Mai 2021

Excellents apprentis, mais pas dans les petits papiers

Raphaël Pasquier (texte), Emmanuel Blivet (photos)

Dans la salle des profs de l’atelier de chaudronnerie, c’est l’heure de la pause café, en attendant que les terminales reviennent de leur cours de sport. À la simple évocation du prénom de Souleymane [le prénom a été modifié], de larges sourires se dessinent sur le visage des formateurs du lycée Jules Verne à Mondeville. Stéphane, qui l’a eu en CAP, salue la belle progression du jeune ivoirien depuis le début de son apprentissage. Le référent des bac pro, Denis, ne tarit pas non plus d’éloges à son sujet. Parmi les qualités du jeune homme de 21 ans, tous citent sa bonne humeur, avant d’ajouter immédiatement qu’il ne s’agit que d’une façade chez un garçon très inquiet.

«Ils sont super : volontaires, impliqués, bosseurs. Ils ont tout pour réussir, mais pour des raisons administratives ils se retrouvent face à un mur.»

Dans la classe de Souleymane, 6 élèves sur 32 sont sans-papiers. Denis a beaucoup d’affection pour ces apprentis venus d’ailleurs. «Ils sont super : volontaires, impliqués, bosseurs. Ils ont tout pour réussir, mais pour des raisons administratives, ils se retrouvent face à un mur.» Avec les autres profs, ils sont obligés de prendre en compte cet aspect du parcours des élèves, car ils sont censés les accompagner pour mener au mieux leurs projets professionnel et personnel.

Désillusions administratives

Ce coup d’arrêt brutal pour un jeune dans son parcours d’intégration a un nom : OQTF, pour obligation de quitter le territoire français, sous 30 jours. Souleymane a reçu la sienne par courrier de la préfecture de la Manche le 10 mars 2020. Il était pourtant inscrit dans un CFA et un patron de Cérences, à côté de Granville, avait signé son contrat d’alternance. C’est la sidération pour l’apprenti chaudronnier. «C’est pas possible ! Qu’est ce qu’il s’est passé ? Ils m’ont dit que je remplissais pas les conditions pour avoir un titre de séjour. Ils me disent que mes parents pourraient m’aider à repartir en Côte d’Ivoire.»

Quel titre de séjour pour les mineurs étrangers isolés à leur majorité ?

Ces conditions sont définies par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) et précisées par la circulaire dite Valls du 28 novembre 2012 relative à l’admission exceptionnelle au séjour des étrangers en situation irrégulière.

Ces titres de séjour sont attribués aux mineurs non européens confiés à l’ASE. Ils peuvent prétendre à une carte vie privée et familiale s’ils ont été pris en charge avant leurs 16 ans. S’ils ont été recueillis entre 16 et 18 ans, ils peuvent prétendre à une carte salarié, travailleur temporaire, ou étudiant, mais à titre exceptionnel et non automatique.

Dans tous les cas, la situation est examinée de façon individuelle par le préfet en tenant compte de la formation suivie par le jeune, de la nature des liens avec la famille restée dans le pays d’origine, et de l’avis de la structure d’accueil sur son insertion.

Plus d’infos sur cet article du site Service-Public.fr

Sur le plan administratif, cette désillusion n’est hélas pas la première pour Souleymane. Il y a d’abord eu l’échec de la prise en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) en 2017. En avril de cette année là, Souleymane arrive en France après un périple durant lequel il a traversé le Burkina, le Niger, la Libye puis l’Italie. Il tente d’abord sa chance à Angers, où «on accepte vite les mineurs». Sa demande est refusée parce qu’il n’est pas en possession de ses documents d’identité originaux.

Direction cette fois le Calvados. Hébergé chez un ami en périphérie de Caen, Souleymane est ensuite logé à l’hôtel par France Terre d’Asile. L’entretien au Conseil Départemental pour évaluer sa situation se passe mal. Pas encore au fait des codes relationnels français, il échange avec son interlocuteur la tête baissée, sans le regarder en face. La discussion achoppe aussi d’après lui sur un malentendu concernant quelques jours passés à Paris durant sa mise à l’abri à l’hôtel à Caen. S’il est compliqué de restituer l’échange, le résultat est clair : il n’est pas reconnu mineur, donc pas pris en charge par l’ASE.

