Janvier 2023

Pédaler pour ne pas tomber

Lucille Derolez (texte) - Yannick Lecoeur (dessins)

Une obsession et un rêve d’enfance. Khadija, 52 ans, a appris à faire du vélo pour devenir plus libre, plus indépendante. Un changement dans son quotidien à Hérouville-Saint-Clair qui lui a redonné confiance et l’espoir de voler un peu plus loin.


Il n’y a plus de question à se poser quand Khadija prend la direction de la Maison du vélo à Caen. Depuis Hérouville, en une vingtaine de minutes, elle longe le canal de Caen à la Mer sur son deux-roues et arrive à destination : « Je n’ai même pas peur sur la route. Pour quelqu’un qui ignore que j’appris il y a quelques mois seulement… je me débrouille ! » Car pour Khadija, ce trajet aujourd’hui simple et banal, était loin de l’être il y a quelques années.

En février 2021, elle s’est lancée dans une grande aventure : rejoindre la vélo-école de la Maison du vélo et apprendre à faire du vélo. « Je n’ai dit à personne que je m’étais inscrite. J’ai gardé le secret : si j’y arriverai, je le dirai, sinon je n’en parlerai pas ! », se souvient celle qui a grandi à Kénitra, à quarante kilomètres de Rabat, la capitale du Maroc.


Durant son enfance, pas de « culture du vélo », ni de vélo à portée de main. Pourtant, c’est un rêve qu’elle a depuis toute petite. Une « obsession » pour Khadija qui ressent à chaque rencontre d’un cycliste, l’envie de poser ses mains sur le guidon, le temps de quelques minutes. De cette lubie, elle s’en amuse aujourd’hui : « Cela me fait rire quand j’y pense. Les gens qui me connaissaient, ils m’appelaient dès qu’il y avait un vélo pour que je vienne le toucher ! »

L’indépendance à deux-roues

Ce rêve, elle le réalise très vite, « je n’ai même pas fait les dix séances prévues ». Une matinée sur la draisienne – qui permet l’apprentissage de l’équilibre et le développement des réflexes, les pédales en moins – et Khadija est déjà sur le vélo la séance suivante. « A force de regarder les gens rouler, j’avais l’envie et c’est peut-être pour ça que je n’ai pas mis beaucoup de temps. Je me rappelais tous les moments où j’avais ce besoin de prendre le vélo et où je n’y arrivais pas. C’est une chose magnifique. », constate Khadija qui, tout de suite, annonce la grande nouvelle. Elle appelle ses proches et ses copines du Maroc. Elle leur dit ce qui lui est arrivé, ce cap qu’elle a osé franchir, seule, sans en parler à personne.


Thomas, moniteur-vélo depuis 10 ans à l’association Vélisol’, se souvient de la vitesse de Khadija, discrète mais déterminée, avec laquelle elle s’est lancée pour arpenter les rues caennaises et la voie verte, en dehors du circuit fermé de la Maison du vélo. « Souvent, les personnes vont mettre cinq ou six cours à passer au vélo, remarque-t-il, parce qu’ils ont cette peur de tomber et moins l’inconscience des enfants. Khadija s’y est mise vraiment, elle avait une faible estime d’elle à l’origine. »

La vie de Khadija change. Elle le perçoit très vite et très concrètement. Elle n’a plus besoin de demander à ses patrons de venir la chercher pour aller travailler sur les marchés. Elle ose sortir toute seule en virée sur les sentiers du bois de Lébisey à Hérouville. Et elle peut rendre visite plus facilement à sa sœur qui habite Laize-la-Ville, à douze kilomètres au sud de Caen.
Terminée la dépendance des horaires épars et irréguliers des Bus verts du département du Calvados. Terminés aussi les trajets qu’elle avait l’habitude de faire à pied. « Maintenant c’est quand je veux, je prends le vélo et je vais chez elle. C’est tellement beau sur le chemin, c’est la Suisse-normande là-bas ! »,se réjouit Khadija.

Un élan de liberté

Khadija sur son vélo est là où elle devait être, à l’aise et sans peur Même après un accident survenu quelques jours après ses débuts à la vélo-école. Elle se remémore encore ce moment de frayeur sur le chemin de Laize-la-Ville, sans l’omission d’un détail. « C’était un grand virage en descente. D’habitude je fais la descente en marchant. J’ai freiné mais mon frein ne marchait pas. Les voitures étaient au feu rouge, je me suis vue claquer avec une voiture, alors je suis sortie de la route et j’ai pris une piste cyclable qui était en travaux. Avec les pierres et la vitesse… bon, j’ai eu des petits bleus sur le visage », minimise Khadija qui rit de la situation qui ne l’a surtout pas freinée dans son élan de liberté. Dès le lendemain, elle s’est relancée sur un nouveau vélo.


Khadija a pris son envol et se sent plus libre. « Surtout le soir quand j’allais à la mosquée pendant le Ramadan en avril. C’était la nuit, le calme, j’étais toute seule, vraiment je sentais que je volais ! Si je pouvais faire la prière à ce moment-là, c’était grâce au vélo », reconnaît-elle, un peu émue. Parce que pour elle, pouvoir se déplacer aussi facilement, « c’est une grande chose », un but qu’elle s’est fixé et qui lui permet de prendre confiance en elle, en sa capacité à avancer. « Je voyais l’objectif très loin avant. Maintenant je me dis que pour d’autres projets, je peux y arriver, je peux avancer, je peux les réaliser. »

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