Lundi 20 septembre, Emmanuel Macron a demandé « pardon », au nom de la France, aux Harkis, ces anciens combattants algériens ayant servi l’armée française pendant la guerre d’Algérie. En 1962, une partie d’entre eux sont arrivés en France ; certains sont passés par des camps de transit dans le sud de la France. Entre 60 000 et 80 000 Harkis restés en Algérie ont été arrêtés, torturés, assassinés. En Normandie, les familles de Harkis se sont retrouvées à Flers, à la cité du Pont-Féron.
Cette histoire, Alice Zeniter la raconte dans son roman L’art de perdre, paru en 2017. Marylène Carre a rencontré l’écrivaine en 2018 pour la revue Michel.
Dans L’art de perdre, Naïma, petite fille de harki, part en quête d’une histoire familiale qui ne lui a jamais été racontée. Comme elle, vous êtes petite-fille de harki, vous avez grandi en Normandie. Pourquoi n’avoir pas écrit ce roman à la première personne?
Au départ, je ne savais pas si je voulais écrire à la première ou à la troisième personne. C’est en avançant dans l’écriture que j’ai eu envie que Naïma soit un personnage. Moi je suis l’écrivaine, le maître des marionnettes. Naïma est proche de moi; le monde dans lequel elle a grandi est le mien. Mais je n’aime pas l’idée qu’elle soit mon double. Elle est plutôt mon cheval de Troie, qui me sert à traverser l’histoire, à faire passer dans les coulisses mon cheminement. Ma famille fait partie de la documentation, mais ce n’est pas une enquête sur elle. Le père et le grand-père, Hamid et Ali, sont des personnages fictifs nés d’histoires rencontrées et de bribes familiales. Je n’aurais pas voulu avoir à rendre des comptes à une version du récit familial, ou à des faits déterrés minutieusement par une enquête. J’ai besoin que l’écriture puisse m’emmener là où j’ai décidé. Cette liberté que laisse la fiction est très précieuse.
« Occuper un lieu n’est pas l’habiter »
Dans L’Art de perdre, Alice Zeniter décrit la cité HLM du Pont-Féron à Flers, construite au milieu des années 1960 pour loger des familles de Harkis. Déplacés d’un camp à un autre depuis leur arrivée en France, Ali et les siens peuvent enfin s’établir quelque part. Mais ce «quelque part», avec son architecture froide et rigide, ses espaces privatifs copiés sur le modèle bourgeois, leur impose un mode de vie qui n’est pas le leur. Parce qu’ils ne savent pas comment habiter ces lieux, par peur de ne pas être de «bons Français», ils deviennent les cibles favorites des démarcheurs à domicile, qui sauront les convaincre de l’utilité d’avoir une armoire normande au milieu du salon, même quand on y vit à huit…
Ce mobilier moderne, inadapté voire inutile, cohabite avec les vrais et faux souvenirs de cet ailleurs perdu qu’est le pays d’avant. C’est de cette Algérie contenue dans les quatre murs d’un appartement HLM de Normandie qu’a hérité la narratrice.
Qu’est ce qui a déclenché le besoin de retrouver cette histoire et d’en écrire un livre ?
Pendant longtemps, le livre commençait par la définition du mot «harki» dans le Larousse: «Harki n.m. Militaire servant dans une harka. Harki n. et adj. Membre de la famille d’un harki ou descendant d’un harki.» J’ai été élevée dans un immense respect du dictionnaire. Or celui-ci m’assigne une résidence et une identité. Il marque au fer rouge un homme et tous ses descendants. Qu’est-ce qu’un terme qui se transmet par la naissance ? Ce livre est le récit de mon premier combat contre le dictionnaire.
Qu’il y a-t-il à oublier d’un pays qu’on n’a jamais connu?
Plus tard, j’ai réalisé qu’autour de moi, des gens qui n’avaient aucun lien avec l’Algérie en savaient plus que moi sur le sujet. J’étais bloquée par l’idée que la transmission devait passer par la famille: si on ne parlait pas de cette histoire chez moi, c’est donc qu’elle était perdue. Dans L’Art de perdre, je raconte cette anecdote où Mohamed, un oncle de Naïma, reproche à la jeune fille et à ses cousines d’être comme «ces filles dans les grandes villes qui portent des pantalons, fument, boivent se conduisent comme des putes. Elles ont oublié d’où elles viennent». Cette phrase m’agace et m’amuse. Qu’il y a-t-il à oublier d’un pays qu’on n’a jamais connu? Comment un pays perdu peut-il devenir un pays manquant?