Des familles accueillantes

À l’entendre, le jeune ivoirien prend aujourd’hui ces péripéties avec beaucoup de recul. «Ce n’était pas ma chance… Il y a une autre chance qui me guidait : celle de rencontrer ces gens. Il y a une quinzaine de familles qui m’ont accueilli ici à Caen.» Après de nombreuses nuits passées en hébergement d’urgence via le 115, Souleymane est rentré en contact avec le Réseau d’accueil solidaire des exilés (RASE). Plusieurs familles et personnes de ce collectif l’ont alors logé à tour de rôle pour une nuit, un week-end, une semaine…

« Il y a une autre chance qui me guidait : celle de rencontrer ces gens. »

En août 2017, Anne et Jean-Jacques sont les premiers à proposer une chambre à Souleymane, quelques semaines, dans leur maison de Luc-sur-Mer. Scolarisé dès la rentrée, il dort en semaine à l’internat du lycée et passe les week-end au 115. De temps en temps il retourne dans des familles mais ne veut pas s’imposer. Aux vacances de Noël, il se retrouve chez Danièle à Maizières, une petite commune rurale à 30 kilomètres au sud de Caen.

Enseignante à la retraite âgée aujourd’hui de 77 ans, Danièle se souvient de l’arrivée de Souleymane dans la grande maison en pierres qu’elle habitait seule jusque là. «Un pur hasard». Elle apprend via une amie que le RASE cherche quelqu’un pour accueillir trois jeunes, que la fameuse Anne de Luc-sur-Mer ne peut pas loger pour cause de réunion familiale impromptue. Elle répond sans hésitation : «Ici il y a de la place s’ils veulent venir ils peuvent. Mais c’est de la pleine cambrousse donc faut déjà aimer.»

Danièle, une deuxième mère

Les trois jeunes passent une semaine chez Danièle. «On a eu un coup de cœur, Souleymane et moi.» Les deux autres n’auront pas l’occasion de revenir à Maizières. Lui est resté. «Ici il a un étage, une salle de bain, une télé, un canapé pour lui. Il préfère venir là, ce qui est normal.» Le jeune ivoirien n’hésite pas en contrepartie à rendre service : bricoler, jardiner, ou encore nourrir l’âne de la propriété. Le jour de notre visite, on le retrouve en compagnie de David, un voisin bricoleur. Ils rénovent la maison d’à côté que la retraitée vient de remettre en location.

Danièle et ses proches ont développé au fil des années une grande affection pour Souleymane. «Il fait l’admiration de tout le monde. Tous les copains qui le connaissent sont sidérés et voudraient tous avoir un gamin comme ça.» L’ancienne directrice d’école l’a embarqué au cinéma où elle est bénévole, lui a donné le goût de la lecture, et aussi celui de la gastronomie française. Elle en apprend chaque jour sur son protégé. Comme l’autre jour où elle a découvert que s’il parlait aussi bien français, c’est parce qu’il avait suivi à son arrivée dans le Calvados les cours prodigués par trois associations différentes.

Un jour, Danièle et Souleymane sont à table, quand elle lui évoque la solution de l’adopter. Une adoption simple, parce que même s’ils sont extrêmement pauvres et à des milliers de kilomètres, Souleymane a encore ses parents. «Ça ne lui donnerait rien pour son titre de séjour, mais au moins, ça marque un lien», explique la septuagénaire. «Si elle n’était pas là, je ne serais pas resté en Normandie», affirme de son côté le jeune homme.

Pas de récépissé, pas de boulot

Lorsqu’il est arrivé en France, Souleymane imaginait percer dans le football. Il a joué pendant un mois au club de la Maladrerie Omni Sport, à Caen, avant de laisser tomber. Ça devenait trop compliqué d’aller aux entraînements alors qu’il n’avait pas de domicile fixe. Aujourd’hui, il joue de temps en temps avec des amis, pour le plaisir. Et côté professionnel, il se concentre plutôt sur le métier de chaudronnier, qu’il apprend depuis bientôt quatre ans.

