Ci-dessus : Médine, lors du gala de boxe de la Don’t Panik Team, le 4 mai 2024 à l’espace Simone-Veil au Havre. ©Marylène Carre
Médine, « el président »
Médine Zaouiche est déjà un rappeur reconnu (il a sorti son premier album en 2004, « 11 septembre récit du 11e jour ») quand il décide de « se remettre en forme » physiquement. Avec des copains, il pratique le MMA et le grappling, un dérivé de la lutte. Pour obtenir des créneaux dans les salles de sport, ils ont monté une petite association. Au cours d’un footing avec son père, Médine lui demande de venir faire un entrainement : « On a besoin de la méthode Doudou Zaouiche pour progresser. » Mais à l’époque, Abdelwahab s’est éloigné de la boxe et enchaine les marathons. « À chaque sortie, il remettait ça, raconte le père. J’en parle avec ma femme. Je me demandais ce qu’il faisait avec son association. » Il finit par accepter de faire un premier entrainement, puis un second, un troisième. Chaque fois, les participants sont plus nombreux, jusqu’à une cinquantaine dans le gymnase. Le grappling a disparu, la boxe anglaise a pris le dessus.
C’est l’son des cloches et des bruits dans le gymnase |
« Banco, on y va, concède le père. On crée un club en bonne et due forme. Je fais les démarches auprès de la Fédération Française de Boxe, du comité régional. On monte un bureau et on s’affilie en 2011. » Dans le bureau, il y a le père et ses deux fils : Médine, qui prend le rôle de président et Nahim, déjà impliqué dans les clips de Médine, qui va prendre en charge la communication. Leïa, la benjamine de la famille, aide son père dans les fichiers Excel. Djamila, la mère, ne veut « pas entendre parler de boxe à la maison » mais suit l’aventure familiale sans en perdre une miette. D’ailleurs tout a commencé dans une salle de boxe, il y a 47 ans. Djamila était la voisine de Gérard Susunaga, l’entraineur de l’Olympique Havrais. Les voisins sortaient ensemble à la salle. Après un combat, Doudou a demandé au père de Djamila l’autorisation d’aller boire un verre avec sa fille. « C’était un kabyle, on ne rigole pas avec les conventions », sourit Doudou.
En septembre dernier, quand Médine a démissionné du poste de président pour ses engagements artistiques et politiques (il s’affiche de plus en plus comme militant contre l’extrême-droite), « Madame Zaouiche » est devenue présidente.
Le club prend progressivement la relève de l’Olympique Havrais, qui s’arrête définitivement en 2018. La Don’t Panik Team est alors officiellement installée à La Pérouse. Le nom du club est le titre d’une chanson de Médine « qui raconte qu’il ne faut pas avoir peur de l’autre, de l’étranger ».
Don’t Panik, voici mon slogan |
Sur le logo, deux sacs de frappe se croisent comme deux épées, sous un poing levé, déjà associé au label du rappeur, symbole de la rage et du combat. Le rap en constitue la bande son originale. Les références à la boxe sont nombreuses dans les textes de Médine, très politiques. Ils dénoncent le racisme. Dans Saint-Modeste, il raconte un combat de son père dans les années 1980 : « Quand il boxait toujours en amateur. Le cri d’un homme dans la tribune nord : Un bon arabe est un arabe mort ». Et ils suggèrent l’idée d’une fierté maghrébine et noire retrouvée sur le ring : « C’est toujours ceux qui lèvent le poing avant la fin. T’envoient mordre la poussière », chante Médine dans Victory.
La Pérouse
Sur la porte extérieure, quelques lettres de l’ancienne annexe de la piscine municipale résistent. Le hall d’entrée et la cabine de caisse sont restés intacts. Mais dans les étages, les vestiaires n’accueillent plus de baigneurs mais des pratiquants de boxe anglaise et de kick-boxing, l’autre club résident du bâtiment municipal. Ambiance années 1960, du sol au plafond.
Au premier étage se trouve la salle de boxe : celle de l’Olympique Havrais à ses débuts et aujourd’hui de la Don’t Panik Team. Un ring d’un côté, des sacs et un mannequin de frappe (le fameux « bob » dans toutes les salles de boxe), un punching-ball, des miroirs. Pas de fenêtre dans le sanctuaire de la frappe, isolé du reste du monde. Sur les murs s’affiche un demi-siècle d’histoire de la boxe havraise. On y retrouve le jeune Doudou, coupe à la Mohammed Ali et blouson de cuir ; une pochette de vinyle de la bande originale de Rocky III, l’Œil du Tigre ; des photos d’équipe.
