Gérald est parti vivre en Ukraine il y a plus de vingt ans. Il y a fondé une famille, monté son entreprise. En quelques jours, sa vie a basculé. Il s’est réfugié en Normandie chez ses parents, avec sa femme, Daria et leurs trois enfants. En attendant de rentrer «chez lui».
«L’Ukraine, c’est la moitié de ma vie: des amis, une famille, des partenaires dans les affaires, un pays qui se développait avant la guerre. À présent, je pourrais décider de vivre et travailler en France, mais j’aurais l’impression de laisser derrière moi quelque chose d’inachevé.» Gérald Thomasset a quitté l’Ukraine le 27 mars, un mois après le début de l’offensive russe. Plus de 2 000 kilomètres parcourus d’une seule traite en voiture. Il est arrivé chez ses parents à Mont-en-Bessin, dans le Calvados, où sa femme, ukrainienne, et leurs trois enfants de cinq, dix et douze ans ans, s’étaient déjà réfugiés.
La moitié de sa vie commence en 1996, à 21 ans. Dans le cadre de ses études de commerce à Cergy – après une scolarité jusqu’à la prépa HEC à Caen – Gérald doit réaliser une année à l’étranger. Il rejoint l’université d’économie Plekhanov de Moscou et effectue son stage en Ukraine, dans une société d’import de matériaux de construction et de parfum. Peu après son retour en France, l’entreprise le rappelle pour lui proposer un poste. En 1999, Danone, qui ouvre une filiale en Ukraine, le recrute: il devient responsable commercial du groupe et ouvre plusieurs sites dans le pays. Mais en 2006, Danone décide de l’envoyer dans un autre pays. Il faut choisir: l’entreprise ou l’Ukraine. Gérald démissionne. Un an après, il rencontre sa femme, une Ukrainienne d’Odessa.
Fabriquer du foie gras en Ukraine
Début avril, la région de Kiev est reprise par les Ukrainiens. Des centaines de corps de civils sont retrouvés après le départ des troupes russes, notamment à Boutcha.
Un ami, spécialisé dans le commerce de produits gastronomiques français pour les restaurants de Kiev, lui propose de monter une entreprise. Ils partent en France étudier la fabrication du foie gras et reviennent en Ukraine implanter un élevage de canards au nord-est de Kiev, à Borodyenka. Ils ont leur propre abattoir et une petite unité de transformation. La production s’accroit et ils ouvrent une deuxième société de transformation de volaille, viande et lapins, à une trentaine de kilomètres plus loin, à Boutcha. Ils emploient 50 salariés et produisent 20 tonnes de viande par semaine, pour les grandes surfaces et les restaurants. Un chiffre d’affaires de trois millions d’euros annuels.
«Ça bombarde de partout, c’est la guerre. Qu’est ce qu’on va faire?»
Le 24 février 2022 à 6h du matin, Gérald reçoit un coup de téléphone de son partenaire ukrainien: «Ça bombarde de partout, c’est la guerre. Qu’est ce qu’on va faire?» Gérald raccroche, regarde les informations, sidéré. «Je savais que les forces russes étaient mobilisées depuis plusieurs jours. Mais les relations étaient tendues depuis huit ans. Une attaque de la Russie me semblait inenvisageable.» Avec sa femme, ils réveillent les enfants et leur expliquent calmement la situation. «On s’habille, on prend le petit déjeuner et à 9h, on entend une explosion. Impossible de savoir si ça se passe à 5 kilomètres ou à 500 mètres de la maison.» Les Russes viennent de bombarder l’aéroport militaire de Gostomel aux portes de la capitale ukrainienne. Toute la journée, la famille entend des bombardements, voit passer des avions, sans savoir s’ils sont russes ou ukrainiens. «Le soir même, on décide d’aller chez des amis, à dix kilomètres de là». Au même moment, 250 blindés russes pénètrent dans Boutcha. Ils sont partis de Biélorussie, ont traversé la zone interdite de Tchernobyl et s’apprêtent à s’emparer de la capitale.
16 000 canards lâchés en pleine nature
Le personnel resté sur place décrit à Gérald «des équipes spéciales avec du matériel très moderne, des quads, une armée suréquipée. On pensait que Kiev allait tomber très vite». Les camions de son entreprise, partis livrer, ont fait demi-tour. Il n’y a plus ni eau ni électricité. «Nous nous sommes retrouvés avec 8 tonnes de viande fraîche et près de 15 tonnes dans les congélateurs. Nous avons tout distribué à la population locale.» Les 16 000 canards sont soumis au même régime. Sans eau ni électricité, ils n’ont aucune chance de survie. «Nous avons proposé des canards à la population locale et puis, vient le moment où l’on ne peut plus leur donner ni à boire ni à manger. Alors on ouvre les portes des bâtiments. Dehors il y a un peu d’eau, un peu de neige, et advienne que pourra…», raconte Gérald, qui vient de perdre toute son entreprise.