J’ai 20 ans quand naissent ces interrogations. La seconde génération d’immigrés à laquelle j’appartiens semble saisie d’une sorte de «compét’ d’algérianité»: c’est à qui sera le plus Algérienet saura retrouver ses racines. À 25 ans, je réalise mon premier voyage en Algérie. J’ai envie de savoir, mais savoir quoi? Connaître l’Histoireou connaître mon histoire ? Une histoire qui pourrait être celle de mon grand-père et qui viendrait combler le silence qu’il a laissé? Il est mort avant que j’aie pu lui demander pourquoi l’Histoire avait fait de lui un harki. Yema, qui est le surnom de ma grand-mère (et la grand-mère du roman), aurait peut-être pu me répondre, mais dans une langue que je ne comprends pas. Mon père ne parle plus de l’Algérie de son enfance. Comment faire ressurgir une histoire du silence?
«Quand on est réduit à chercher sur Wikipédia des renseignements sur un pays dont on est censé être originaire, c’est peut-être qu’il y a un problème.»
« Arrivée à Flers. Quitter les camps de harkis pour une vraie maison, un «foyer-pour-de-bon» dans un endroit encore inconnu.
C’est où?
Flers.
Personne n’a entendu parler de cette ville. Le directeur écrit le nom sur un morceau de papier. Un homme reconnaît la dernière lettre: c’est la même qu’à la fin de Paris. D’une certaine manière, ça les rassure. Ils ont l’impression qu’ils se rendent dans un petit Paris, ils trouvent que le «s» à la fin est un gage d’élégance et de développement.(…)
La ville a construit pour les harkis plusieurs barres de logements HLM, à la périphérie de l’agglomération, là où s’étendra quelques années plus tard la fierté locale: le plus grand hypermarché Leclerc de France. Mais pour l’instant, il n’y a que ces barres blanches et grises, toutes identiques. C’est un paysage dessiné à la règle, à grands traits logiques: angles et arrêtes des bâtiments, démarcation entre les dalles des plafonds, les rouleaux de lino au sol, lignes des rampes, froides sous la main, qui traversent la cage d’escalier. Il n’y a pas de repos, pas de répit dans ce monde d’équerres (…).
Quand le car dépose les familles dans leur nouveau quartier, il pleut. C’est triste à mourir.
Devant le bâtiment B, la famille s’arrête: pas un n’ose tirer la lourde porte. Les petits posent leurs doigts sur la vitre et y laissent des ronds graisseux. Yema retient son souffle, déçue par le gris, effrayée par les angles, perturbée par le sas au pied de cet immeuble qui se referme deux fois. Ali s’arrache un sourire et dit:
– On va être bien ici. On va vivre comme les Français. Il n’y aura plus de différence entre eux et nous. Vous verrez.
Les jours qui suivent leur arrivée, elle déplace plusieurs fois les quelques objets d’Algérie qu’ils ont apportés. Elle les éparpille sur la table, les range dans un placard, les aligne au pied du lit. Elle ne trouve pas de place pour ce peu. Il détonne dans l’appartement nouveau, il devient étranger. (…) Ces choses qu’ils pensaient chérir toute leur vie comme des amulettes qui condenseraient l’Algérie et leur existence passée, ils les abandonnent peu à peu, les repoussent au fond d’un tiroir, gênés, irrités, et il n’y a plus que les enfants pour les sortir, les admirer et jouer comme s’il s’agissait des pièces détachées d’un vaisseau spatial qui se serait écrasé chez eux, porteur d’une civilisation radicalement éloignée. Malgré toute leur bonne volonté, Ali et Yema n’habitent pas l’appartement, ils l’occupent. »
Extraits de L’art de perdre d’Alice Zeniter
Les autres éléments déclencheurs sont liés à l’écriture. En 2013, j’ai appris l’existence des camps de transit des harkis, lors d’une résidence d’auteur à Manosque. J’ignorais cette histoire. Mon père avait pris l’habitude de répéter: «Quand on est arrivés en France, on est restés quelques mois dans le sud». Pour moi, le sud, ça évoquait la douceur de vivre, pas les camps. J’avais 27 ans et je découvrais ce qu’avaient été le camp de Rivesaltes et le hameau forestier du Logis d’Anne où avait vécue ma famille. J’ai été absolument atterrée, à la fois par ce que je découvrais et par le fait de le découvrir seulement maintenant.