Une enceinte diffuse du rap ; l’entrainement commence : vingt gaillards, de toutes tailles, s’échauffent. Nahim, chronomètre en main, donne le tempo. Durant les deux heures que dure chaque séance en salle, les boxeurs répètent inlassablement les mêmes exercices selon un dosage finement ajusté : rounds de shadow-boxing devant la glace (coups portés à un adversaire imaginaire), travail au sac de frappe, saut à la corde, course dans les escaliers. Tous les participants vont de concert, en séquences de trois minutes séparées par un repos d’une minute, qui simulent la cadence du combat et synchronisent leurs ébats. À chaque cycle, les mêmes soufflements, gémissements étouffés, galop sur le carrelage, cliquetis métalliques des sacs de frappe, claquements mats des poings gantés. La température monte, les corps ruissellent de sueur.
Ils débordent de la salle, trop petite, dans les couloirs, les escaliers, les vestiaires. Je me suis posée dans un coin pour observer leur ballet, tandis qu’Emmanuel, notre photographe, se faufile entre eux. Certains portent un k-way malgré la chaleur, pour « faire le poids », c’est-à-dire arriver au poids réglementaire requis pour leur prochain combat. « Donnez-vous à fond ! Chacun le fait pour soi, pas pour moi », lance Nahim aux gars. Le corps devient machine, arme, qu’il faut huiler et entretenir.
Nahim, « the coach »
Nahim Zaouiche a grandi au Bois de Bléville. « C’est toujours mon quartier de cœur ». Avec Aly Soumaré, un copain du quartier, ils ont créé une association pour construire des projets avec les jeunes : Jeunesse BDB. Au printemps dernier avait lieu la quatrième édition de l’opération « Nettoie ta street ». Après quoi, une quinzaine de jeunes devait partir l’été en séjour éducatif dans le Lot-et-Garonne. Mais la préfecture et la ville ont stoppé les subventions. Jeunesse BDB a dû cesser ses activités.
Nahim prépare Adel avant son combat lors des championnats Elite de Normandie à Bayeux. 23 novembre 2024.
Championnats Elite de Normandie à Bayeux. Adel sera éliminé en quart de finale. « Pas suffisamment de cardio ». 23 novembre 2024.
Petit, Nahim a toujours accompagné son père dans les salles de boxe. Il fait la même chose avec ses deux garçons, de 10 et 5 ans. Il a passé un diplôme de logistique et comme son père, a travaillé sur le port, tout en tournant des clips pour son frère Médine. Au club, Nahim a d’abord été l’assistant coach de son père. Pour être dans les clous, ils ont passé tous les deux le diplôme d’entraineur délivré par la Fédération. Ils se partagent les séances : Nahim prépare les boxeurs amateurs à la compétition, les suit le week-end sur les meetings. Il intervient aussi auprès des détenus au Centre pénitentiaire du Havre. Doudou s’occupe de la boxe loisir et de la boxe féminine. L’ancien boxeur Eddine Kaddour, « l’ami de la famille », encadre les enfants en boxe éducative (sans coups portés).
Il y a deux ans, Nahim a passé son BPJEPS, qui permet de diriger une structure sportive, avec l’ambition de devenir salarié du club. Mais les maigres subventions ne le permettent pas encore. Après quelques années au RSA pour se consacrer au club, Nahim a dû se résoudre à reprendre un boulot.
Le club compte 270 adhérents, mais seulement 165 licenciés. Car la licence, il faut la payer en plus. Pour ceux qui ne peuvent même pas payer l’adhésion, le club propose de payer en dix fois, vingt-cinq fois. Ou pas. C’est depuis toujours la politique de la maison : « accueillir tout le monde ». Sauf qu’aujourd’hui, la salle de la Pérouse ne peut accueillir plus de 20 boxeurs à la fois. Il faudrait abattre une cloison pour s’agrandir. En 2020, la nouvelle équipe municipale était venue prendre des mesures. « C’est faisable » avait-elle dit. Mais toujours pas fait. Alors le club doit multiplier les créneaux, midi et soir, chaque jour de la semaine, sur les deux sites de la Pérouse et la Mare Rouge.
Une école de la vie
D’après le rapport 2009 de l’observatoire national des zones urbaines sensibles, les clubs d’art martiaux et de sport de combat sont les organisations sportives les plus nombreuses au sein des 215 quartiers les plus difficiles. On fait appel aux clubs de boxe pour faire du social, pour que les jeunes « fassent un truc ». Les entraineurs eux-mêmes issus du quartier, souvent bénévoles, vont pallier le désengagement de l’État sur ces territoires.