L’apparence de l’ordinaire
Au huitième jour, Gérald prend conscience qu’il ne peut rester dans la zone avec sa famille. Partir, pendant qu’il en est encore temps. Partir, malgré les bombardements. Avec sa femme et ses trois enfants, ils prennent la voiture, un minimum de bagages et s’engagent vers l’ouest. Direction Lviv, près de la frontière polonaise, où un ami, agriculteur belge, pourra les accueillir. Le flot des réfugiés encombre les routes. Ils mettent 12 heures pour parcourir 200 kilomètres. Pourtant, «passé l’épicentre de la guerre autour de Kiev, je retrouvais le pays que je connaissais, l’apparence de l’ordinaire, une vie sans combat…»
L’ami belge a transformé sa fromagerie en dortoir et accueille plusieurs réfugiés de l’est. C’est là que Gérald apprend que son usine a été bombardée. «La maison, je ne sais pas. Je n’ai plus de nouvelles depuis deux semaines. Toute la zone est occupée.» À Lviv, il passe dix heures par jour accroché aux infos: les canaux officiels du gouvernement ukrainien, les groupes whatsapp des villages de la zone occupée, «quand le réseau passe», son personnel resté sur place, «sans électricité, sans rien». Au bout de 18 jours, ses salariés organisent un départ en convoi de cinq véhicules. Ils ont dealé leur passage au check-point russe. Mais quand ils y parviennent, ils entendent au talkie-walkie les ordres venus d’en-haut: «Détruisez moi tout ça.» Ils ont tout juste le temps de filer, essuyant des rafales de mitraillettes, et de découvrir sur la route les voitures écrasées par des chars, des cadavres…
«Même si la guerre s’arrêtait, on ne pouvait pas imaginer reprendre une vie normale rapidement.»
Alors que la solidarité s’organise partout en Europe, Gérald reçoit un appel d’un ami de Bar-le-Duc, dans la Meuse, qui l’avertit qu’il envoie deux bus en Ukraine pour évacuer des réfugiés. Il peut lui garder des places. «Ça a été le déclic. Vu les destructions chez nous, même si la guerre s’arrêtait, on ne pouvait pas imaginer reprendre une vie normale rapidement. Il fallait que mes enfants soient protégés et retournent à l’école. Ma femme parle français, mes enfants aussi, même si c’est plus difficile pour le dernier. Mes parents pouvaient les accueillir.» Le 15 mars, il conduit sa femme et ses enfants à la frontière polonaise. Ils voyagent en bus jusqu’à Bar-le-Duc, où un frère de Gérald les transporte jusqu’à Paris. Puis son père les ramène en Normandie. Au terme d’un périple de quatre jours, ils sont en sécurité. Gérald, de son côté, reste sur place. Il veut s’assurer que tout son personnel est évacué.
«À présent, je ne suis plus d’une grande utilité ici. J’ai envie de voir la famille, de rassurer tout le monde et de réfléchir à la suite. Je n’attends qu’une chose: reprendre la vie d’avant, quitte à repartir de zéro. La situation est difficile, mais comme tous les Ukrainiens, je reste optimiste pour l’avenir. Cela peut paraître naïf aujourd’hui. Mais quel que soit le rapport de force en face, les Ukrainiens sont chez eux et dans leur bon droit. Ils ont une foi chevillée au corps: défendre leur terre, leur famille et une nation libre et souveraine qui ne sera jamais soumise à la grande Russie. Ça fait longtemps que les Ukrainiens ne sont plus des homo-sapiens, malgré ce qu’en pense Poutine. Ils ont changé quatre fois de président quand la Russie a le même depuis 22 ans. Ce qui différencie la Russie de l’Ukraine, c’est que l’un est esclave quand l’autre est libre. L’offensive russe est vouée à l’échec. Même s’il parvient à occuper le pays, il ne fera pas de 44 millions d’hommes libres ses sujets.»
La famille, réfugiée en Normandie, reçoit le 4 avril des nouvelles de leur voisine en Ukraine, après des semaines sans nouvelles. Ils apprennent que leur maison a été « visitée » par les Russes, mais elle est intacte. L’usine de Gérald est endommagée mais pas détruite. Les troupes russes ont quitté la région de Kiev. Gérald et Daria songent déjà à rentrer.