Sur la question de la forme, le plus simple aurait été d’écrire une enquête, instruite par Naïma. Mais une fois de plus, cela supposait que les personnages d’Ali et Hamid allaient être jugés à posteriori, assignés à un rôle historique. La découverte deSauve qui peut la vie de Nicole Lapierre, m’a donné la clé: il fallait écrire une histoire de l’immigration comme on a écrit l’Odyssée. En trois parties, relatant l’histoire des trois générations successives d’une famille kabyle, entre l’Algérie et la France. Chaque personnage est raconté à la troisième personne et ignore ce qui s’est passé (ou se passera) dans les autres parties du livre. Il importe que l’histoire ne soit pas racontée par les autres. Bourdieu écrivait: «Il n’est pas de famille qui ne soit le lieu d’un conflit de civilisation». Chaque génération porte en lui une civilisation, une société, une manière de penser qui parfois ne sont plus conciliables.
Une saga sur trois générations
Ali, le grand-père, est un paysan kabyle enrichi, patriarche bientôt déchu d’une famille qui comptera dix enfants. À la fin des années 1950, il commet l’erreur de penser que l’autorité coloniale ne peut être défaite. Sans prendre parti pour les Français, l’ancien combattant refuse de rallier le FLN pour des raisons de justice et de morale. À l’approche de l’indépendance, il n’a d’autre choix que de fuir en abandonnant tout. L’Histoire fait de lui un «harki».
Le fils aîné d’Ali, Hamid, a neuf ans lorsqu’il arrive en France à l’été 1962. Les harkis n’ont plus de pays; la France les accueille comme des parias. On suit Ali et les siens «parqués» dans les camps de transit hâtivement mis en place: les barbelés, les tentes, les conditions de vie épouvantable, l’interdiction de circuler, le travail forcé. Puis ce sera l’installation définitive dans la cité du Pont-Féron, près de Flers (Orne). Hamid est le premier de la famille à vouloir «se réinventer». Il part pour Paris, ne veut pas entendre parler du passé, fait des études, rencontre Clarisse et devient père.
Naïma, sa fille, ignore tout de cette odyssée familiale et ne s’en soucie guère. Jeune femme libérée, elle travaille dans une galerie d’art branchée. Quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire qui jamais ne lui a été racontée ? Mais la crise identitaire qui frappe la France la renvoie malgré elle à ses origines. Quand son patron et amant l’envoie en Algérie pour exhumer les œuvres d’un artiste kabyle, elle plonge dans l’histoire de sa famille, retourne au village de ses ancêtres. Et découvre ses « racines ».
Dans L’Art de perdre, le père, Hamid, refuse d’être déterminé par ses origines: «Mes racines sont ici. Je les ai déplacées avec moi. C’est des conneries ces histoires de racines. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes?» Que signifie avoir des racines?
Le mot racine est trop souvent associé à celui d’identité. Lier les deux est inquiétant. Les racines de la France seraient-elles blanches et chrétiennes? Nos racines ne sont pas nécessairement celles que nous ont transmises nos pères. Un pays n’est pas une réalité biologique, c’est une culture, un art, une histoire. Pour contrer le silence du père et du grand-père, Naïma s’est trouvé d’autres passeurs : des artistes, des écrivains, des historiens. On peut choisir ceux qui nous transmettent nos racines.
L’histoire de Naïma, comme la mienne, commence en Normandie. Quatre filles de Clarisse et Hamid qui jouent dans le jardin, des rues d’Alençon, des vacances dans le Cotentin. Son Algérieest une somme de composantes: son prénom, sa peau brune, ses cheveux noirs, les dimanches chez Yema dans l’appartement de Pont-Féron. Ce dont elle parle n’est pas l’Algérie, ce sont les marqueurs d’une immigration maghrébine en France dont elle représente la seconde génération. Son Algérie ressemble à l’intérieur d’un appartement HLM en Normandie, avec ses assiettes de cuivre sur les murs, son service à thé rutilant, la collection de couscoussiers, les dattes, la kesra, les gâteaux… L’autre Algérie, le pays, n’a commencé à exister pour elle que l’année de ses 29 ans.
« Sur l’écran s’affichent désormais les images de Shems (…).
– Tu voudrais y retourner Yema? demande soudain Naïma. Est-ce que tu voudrais que je t’emmène avec moi si j’y retourne?
– Oh benti benti…, murmure tristement Yema. Moi je voudrais mourir là-bas, c’est sûr. Mais aller comme ça? Pour les vacances, je connais plus personne.
Et elle marmonne quelque chose que Naïma ne comprend pas. Fatiha traduit:
– Elle dit: je ne vais pas rentrer chez moi et aller dormir à l’hôtel. »
Extraits de L’art de perdre d’Alice Zeniter
Qu’est ce que l’écriture du livre résout dans votre quête d’identité?