«J’ai vu comment vous travaillez, je vous prends.»

Le patron du fabricant de citernes

Quand l’apprenti obtient son CAP en 2019, il est déjà majeur. Au vu de sa situation administrative, la conseillère d’orientation l’oriente vers un bac pro en alternance, afin de faciliter ses démarches. Il trouve rapidement un CFA et une entreprise prête à l’accueillir : un fabricant de citernes à Cérences, près de Granville. Après une journée d’essai, le patron lui annonce : «J’ai vu comment vous travaillez, je vous prends.» Dans la foulée, «le contrat était signé par l’entreprise et par la CCI (chambre de commerce et d’industrie, ndlr)», insiste Souleymane.

Le montage de dossiers se remet en route pour le jeune ivoirien. Mal renseigné, il s’adresse d’abord à la Préfecture du Calvados, avant de se tourner vers celle de la Manche, concernée en l’occurrence par sa demande de titre de séjour. Accompagné par Karen, une travailleuse sociale membre du RASE, il est reçu de façon «très accueillante» par le bureau des migrations et de l’intégration.

Retour au lycée

Les mois passent, la rentrée scolaire arrive, et Souleymane attend toujours le récépissé consécutif à sa demande. Seul ce document lui permettrait de commencer à travailler et d’avoir des aides au logement. Il peut seulement démarrer les études au CFA, mais doit s’acquitter pour cela de 112 euros par semaine, et se retrouve désœuvré une semaine sur deux quand ses camarades sont au travail. Dépité, il retourne suivre son bac pro au lycée Jules Verne. À défaut d’alternance, il continue ainsi de suivre des stages en entreprise.

Majeur et sans titre de séjour, Souleymane reçoit finalement une OQTF en mars 2020. Aujourd’hui il peut être reconduit de force à la frontière après un simple contrôle d’identité. Cela n’empêche cependant pas Souleymane de continuer sa scolarité, dans un établissement qui est pour lui comme une seconde famille. Jusqu’à récemment il était tout à la fois délégué de classe, délégué de l’internat, délégué au conseil de vie lycéenne. «C’était super. Je me suis vraiment investi, j’ai rencontré plein de gens : les profs, les CPE… Tout le monde me connaît au lycée !»

À l’atelier de chaudronnerie où les terminale passent six à sept heures par semaine, Denis nous explique que ses élèves n’ont en général aucun mal à trouver un boulot. Les meilleurs sont même démarchés avant leur diplôme par les entreprises. Souleymane fait plutôt partie de ceux-là. Ses derniers stages se sont très bien déroulés, et une spécialité commence à se dessiner : il préfère travailler l’aluminium par rapport à l’acier.

Repartir en Côte d’Ivoire ?

Mais au fond, peu importe le matériau utiliser, la priorité de notre apprenti chaudronnier c’est de pouvoir travailler. Pour tenter de changer la position de la préfecture, Souleymane a obtenu des lettres de soutien de plusieurs députés : Laurence Dumont dans le Calvados ; Bertrand Sorre, Stéphane Travert et Sonia Krimi dans la Manche. Le patron de l’entreprise de citernes a pour sa part établi une nouvelle promesse d’embauche.

« Je ne vais pas passer ma vie a obtenir des diplômes et à ne rien faire ! »

Avec le bac en poche et s’il obtient le récépissé de la préfecture, le jeune ivoirien commencerait à travailler dès le 5 juillet. Dans le cas inverse, ça se complique. Il peut bien sûr continuer ses études : mention complémentaire, puis BTS. Et après ? «Je ne vais pas passer ma vie a obtenir des diplômes et et à ne rien faire !» La mort dans l’âme, il «envisage» ou plutôt «anticipe» un potentiel retour en Côte d’Ivoire.

Son entourage n’est pas prêt à le laisser tomber, assure Danièle. «On ira jusqu’au boutde ce qu’on est capable de faire.» «Même si c’est très dur» ils préparent avec lui ce possible retour. Ils envisagent aussi d’autres solutions : «On arrête pas de lui dire qu’il faut qu’il se marie avec une Française.» Pour l’instant, il n’a présenté personne à celle qui est aujourd’hui comme sa deuxième mère.

?>