyage pour les États-Unis, ils découvrent que la «maladiementale» rend obligatoire l’attribution d’un visa, même pour un séjour touristique. Ils prennent alors contact avec l’ambassade pour connaître la marche à suivre.

Annie et les neuf pensionnaires sont convoqués à l’ambassade américaine à Paris. «C’était stressant, ils nous ont interrogés, il fallait qu’ils fouillent nos sacs», se rappelle Thibault comme si c’était hier. Vincent se souvient qu’il a dû repasser plusieurs fois sous le portique de sécurité avant de trouver enfin pourquoi ça sonne.

«Soit ils étaient d’accord avec notre projet, soit ils nous disaient non», résume Annie. «Est-ce que le foyer est solvable ? Qu’est-ce qu’on fait en cas d’hospitalisation ? Il a fallu montrer patte blanche sur toute la ligne.» Après ce rendez-vous à l’ambassade et une attente insoutenable, les visas sont finalement accordés. «Ça a permis qu’après, à l’arrivée, on passe comme des fleurs.»

À l’aéroport, le groupe bénéficie d’un accueil privilégié : file prioritaire, guichet réservé … une simple formalité et un soulagement psychique pour tout le monde. Installés dans leur auberge de jeunesse à Chinatown et une fois le décalage horaire absorbé, les pensionnaires profitent d’un séjour new-yorkais idyllique. Footing à Central Park, coucher de soleil depuis le toit de l’Empire State Building, shopping à Time Square : toutes les cases de la carte postale sont cochées. Les yeux des participants au voyage brillent encore à l’évocation de ces souvenirs.

Quartier libre

Évidemment, pour des personnes dont la psychose rend parfois la confrontation avec l’extérieur difficile, l’expérience est impressionnante. Amélie est éberluée par «la taille des rues», Patricia trouve que quand-même «le métro, c’est spécial», et Thibault a du mal à franchir les tourniquets. «Des fois, franchir une frontière, ça leur permet de se dépasser», explique Annie, l’infirmière. Dans ce voyage, elle n’a d’ailleurs «jamais eu peur d’en perdre un». Tout ça parce que tous faisaient «attention les uns aux autres», indique Pierre.

«Des fois, franchir une frontière ça leur permet de se dépasser»

Le dernier jour de cette semaine new-yorkaise, les éducateurs jouent tout de même à se faire peur. À la demande générale, le groupe retourne à Time Square, qu’ils ont tous adoré. Quartier libre est donné pendant une heure aux pensionnaires. Au moment de se retrouver, Pierre réalise que juste à côté du point de rendez-vous, un ring éphémère a été monté, où se déroule un tournoi entre des lutteurs américains et cubains. La densité de la foule et les clameurs du public font monter le stress de l’éducateur. Mais la bonne étoile des voyageurs caennais est toujours là, et ils se retrouvent comme prévu. Encore une fois, pas un ne manque à l’appel.

Au retour en France, le quotidien prend vite le dessus. Avec les centaines de photos prises et les heures de vidéo tournées, aucun album n’a d’ailleurs été réalisé, ni aucun film monté. Pierre est désormais pleinement intégré dans l’équipe des éducateurs. Il sait néanmoins que son travail, «ça va pas être tout le temps un voyage à New York». Annie est heureuse d’avoir pu mener jusqu’au bout ce projet quelques années à peine avant de partir en retraite. «Ça a fait du bien à toute l’institution. » Pour les pensionnaires, ce sont des souvenirs qui resteront, des liens particuliers créés entre eux et avec les éducateurs. C’est aussi la preuve, comme le dit très poétiquement Thibault, que «New-York, ça existe vraiment !»

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