Des choses peuvent être résolues par la connaissance. Plus j’avançais dans l’écriture, plus je comprenais que connaître son histoire, quelle qu’elle soit, fait partie des droits inaliénables de l’individu. Pour refuser d’être déterminé par une histoire, il faut d’abord la connaître. Chacun a un droit à l’histoire. Les harkis n’en n’ont pas.
Enfant, j’ignorais pourquoi on n’allait pas en Algérie. On ne m’a légué que des silences. Quand je suis partie là-bas, j’ai eu le sentiment de briser la malédiction et, en écrivant ce livre, de faire une partie du boulot, au moinsde ne plus avoir cette mauvaise conscience de ne pas savoir. Mais il reste des regrets, comme celui qu’on ne m’ait pas appris l’arabe. Et de la colère aussi.
Y a t-il une forme de combat dans votre livre?
Je me bats contre la confiscation du mot «harki» par l’extrême droite et le silence de certains livres d’histoire. En écrivant le roman d’une famille de harkis, je savais que je m’emparais d’un sujet préemptépar le mauvais bord politique, que cela l’avait rendu indicible pour moi, comme pour mon père. Durant la campagne présidentielle, un ami m’a dit en plaisantant que si Marine Le Pen était élue, j’obtiendrais des subventions pour écrire mon livre… Je ne pouvais pas parler de cette histoire, si elle devait servir le discours de l’extrême droite et de la colonisation. Il fallait sortir le sujet de son cadre politique préexistant. Et c’est fait, c’est un immense soulagement.
«Durant la campagne présidentielle, un ami m’a dit en plaisantant que si Marine Le Pen était élue, j’obtiendrais des subventions pour écrire mon livre… Le mot «harki» et l’histoire de ma famille ont été confisqués par l’extrême droite.»
C’est une question très politique et pourtant, le livre est plus que cela, une fresque humaine et sensible.
Un des pouvoirs de la littérature est de permettre l’empathie. Le roman dit: venez voir, venez vivre avec cette personne; il ne dit pas que c’était comme ça l’Algérie. La littérature invite à réfléchir, à repenser les mots. Mais pour que cette invitation soit ample, généreuse, et non excluante, il faut qu’elle se fasse sans rancœur ni amertume. J’ai de la colère, mais je n’ai pas de rancœur. Je n’ai d’autres revendications dans ce livre que la tendresse et l’humanité pour mes personnages.
Alice Zeniter
Née en 1986, Alice Zeniter grandit à Champfleur, dans la Sarthe. Elle commence à écrire très tôt; s’amusant, avec sa sœur, à corriger les romans dont elle n’aime pas la fin. À 16 ans, lycéenne à Marguerite de Navarre à Alençon, elle publie son premier roman, Deux moins un égal zéro. Pendant ses études de littérature et de théâtre à l’Ecole Nationale Supérieure et à la Sorbonne nouvelle, elle publie son second roman, Jusque dans nos bras (Albin Michel, 2010), met en scène des pièces de théâtre et voyage. Le succès de son troisième roman, Sombre dimanche (Albin Michel, 2013), prix du livre Inter 2013, la dispense des boulots alimentaires. Elle trouve ainsi le temps d’écrire, De qui aurais-je crainte? avec le photographe Raphaël Neal (édition du Bac en l’air), Juste avant l’Oubli (Flammarion), prix Renaudot des lycéens 2015, puis L’art de perdre en 2017, prix Goncourt des lycéens. Elle continue à mettre en scène et à écrire pour le théâtre au sein de sa compagnie L’Entente Cordiale. En 2020, elle publie Comme un empire dans un empire, son sixième roman.
Quels liens entretenez-vous avec la Normandie?
Le pays de mon enfance, c’est la Normandie, même si administrativement j’ai grandi dans la Sarthe. D’un côté ou de l’autre de cette frontière invisible, les vaches broutent l’herbe verte. La Normandie évoque les vacances dans le Cotentin, mes quatre grands-parents à Flers. Toute ma famille vit encore là-bas. À l’adolescence, j’ai voulu fuir la campagne normande le plus vite possible. J’ai gommé mon accent provincial en arrivant à Paris… ça m’a donné l’accent belge. J’ai cru que ça ne me rattraperait jamais. Mais j’habite aujourd’hui la campagne bretonne, dans un coin qui ressemble au Cotentin, avec des vaches. La Bretagne n’est qu’un prétexte pour ne pas revenir au point de départ. J’y retrouve les paysages de mon enfance, ceux que j’associe au bonheur et à la liberté et qui me sont plus familiers que les montagnes de Kabylie. La connaissance intime d’un endroit ne saute pas les générations.
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