« J’ai vu les gamins grandir avec le club et s’en sortir ensuite professionnellement. Parce qu’ils ont trouvé une stabilité et des valeurs : le respect, la discipline, l’abnégation, le travail, le sacrifice, énumère Nahim. On s’est rendu compte qu’on n’était pas seulement un club de sport. La boxe est un formidable outil de mixité. T’apprends à t’entendre avec les autres et à t’adapter. Tu vois tous les types de gens à la salle : des policiers, des jeunes de quartiers, des soudeurs et des chefs d’entreprise, des filles, des mecs, des juifs, des arabes… Apprendre à s’entendre, comprendre les gens, pourquoi ce mec-là il est comme ça. C’est une école de la vie en fin de compte. »
Sur le ring, Nahim a enfilé des « pattes d’ours » qu’il tend à son élève pour travailler les enchainements. A l’approche d’un match, le boxeur va enchainer trois à quatre reprises de sparring, un combat d’entrainement. « Le sparring, c’est comme une partie d’échec. Tu esquives, tu chasses les coups de l’adversaire, tu déjoues son attaque et tu frappes. » Je lui demande s’il ne craint pas de recevoir un vrai coup (d’autant qu’il a gardé ses lunettes de vue !), mais la question semble saugrenue. « Ils savent où ils visent. » Je me dis qu’il doit y avoir une grande confiance entre partenaires de sparring. La séance se termine, les corps sont épuisés et détendus. « Ils ont déchargé toutes leurs frustrations sur le sac de frappe et sur le ring. Une fois dehors, ils arrivent plus facilement à gérer les conflits, à s’entendre avec les autres, à avoir de bons rapports, sans se mettre en colère », poursuit Nahim. Son père m’a expliqué lui aussi que « quand tu te mets pour de bon à t’entrainer, tu tires le meilleur de toi-même. Et la boxe, elle te donne cette discipline. Une fois que tu l’as, tu peux l’emporter dans le monde extérieur et l’appliquer à tout ».
Amina, « l’ambassadrice »
Aux murs de la salle de boxe, dans le gymnase là-haut, dans les vestiaires, le portrait d’Amina Zidani est partout. Poings en position de garde, regard intense. Doudou se souvient de leur première rencontre en 2011, quelques mois après la création du club. « Un jour, une fille passe la porte dans son manteau kaki, les mains dans les poches : Il parait qu’on peut faire de la boxe ici, demande-t-elle. C’est quoi la compétition la plus importante ? »
Amina a grandi dans le quartier du Bois de Bléville. Elle a 18 ans. Elle a décroché de l’école. C’est en visionnant un reportage sur le légendaire Mohamed Ali, qu’elle découvre qu’il a une fille, Laila Ali, qui est également boxeuse. « Sa beauté et son charisme sur le ring m’ont donné envie de me lancer dans la boxe. ». Alors elle sonne à tous les clubs. Mais à 18 ans, il est trop tard pour commencer une carrière dans la boxe, s’entend-elle répondre. Sauf à la Don’t Panik. Au lieu de lui rire au nez, Doudou lui répond très sérieusement. « Très bien, alors on va se mettre au travail. »
Et ça commence dès le lendemain. Amina va s’entrainer avec des garçons, car il n’y a pas encore de filles au club. La boxe est le dernier sport autorisé aux femmes en France. C’est seulement en 1999 que la boxe féminine amateur entre dans la compétition et en 2012 que les boxeuses peuvent participer aux JO. 2012, c’est aussi l’année du premier combat pour Amina. L’année suivante, elle en enchaine quinze.
« Quand tu prends ta première niaque, ce n’est pas un loisir, ça devient un mode de vie. Qui donne envie de gagner, de me donner à fond dans tout ce que j’entreprends ».
Amina Zidani
Quatre ans plus tard, en 2016, elle est sacrée championne de France. L’année suivante, le club havrais organise les championnats de France de boxe féminine. Doudou sourit en se remémorant l’image d’Edouard Philippe, maire du Havre depuis 2010, et lui-même boxeur, sur le ring aux côtés de Médine. « La première et dernière fois qu’on l’a vu au club ».
Amina cumule six titres de championne de France. Elle rejoint l’équipe de France, mais sa « vraie famille », la Don’t Panik Team, lui manque. À Paris, elle finit par trouver un entraineur qui accepte qu’elle garde sa licence au club havrais. En 2023, elle décroche le titre de championne d’Europe aux Jeux européens de Cracovie, son ticket d’entrée pour les Jeux Olympiques. Et c’est avec les couleurs du petit club normand qu’elle part à Paris à l’été 2024.
Comme Médine, elle reste fidèle au club et à la ville. « Le Havre, j’y suis né, j’y vis, j’y meurs », chante le rappeur. Après sa qualification, Edouard Philippe s’est fendu d’une lettre de félicitations à la team. Amina ne décroche pas de médailles aux JO, mais son parcours inspire à jamais les jeunes femmes des quartiers. « Elle a envoyé plein de signaux positifs : que tout est possible, qu’il faut croire en soi et rester dans le droit chemin », estime Doudou.
Le gala de boxe
4 mai 2024. La Don’t Panik Team organise un gala de boxe à l’espace culturel Simone Veil, en plein centre du Havre. À l’époque de Susunaga, les galas de boxe avaient lieu salle Franklin, un ancien cercle ouvrier datant de 1875, qui abrite la Maison des syndicats. Mais Médine a voulu sortir la boxe du milieu ouvrier pour « la marier avec la culture. » Il a organisé des galas au Magic Mirrors et au Tetris, la scène de musiques actuelles. Et tant pis s’il faut faire venir un ring, le monter, reconfigurer la salle.
Le label de Médine, Din Records, est venu prêter main forte pour organiser la soirée, qui mobilise 60 bénévoles du club. DJ, projecteurs, enceintes. Amina Zidani, la marraine du gala, est là aussi. Les boxeurs arrivent de tout le grand ouest pour se confronter à la « team ». Je comprends que le gala de boxe est avant tout un spectacle, au cours duquel les boxeurs, quittant l’obscurité protectrice de la salle, entrent dans la lumière. Sur le ring, ils deviennent le point focal de l’action et de l’attention de tous. Ils se sont parés de noms de guerriers : La Quica en référence au tueur à gages d’Escobar, Drago, l’adversaire de Stallone dans Rocky IV, le boucher… Et puis il y a Pitch, une sorte de colosse en peluche, qui raconte que son surnom lui vient des potes du quartier, quand il raffolait de cette petite brioche au chocolat industrielle…
Avant l’entrée des guerriers dans l’arène, Médine monte sur scène pour interpréter La puissance du port du Havre, en duo avec le rappeur havrais Alivor.
Ma ville et moi en vrai on est les mêmes
Médine
On s’est fait bombarder pendant la guerre
On est pris pour les plus laids dans la presse
On vit entre le béton et la mer
Entre le patrimoine et les quartiers délabrés
Alivor, c’est aussi le mari de Leïa, la benjamine de la famille Zaouiche. Il joue actuellement dans le spectacle musical « La Haine », adapté du film éponyme par son réalisateur, Mathieu Kassovitz. Il y interprète le rôle de Hubert Koundé et chante le titre « L’4mour » de Médine : « On n’ouvre pas la porte du vivre-ensemble avec une clé d’étranglement (…). Ce sera jamais nous contre eux (…) faut qu’on brise le narratif que tout le monde retrouve ses esprits (…) on va tous finir par se « kill » alors j’ai plus qu’une chose à dire : L’amour »
Écoutez le gala de boxe :
« Que le ring parle ! », lance l’arbitre, chemise blanche, pantalon à pinces et nœud papillon. Dix combats s’enchainent au cours de la soirée qui se termine par un combat pro. Dans la salle, l’ambiance est familiale et joyeuse. Finie l’époque où la boxe, ce sport de racaille, n’attirait que les ouvriers et les dockers. Elle s’est ouverte aux femmes, aux cadres, aux bobos. Les élus, les sponsors, et les partenaires, tout le « réseau » de Médine, ont leur accès VIP. Au pied du ring, sur des chaises, il y a la génération de Doudou. Et dans la tribune, les gamins du Bois de Bléville, ceux que Nahim emmène en camp l’été et toutes les fans d’Amina. Toute la team et en regard, presque la ville. Entre le béton et la mer, la puissance du port du Havre.
Une artiste en résidence
De septembre 2023 à mars 2024, l’artiste plasticienne Esther Mégard a été accueillie en résidence au club de boxe Don’t Panik team dans le cadre d’une commande du Centre national des arts plastiques, avec le soutien de l’association nationale d’Education à l’image, L’Archipel des lucioles. Elle a réalisé un film d’animation « Sur le fil » associant broderie, image animée et documentaire sonore. En parallèle des ateliers de stop motion et de boxe ont été proposés à une classe de CM1 de l’école Henry Génestal au Havre, en partenariat avec Normandie Image et la ville du Havre. Voir leurs productions ici et là.
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